La chambre des quales
On ne peut supposer un être conscient à un moment donné sans supposer que son existence même est lié à un contenu de conscience total et particulier. C’est ce contenu que je désigne par le mot quale, terme latin à l’origine, utilisé par des philosophes anglo-saxons, et que je préfère franciser en lui donnant le pluriel de quales et non de qualia. Cela évitera ainsi qu’on fasse de moi un disciple d’une philosophie dite des qualia qui m’est étrangère. Que ce contenu de conscience soit purement qualitatif ou qu’il soit à la fois qualitatif et quantitatif, c’est l’objet d’un débat. J’écrivais dans le texte qui ouvre ce fil que les quales des sensations à l’étude desquels je me limite « ne se réfèrent pas seulement à leur qualité particulière mais à leur contenu affectif marqué quantitativement (un bruit est plus ou moins fort, une lumière plus ou moins vive) et affectivement (une sensation est plus ou moins plaisante ou plus ou moins douloureuse) ». Je laissais ainsi entendre que le concept de quantité était aussi lié à la notion de quale que le concept de qualité. Que ce concept soit effectivement essentiel ici, qu’il puisse être lié au concept d’énergie à travers la notion d’ « énergie psychique », c’est ce que la chambre des quales pourrait nous enseigner.
C’est une chambre close. Une caméra ou un judas vitré permet d’y avoir un œil et d’observer le patient qui s’y trouve. On peut également l’entendre comme on peut lui parler. Un écran permet en plus d’afficher des messages. Les conditions qui règnent dans la chambre, l’environnement qui affecte le système sensoriel du patient est commandé de l’extérieur. Le patient indique ce qu’il ressent et dispose d’une manette qu’il doit pousser en fonction de son sentiment selon la consigne donnée. La porte est verrouillée mais elle peut s’ouvrir de l’intérieur à condition de forcer sur le levier du verrou.
Dans une première séance, on fait monter graduellement la température de la chambre. Elle passe par exemple de 20 à 25 degrés. Le patient pousse la manette et dit ; « j’ai chaud ». Ensuite elle passe de 25 degrés à 30. Le patient pousse encore la manette et dit : « j’ai plus chaud ». Si l’on prend comme descriptif essentiel du quale le propos du patient, on doit dire évidemment que le quale est différent selon que la température est à 25 ou à 30 degrés. La phrase : « j’ai chaud » n’est pas la même que la phrase « j’ai plus chaud ». Mais en même temps force est de constater qu’il y a une caractéristique du quale de l’ordre de la qualité : « j’ai chaud » qui ne change pas et une caractéristique de l’ordre de la quantité qui change : « j’ai plus chaud ». Sur l’écran qui contrôle le mouvement de la manette la différence entre les deux phrases s’inscrira par exemple par la montée d’une courbe ou par l’élévation d’un chiffre.
En passant de 20 à 25 degrés la température de la chambre a fait changer ainsi d’une certaine intensité le quale du patient. L’élévation de la température de la chambre s’est faite en fournissant une énergie supplémentaire aux molécules de l’air intérieur, donc en dépensant une certaine quantité d’énergie thermique. Et l’on peut constater qu’il y a corrélation entre la quantité d’énergie thermique et l’élévation de l’intensité du ressenti. Il ne paraît pas alors impertinent de parler d’ « énergie psychique » pour dénommer une substance interne au ressenti qui peut croitre en quantité comme l’énergie physique et changer dans le même temps la caractéristique du quale.
N’allons pas trop vite cependant et corrigeons la conclusion qu’on peut tirer de cette première séance par une nouvelle. Là, ce qui varie, ce n’est plus la température de la chambre, c’est son éclairage. Un dispositif permet de jouer sur son intensité mais aussi sur sa couleur. La lumière orangée au départ va virer progressivement au rouge et le patient a pour consigne de pousser la manette au fur et à mesure que la rougeur de la lumière paraît plus évidente. Le patient dira bien qu’à un moment la lumière lui paraîtra plus rouge qu’à un autre et sur l’écran de contrôle le chiffre marquant la poussée sur la manette s’élèvera bien sans qu’on puisse relier la modification du propos et du chiffre à la modification de dépense d’énergie constatée tout à l’heure. Faudrait-il alors parler d’une « substance de rouge » qui varierait en quantité dans le quale ? Et à quelle variation d’énergie dans la chambre la rapporter si le changement de couleur peut s’obtenir sans dépense d’énergie supplémentaire ?
Pour se faire une opinion juste du rapport du quale à l’énergie d’autres séances sont donc nécessaires. Dans une troisième séance on introduit par la bouche d’aération de la chambre une substance à l’odeur infecte. De l’ammoniac par exemple. L’introduction se fait de façon graduelle et le patient est invité à pousser la manette en fonction du sentiment de puanteur qu’il ressent. Pas plus que dans la séance précédente, la modification graduelle de l’environnement ne se fait avec une variation quantitative nette d’une forme d’énergie. Pourtant, dès que l’odeur d’ammoniac devient forte, le patient ne se contente pas de pousser la manette, il demande à sortir. Et si la porte ne s’ouvre pas à sa demande, il va appuyer sur le levier qui commande le verrou.
Cette troisième séance fait apparaître chez le patient enfermé une réalité nouvelle que nous pouvons appeler le mal être. Cette réalité est sûrement interne au quale car si le patient était atteint d’anosmie il ne réagirait pas à l’augmentation dans l’air de la chambre de la concentration d’ammoniac.
Interne au quale, cette réalité est sûrement aussi quantifiable. On le constate de deux façons. La première est que le patient pousse régulièrement la manette au fur et à mesure de l’augmentation de la concentration. La seconde est que le patient appuie sur le levier du verrou au moment où la concentration atteint un certain degré.
Substance interne au quale et quantifiable, le mal être apparaît aussi réellement comme une forme d’énergie. Il ne l’apparaît plus a priori et de façon purement analogique comme dans la première séance où l’augmentation de la température et donc de l’énergie thermique dans la chambre était suivie d’une augmentation du ressenti de chaleur. Il l’apparaît désormais a posteriori. Le mal être contenu dans le quale apparaît comme la cause effective du travail effectué par le patient sur le levier. Il est la « caractéristique possédée par le système » qui « est capable d’effectuer un travail » selon justement la définition de l’énergie. Ce système est le système sensoriel mais en tant qu’il produit le quale. Entre l’intensité du mal être, l’intensité de l’effort et la quantité de travail nécessaire pour débloquer le verrou, il y a nécessairement continuité. Energie psychique et énergie physique ont même caractéristique et même effet.
On peut concevoir bien d’autres séances dans la chambre des quales. Dans l’une on pourra rendre l’éclairage intense puis aveuglant. Dans l’autre le bruit assourdissant etc. A chaque fois que la variation de l’environnement sera susceptible d’entraîner un mal être, le patient ne sera plus qu’une machine à produire de l’énergie et à ouvrir la porte. L’aspect qualitatif du quale perdra de sa signification au profit de son aspect quantitatif. Il n’y aura plus à l’intérieur de la chambre et à l’intérieur du claustré qu’une force tendue vers l’ouverture. Et cette force liée aux forces aveugles qui la font naître, à la matière sourde sur laquelle elle agira sera pourtant toute entière propulsée dans la lumière de l’être. « Je sens, donc je suis », disait je crois Malebranche. La chambre des quales, d’une façon terrible, peut le démontrer.
Dernière édition par clément dousset le Lun 14 Jan 2019 - 10:41, édité 1 fois