L'animal (l'espèce) est là parce que ses anticipations (les anticipations des individus de l'espèce) sont correctes, pas parce que les individus ont su anticiper de façon correcte - ontologiquement -.
Pardonnez-moi mais je ne suis pas sûr de comprendre la différence que vous faites entre les "anticipations correctes" des individus d'une espèce et le fait que lesdits individus aient su "anticiper correctement". Par ailleurs, je ne comprends pas non plus la présence de l'adverbe "ontologiquement". L'anticipation est le mode d'inférence pragmatique qui correspond à l'attitude théorique inductive basée sur la présupposition que l'avenir, grosso modo, ressemblera au passé. L'ontologie réaliste, depuis Aristote, est le nom que l'on donne à la connaissance de l'être en tant que tel, c'est-à-dire indépendamment de la connaissance qu'on en a (Wittgenstein, en tout cas, dans sa première version, appartient à ce courant). L'ontologie nominaliste est, depuis la querelle des universaux, la connaissance du réel en tant qu'indissociable de la connaissance qu'on en a (Quine fait partie de cette mouvance). Enfin, l'ontologie idéaliste est, depuis Kant, la connaissance du phénomène en tant que déterminé par nos facultés de connaître. Je ne vois donc pas trop ce que, comme mode d'inférence, l'anticipation aurait à voir avec l'ontologie.
ce sont les individus adaptés qui forment l'espèce - dans le cas des humains la civilisation -, ce ne sont pas les individus qui ont besoin de s'adapter - d'imaginer une autre civilisation -.
L'atomisme méthodologique consistant à faire du tout la somme de ses parties (en particulier, de l'espèce l'ensemble des individus) est très problématique. Il n'est, en tout état de cause, valide que pour les idéalités telles que les nombres par exemple : l'ensemble des réels n'est rien d'autre que la disjonction de tous les nombres réels, rien de plus. Cela se complique lorsqu'on passe au niveau des réalités physiques, fussent-elles (improprement appelées) "atomiques" : un atome n'est pas la simple juxtaposition de ses hadrons et de ses leptons (un électron isolé n'a pas les propriétés d'un électron de la couche de valence), la molécule ne se réduit pas à la coprésence de ses atomes (quand vous buvez de l'eau, vous ne buvez pas une association d'hydrogène et d'oxygène dans la proportion de deux pour un). Lorsqu'on arrive au vivant, le problème se complexifie encore d'un degré : il est clair que les tissus ont des propriétés émergentes qui ne sont pas celles de leurs cellules, etc. Et une espèce n'est pas la collection des individus de cette espèce. Certes, ce sont les individus qui s'adaptent (ou pas) et se reproduisent (ou pas). Mais c'est la mémoire spécifique (génétique) qui pré-détermine lesdits individus. A fortiori, lorsqu'on arrive à l'espèce humaine et à la civilisation, ce ne sont certainement pas les individus (les hommes) qui font la civilisation (cf., à ce propos, Hannah Arendt).
L'argent n'a pas toujours existé. Lorsque je fais mes courses, j'anticipe que je dois avoir l'argent pour les payer. Je l'ai appris parce que d'autres, il y a très longtemps l'ont inventé, mais aussi parce que ce que je peux anticiper n'a pas nui à l'espèce, alors que ceux qui l'ont inventé ne pouvait pas le savoir. La façon dont vous le dites laisse croire que nous (l'espèce) n'aurions pas pu vivre sans l'argent alors que nos ancêtres l'ont fait, de la même façon que des hominidés ont vécu des millions d'années (contre 50 000 ans pour homo sapiens) sans savoir faire de feu ou tailler un biface.
Entendons-nous bien. Lorsque j'écris que l'anticipation participe d'une pulsion vitale d'adaptation, je veux parler de la fonction générale de l'anticipation (encore une fois, le corrélat pragmatique de l'induction) : les individus vivants s'adaptent à leur milieu parce qu'ils sont capables d'anticiper les problèmes qui vont se poser à eux. Comme le dit Hume, bien avant Darwin, "dans tous les cas [...] l’animal infère un fait qui dépasse ce qui frappe immédiatement ses sens, [...] cette inférence se fonde entièrement sur l’expérience passée pour autant que la créature attend de l’objet présent le mêmes conséquences qui [...] résultèrent d’objets semblables"(Hume, Enquête sur l’Entendement Humain, IX). Ou bien, pour parler comme Popper, qui définit la vie comme la capacité à résoudre des problèmes, il s'agit pour l'organisme vivant de traiter le problème qui se pose à lui (c'est-à-dire qui menace sa survie immédiate) en mobilisant ses informations génétiques et/ou ses informations empiriques. C'est en cela qu'il anticipe (sous-entendu, l'avenir immédiat) sur la base des informations dont il dispose.
L'exemple que vous donnez est un exemple d'anticipation particulière. Dire que j'anticipe la nécessité de payer mes courses en retirant du numéraire au DAB, c'est dire que j'applique ma fonction d'anticipation à une situation particulière. Du coup, il se peut que mon anticipation se révèle erronée (le commerçant n'accepte pas les espèces). D'où les objections philosophiques d'un Hume ou d'un Popper à l'égard de l'induction. Vous avez sans doute joué avec votre chien à lui lancer une balle. Regardez-le au moment où vous faites le geste de lancer : il anticipe la suite du mouvement et se met à courir même si vous faites juste semblant de lancer. Son anticipation particulière est erronée. Mais sa fonction anticipative est inentamée, heureusement pour lui.
S'agissant de la présence de l'argent dans les échanges humains, il se pose un autre problème. Si on entend par là l'existence d'une forme particulière de monnaie (divisionnaire, fiduciaire, scripturale, virtuelle, etc.), évidemment, nous aurions pu vivre sans telle ou telle forme. En revanche, si par argent, nous entendons la forme générale de l'échange marchand, il n'est pas du tout évident que nous eussions pu nous en passer (en fait, il est établi qu'il n'existe pas de civilisation humaine sans échange médiatisé par des cailloux, des coquillages, du métal, etc.).
Nos anticipations peuvent donc provenir du hasard, nous (l'espèce) retenons celles que nous croyons être correctes comme de fabriquer des bombes atomiques, de déverser nos déchets radioactifs dans les océans ou encore d'envahir notre environnement de plastique. Nous devons attendre pour savoir, car nous ne pouvions pas et ne pouvons pas prévoir si nos anticipations sont correctes.
Non. Les anticipations particulières ne proviennent jamais du hasard mais du stock d'informations (génétiques et/ou empiriques) dont dispose une espèce donnée dans des circonstances données. C'est le résultat des anticipations qui dépend du hasard (le fatum latin, la tukhè grecque).
Je réagis à cela car nous raisonnons "faisant comme si" nous avions un esprit, alors que nous sommes dans une discussion où nous cherchons à dire qu'il n'est pas quelque part dans notre cerveau, et plus généralement qu'il n'est nulle part. Si nous n'avons pas d'esprit, ou comme le dit Wittgenstein, que nous ne "pré-connaissons" pas un langage, que savons-nous des régularités, du naturel ou du social, de l'anticipation ?
Là encore, il faudrait préciser. Wittgenstein ne dit pas que nous n'avons pas un esprit mais plutôt que le verbe "avoir" dans l'expression "avoir un esprit" n'a pas le même sens que dans "avoir deux mains" : "dire que penser est une activité de notre esprit comme écrire est une activité de la main, c’est travestir la vérité"(Wittgenstein, Grammaire Philosophique, I, 64). De même, Wittgenstein ne dit pas que l'esprit n'est nulle part mais que "la pensée est essentiellement l’activité qui consiste à opérer avec des signes, par la main lorsque nous écrivons, par la bouche et le larynx quand nous parlons [...]. Nous parlons du lieu où la pensée se déroule et nous sommes fondés à dire que ce lieu est le papier sur lequel nous écrivons, or lorsque vous parlez de ce qui est ‘dans l’esprit’, vous utilisez une métaphore [...]. Si nous disons de la tête ou du cerveau qu’ils sont le lieu de la pensée, c’est en utilisant l’expression ‘lieu de la pensée’ en un sens différent"(Wittgenstein, le Cahier Bleu, 6-7).
La clef de la compréhension de la science est dans la différence entre (attendre de) voir et prévoir. J'attends de voir le printemps après l'hiver, alors que je prévois qu'en faisant tel calcul je verrais cet objet tomber à tel endroit. Ce sont deux anticipations. Ce qui est magique est ce qui se passe entre (ou pendant) l'anticipation - comme disait Magdane, "ce qui se passe dans la boîte de cassoulet le lendemain de la date de péremption" -, ce n'est pas l'anticipation, mais ce que nous ne pouvons pas connaître - c'est-à-dire que personne ne pourrait connaître -. C'est ce que vous dites et ce que disent Hume, Popper, Wittgenstein et quelques autres - bien que je ne le savais pas alors que j'ai lu Wittgenstein -.
Alors la science ne prévoit pas : elle prédit. Votre chien prévoit que vous allez lancer la balle. Vous prévoyez de pouvoir payer en espèces. Mais la science, qui est une institution et non un organisme vivant, ne pré-voit (c'est-à-dire ne voit à l'avance, par anticipation, ce qui va probablement se passer) rien du tout, mais elle pré-dit (elle annonce à l'avance, par anticipation, ce qui va probablement avoir lieu). Ce qui ne l'empêche nullement de faire des prédictions fausses, soit que ses hypothèses n'aient pas suffisamment anticipé (éliminé) le hasard expérimental, soit qu'elle ait introduit une ou plusieurs prémisse(s) hasardeuse(s) voire fantaisiste(s) dans sa chaîne inférentielle (l'économie est très forte pour faire ça).
Tant que je n'ai pas fait le calcul, je ne peux pas voir où l'objet va tomber, car je n'en ai aucune idée, pas plus qu'en voyant l'objet à cet endroit puis à cet autre je ne peux avoir la moindre idée de comment il y est arrivé - peut-être en bateau -. Et même si je le voyais, je ne pourrais rien en déduire puisqu'il n'y a rien entre l'avant et l'après - même en le décomposant, nous aurions encore un avant et un après -. Je ne peux donc pas voir le phénomène prévu par le calcul avant que le calcul ne soit imaginé : la trajectoire de l'objet et observer qu'il tombe à l'endroit prévu. La science - le calcul qui dit ce qu'il faut faire pour voir - ne se déduit pas de l'observation des phénomènes. C'est une fois que j'aurais appris à faire le calcul que je pourrais le voir et imaginer qu'il existait avant que je ne puisse le voir. Et même imaginer que ceux qui ne le voyaient pas, avant que le calcul n'existe, pouvait le voir et qu'ils ne voyaient pas des esprits ou des bateaux emmener l'objet d'un endroit à l'autre, puisque ce n'est pas ce que j'ai appris à voir.
Mon chien n'a pas besoin de calculer la trajectoire de la balle pour prévoir le lieu probable de sa chute. Ce que la prédiction scientifique ajoute à la prévision naturelle c'est l'auto-justification : si le calcul se révèle pertinent, si, donc, il permet de faire une prédiction correcte, alors, quiconque referait le calcul aurait, sous les yeux, une (je dis bien "une" et non pas "la") raison propre à justifier la correction de la prédiction.
Pour que ce soit magique, il faut que nous puissions prévoir et pas simplement attendre. C'est parce que nous savons le prévoir que nous en déduisons que la pensée des égyptiens étaient magiques. Il est aussi intéressant de savoir ce qu'Aristote faisait quand il cherchait à comprendre la pesanteur - ce qui était entre - ce qui l'a conduit à considérer que le soleil tournait autour de la terre. Il ne cherchait pas à prévoir et j'ai supposé que les égyptiens ne prévoyaient pas le lever du soleil, qu'ils ne faisaient que l'attendre. Il me semble qu'il y a alors une différence c'est qu'Aristote cherchait l'essence - le sens - de la pesanteur - faisant comme si le mot préexistait -. Les pensées d'Aristote sont mystiques, magiques, divines... alors que Râ qui va prendre le bateau n'a rien de magique, car c'est ce que nous ferions à sa place. Lorsque nous savons faire le calcul, nous n'avons fait que remplacer un vide par un autre, car ce n'est pas le calcul qui est magique mais ce qui est entre (ou pendant) ce qu'il anticipe.
Cela m'amène à des questionnements sur la certitude, car je l'associais à l'anticipation et pas à la prévision. Par ailleurs, la prévision ne concerne pas que la science. Et enfin, la pensée magique semble plus provenir de la philosophie (la recherche de l'essence ou de la vérité), que de l'anticipation.
Dans Race et Histoire, Claude Lévi-Strauss fait remarquer que les termes comme "sauvage", "primitif", "magique", etc. ne sont pas des concepts descriptifs mais des jugements de valeur. En d'autres termes, qualifier un corpus de "pensée magique", c'est porter sur lui un jugement péjoratif, c'est dire "je n'en veux pas". Ce jugement de valeur peut concerner indifféremment les doctrines religieuses, les théories scientifiques et, bien entendu, les systèmes philosophiques eux-mêmes (ce n'est pas Wittgenstein qui vous contredirait sur ce point).