Petitevoixcrasse a écrit: Depuis des lustres, il faut bien le dire, l'art épouse le tempérament ou plutôt devrais-je dire : le reflet d'une société.
En fait, cette affirmation est plus difficile à admettre qu'il n'y paraît. Certes il est aisé d'établir un lien étroit entre une société donnée et les œuvres qu'y s'y rattachent. Si bien qu'une œuvre grecque classique nous met en face d'un certain esprit, et de même pour les autres. Mais la question difficile, c'est : l'œuvre est-elle un produit de la société ou la société est-elle produite par l'œuvre ? Bien sûr la réponse à cette question ne peut pas être tranchée, certaines œuvres pouvant naître d'une société et d'autres mettre au monde une société... Les œuvres de Balzac sont sans doute le produit de la société de la Restauration ; les œuvres de Rousseau, quant à elles, me semblent être un exemple du second type. Il "invente" une manière de sentir la nature, et cette manière s'est ensuite propagée (le romantisme français n'eût pas été le même sans Rousseau), et nous entrons dans cette émotion créée par Rousseau lorsque nous nous promenons en forêt ou en montagne.
Pourrait-on, à partir de ces deux "types" d’œuvres, tenter de définir deux types de création artistique ?
Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion, Chapitre I a écrit: C’est par excès d’intellectualisme qu’on suspend le sentiment à un objet et qu’on tient toute émotion pour la répercussion, dans la sensibilité, d’une représentation intellectuelle. Pour reprendre l’exemple de la musique, chacun sait qu’elle provoque en nous des émotions déterminées, joie, tristesse, pitié, sympathie, et que ces émotions peuvent être intenses, et qu’elles sont complètes pour nous, encore qu’elles ne s’attachent à rien. Dira-t-on que nous sommes ici dans le domaine de l’art, et non pas dans la réalité, que nous ne nous émouvons alors que par jeu, que notre état d’âme est purement imaginatif, que d’ailleurs le musicien ne pourrait pas susciter cette émotion en nous, la suggérer sans la causer, si nous ne l’avions déjà éprouvée dans la vie réelle, alors qu’elle était déterminée par un objet dont l’art n’a plus eu qu’à la détacher ? Ce serait oublier que joie, tristesse, pitié, sympathie sont des mots exprimant des généralités auxquelles il faut bien se reporter pour traduire ce que la musique fait éprouver, mais qu’à chaque musique nouvelle adhèrent des sentiments nouveaux, crées par cette musique et dans cette musique, définis et délimités par le dessin même, unique en son genre, de la mélodie ou de la symphonie. Ils n’ont donc pas été extraits de la vie par l’art ; c’est nous qui, pour les traduire en mots, sommes bien obligés de rapprocher le sentiment crée par l’artiste de ce qui y ressemble le plus dans la vie. Mais prenons même les états d’âme effectivement causes par des choses, et comme préfigurés en elles. En nombre déterminé, c’est-à-dire limité, sont ceux qui ont été voulus par la nature. On les reconnaît à ce qu’ils sont faits pour pousser à des actions qui répondent à des besoins. Les autres, au contraire, sont de véritables inventions, comparables à celles du musicien, et à l’origine desquelles il y a un homme. Ainsi la montagne a pu, de tout temps, communiquer à ceux qui la contemplaient certains sentiments comparables à des sensations et qui lui étaient en effet adhérents. Mais Rousseau a créé, à propos d’elle, une émotion neuve et originale. Cette émotion est devenue courante, Rousseau l’ayant lancée dans la circulation. Et aujourd’hui encore c’est Rousseau qui nous la fait éprouver, autant et plus que la montagne. Certes, il y avait des raisons pour que cette émotion, issue de l’âme de Jean-Jacques, s’accrochât à la montagne plutôt qu’à tout autre objet : les sentiments élémentaires, voisins de la sensation, provoqués directement par la montagne devaient s’accorder avec l’émotion nouvelle. Mais Rousseau les a ramassés ; il les a fait entrer, simples harmoniques désormais, dans un timbre dont il a donné, par une création véritable, la note fondamentale. De même pour l’amour de la nature en général. Celle-ci a de tout temps suscité des sentiments qui sont presque des sensations ; on a toujours goûté la douceur des ombrages, la fraîcheur des eaux, etc., enfin ce que suggère le mot « amœnus » par lequel les Romains caractérisaient le charme de la campagne. Mais une émotion neuve, sûrement créée par quelqu’un, ou quelques-uns, est venue utiliser ces notes préexistantes comme des harmoniques, et produire ainsi quelque chose de comparable au timbre original d’un nouvel instrument, ce que nous appelons dans nos pays le sentiment de la nature. La note fondamentale ainsi introduite aurait pu être autre, comme il est arrivé en Orient, plus particulièrement au Japon : autre eût alors été le timbre. Les sentiments voisins de la sensation, étroitement liés aux objets qui les déterminent, peuvent d’ailleurs aussi bien attirer à eux une émotion antérieurement créée, et non pas toute neuve. C’est ce qui s’est passé pour l’amour. De tout temps la femme a dû inspirer à l’homme une inclination distincte du désir, qui y restait cependant contiguë et comme soudée, participant à la fois du sentiment et de la sensation. Mais l’amour romanesque a une date : il a surgi au moyen âge, le jour où l’on s’avisa d’absorber l’amour naturel dans un sentiment en quelque sorte surnaturel, dans l’émotion religieuse telle que le christianisme l’avait créée et jetée dans le monde. Quand on reproche au mysticisme de s’exprimer à la manière de la passion amoureuse, on oublie que c’est l’amour qui avait commencé par plagier la mystique, qui lui avait emprunté sa ferveur, ses élans, ses extases ; en utilisant le langage d’une passion qu’elle avait transfigurée, la mystique n’a fait que reprendre son bien. Plus, d’ailleurs, l’amour confine à l’adoration, plus grande est la disproportion entre l’émotion et l’objet, plus profonde par conséquent la déception à laquelle l’amoureux s’expose, — à moins qu’il ne s’astreigne indéfiniment à voir l’objet à travers l’émotion, à n’y pas toucher, à le traiter religieusement. Remarquons que les anciens avaient déjà parlé des illusions de l’amour, mais il s’agissait alors d’erreurs apparentées à celles des sens et qui concernaient la figure de la femme qu’on aime, sa taille, sa démarche, son caractère. On se rappelle la description de Lucrèce : l’illusion porte seulement ici sur les qualités de l’objet aimé, et non pas, comme l’illusion moderne, sur ce qu’on peut attendre de l’amour. Entre l’ancienne illusion et celle que nous y avons surajoutée il y a la même différence qu’entre le sentiment primitif, émanant de l’objet lui-même, et l’émotion religieuse, appelée du dehors, qui est venue le recouvrir et le déborder. La marge laissée à la déception est maintenant énorme, parce que c’est l’intervalle entre le divin et l’humain.
A partir de ces considérations, Bergson va introduire les deux types d'émotions. Le propos fondamental de Bergson sur cette question me semble donc être le suivant :
Ibid a écrit: Qu’une émotion neuve soit a l’origine des grandes créations de l’art, de la science et de la civilisation en général, cela ne nous paraît pas douteux. Non pas seulement parce que l’émotion est un stimulant, parce qu’elle incite l’intelligence à entreprendre et la volonté a persévérer. Il faut aller beaucoup plus loin. Il y a des émotions qui sont génératrices de pensée ; et l’invention, quoique d’ordre intellectuel, peut avoir de la sensibilité pour substance. C’est qu’il faut s’entendre sur la signification des mots « émotion », « sentiment », « sensibilité ». Une émotion est un ébranlement affectif de l’âme, mais autre chose est une agitation de la surface, autre chose un soulèvement des profondeurs. Dans le premier cas l’effet se disperse, dans le second il reste indivisé. Dans l’un, c’est une oscillation des parties sans déplacement du tout ; dans l’autre, le tout est poussé en avant. Mais sortons des métaphores. Il faut distinguer deux espèces d’émotion, deux variétés de sentiment, deux manifestations de sensibilité, qui n’ont de commun entre elles que d’être des états affectifs distincts de la sensation et de ne pas se réduire, comme celle-ci, à la transposition psychologique d’une excitation physique. Dans la première, l’émotion est consécutive à une idée ou à une image représentée ; l’état sensible résulte bien d’un état intellectuel qui ne lui doit rien, qui se suffit à lui-même et qui, s’il en subit l’effet par ricochet, y perd plus qu’il n’y gagne. C’est l’agitation de la sensibilité par une représentation qui y tombe. Mais l’autre émotion n’est pas déterminée par une représentation dont elle prendrait la suite et dont elle resterait distincte. Bien plutôt serait-elle, par rapport aux états intellectuels qui surviendront, une cause et non plus un effet ; elle est grosse de représentations, dont aucune n’est proprement formée, mais qu’elle tire ou pourrait tirer de sa substance par un développement organique. La première est infra-intellectuelle ; c’est d’elle que les psychologues s’occupent généralement, et c’est à elle qu’on pense quand on oppose la sensibilité à l’intelligence ou quand on fait de l’émotion un vague reflet de la représentation. Mais de l’autre nous dirions volontiers qu’elle est supra-intellectuelle, si le mot n’évoquait tout de suite, et exclusivement, l’idée d’une supériorité de valeur ; il s’agit aussi bien d’une antériorité dans le temps, et de la relation de ce qui engendre à ce qui est engendré. Seule, en effet, l’émotion du second genre peut devenir génératrice d’idées.
Certes l'analyse de Bergson ici fait partie d'une recherche précise sur les deux sources de la morale, mais ne pourrait-on pas reprendre sa distinction du clos et de l'ouvert pour penser ici votre question sur le rapport entre une œuvre d'art et la société ? Et ainsi dire qu'une œuvre close sera celle qui consolide une société en lui donnant un reflet, donc une identité qui la délimite et la fait tenir debout ; et une œuvre ouverte sera celle qui envoie un souffle nouveau et sera susceptible de créer une nouvelle société, ou du moins fera que cette société sorte de ses limites pour y intégrer du nouveau.
Petitevoixcrasse a écrit: Nous sommes allés de l'art académique à l'art moderne, tous deux aussi radicaux l'un que l'autre malgré leurs différences, cependant je me demande, arrivée à l'ère d'aujourd'hui, soit le « contemporain », avec le relativisme et tout le tralala, si nous ne sommes pas quelque peu dans une période où tout se confond et où l'on se perd dans la masse ?
Ce que je veux dire par là, c'est : est-ce que le relativisme ne nous amènerait pas à une perte d'identité ?
Enfin, je ne sais pas trop où me poser, je lis Zola présentement et je dois avouer que l'arrogance et la forte charpente de ses textes me rendent quelque peu jalouse de son époque... Dans le sens où je ne sens pas, dans notre époque, cette même force d'opinion. Je ne sais pas non plus si cela est bien ou mauvais, mais je me demande tout simplement jusqu'où le relativisme peut nous amener.
En vérité je pense que vous êtes bloquée ici par un manque de perspective. Si l'art contemporain vous semble éclaté, plein de relativisme, sans identité, c'est précisément parce que l'identité artistique d'une époque ne vient bien souvent que plus tard. Les œuvres sont polies par le temps, et celles qui résistent à ce dernier impriment sa forme à l'époque. Bien sûr je généralise. Dès le XIXe siècle on distinguait déjà les mouvements et leurs représentants (Lamartine pour la poésie romantique, Hugo pour le théâtre romantique, etc.) mais il n'en reste pas moins que si le XIXe nous paraît aisément identifiable en comparaison de notre époque contemporaine, c'est parce que le temps n'a pas encore fait son œuvre. Et pour vous en convaincre, je vous conseille de lire les critiques d'art de Baudelaire, ou, document exceptionnel mais qu'on connaît beaucoup moins : les lettres de Eça de Queiroz, un diplomate et écrivain portugais qui a vécu en France à la fin du XIXe, et qui décrit avec cynisme ce qui vous semble grandiose chez Zola. Lisez ces lettres, et croyez-moi quand je vous dis que vous ne serez plus jalouse de ce temps-là !
Je ne suis actuellement pas en France et n'ai donc pas ces lettres à disposition, mais j'ai un souvenir si clair de ce qu'il dit des expositions annuelles de présentation des œuvres d'art, que je me laisse aller ici à une tentative de réécriture d'une lettre de Queiroz sur les parisiens et l'art à la fin du XIXe. En essayant de reproduire son ton, voilà ce qu'il pourrait, je crois, dire :
Réécriture fictionnelle d'une lettre d'Eça de Queiroz, à propos des salons esthétiques annuels a écrit: Toutes les classes s’y ruent (à l’exception peut-être des ouvriers, qui ne sont passionnés que par la politique). L’on voit s’intéresser à l’art des gens qui d’ordinaire s'en contrefichent. Ou plutôt : s’intéresser aux artistes. Car moins que leurs œuvres, c’est avant tout eux-mêmes que les artistes viennent présenter. La populace observe avec une attention déférente la barbe d’untel et le chapeau d’un autre. Le « salon » est une épreuve sociale pour ceux dont la parure de l’élégance est un métier de tous les jours. Il faut tout d’abord bien veiller à lire le guide du « salon », afin de bien savoir devant quelle œuvre dire « ah ! », devant quelle œuvre s’émouvoir, devant quel artiste déposer religieusement une louange. Face à la toile, recevant avec obéissance le sentiment que celle-ci devait imprimer en elle, la populace s’épanouit, et récite, à l’adjectif près, ce qu’elle doit réciter, ceci à tel point qu’il ne serait pas étonnant qu’un prêtre puisse y entendre ses chers psaumes. Décidément ! Les trois révolutions sanglantes qu’a connues la France afin d’obtenir le droit d’opinion valaient bien la peine. Après 1789, 1830 et 1848, que le monde vienne au « salon » admirer les héritiers des hommes des révolutions ! Quelle fierté ! Le parisien peut bien être fier de ses trois révolutions qui lui ont permis, par une pirouette politique et métaphysique, de s’exprimer aujourd’hui même dans ce « salon », sur cette toile. C’est un droit qu’il a conquis. Le plus précieux et le plus inestimable. Sans oublier la liberté de presse, qui est nécessaire pour qu’il puisse savoir quoi penser.
Sur tous les habitants que compte Paris, il ne doit pas y en avoir plus de dix qui puissent éprouver la grandeur d’une œuvre ou différencier l’art de l’artifice. Dans une ville comme Paris et dans un lieu tel que le « salon », avoir un avis sur au moins cinq œuvres est une question de bienséance. Alors on va lire le journal, et on enfile une opinion comme on enfile un gant. Cela fait l’affaire. Car on ne peut se présenter devant les autres sans opinion, ce serait aussi indécent que de s’y montrer physiquement nu : l’opinion, en matière d’art, c’est la redingote et la prostitution de l’intelligence. La France révolutionnaire et indomptable n’est qu’une vieille chimère ; aujourd’hui, c’est une mondaine, une Nana, dirait un célèbre écrivain français. Il n’y a plus aucune pudeur. Paris est devenu un centre d’observation. Notre réserve à nous, Portugais, est connue de tous, et bien contraire aux mœurs des parisiens. Eux ne semblent pas dérangés par tous ces regards portés sur eux. Moi, cela me pèse comme une condamnation au bagne. Je fais le pari que la moitié des hommes du monde ne veulent s’informer que de deux choses : ce qui se passe dans leur coin, et ce qui se passe à Paris. Qu’importe si la guerre éclate en Chine où s’il y a une crise politique à Cuba, ce qui compte, c’est d’être au courant que les coupoles de l’hôtel Carlton ont été inspirées par le moulage des seins de « La belle Otero ».
Ça fait envie, n'est-ce pas ? :lol: