Une science proprement dite [...] exige une partie pure sur laquelle se fonde la partie empirique et qui repose sur la connaissance a priori des choses de la nature. / Or, connaître une chose a priori signifie la connaître d’après sa simple possibilité [...]. Et connaître la possibilité de choses naturelles déterminées [...] a priori, exige que l’intuition sensible correspondant au concept soit donnée a priori, c’est-à-dire que leur concept soit construit. // Mais la connaissance rationnelle par la construction des concepts, c’est la mathématique. / En conséquence [...] une pure théorie de la nature concernant des choses déterminées de la nature n’est possible qu’au moyen de la mathématique.
À la lecture de ce texte, il semblerait que Kant se pose la question suivante : qu'apportent les mathématiques aux sciences ? En effet, contrairement à ce que croient certains, une science n'a-t-elle pas besoin tout à la fois de réflexion et d'expérience ? Or, ne sont-ce pas les mathématiques qui, précisément, font le lien entre réflexion scientifique et expérience scientifique ? Nous allons voir que, contrairement à ce que prétendent les empiristes et les dogmatiques, la science n'est affaire ni d'expérience pure, ni de réflexion pure, mais comporte une partie pure (a priori) consistant à construire une hypothèse et une partie empirique (a posteriori) consistant à expérimenter l'hypothèse. Or, ce sont les mathématiques qui permettent de formuler une hypothèse avec suffisamment de précision pour qu'elle puisse être expérimentée, puis, en cas de confirmation, devenir une loi faisant des scientifiques les véritables législateurs de la nature.
I. Contrairement à ce que prétendent les empiristes et les dogmatiques, la science n'est affaire ni d'expérience pure, ni de réflexion pure, mais comporte une partie pure (a priori) consistant à construire une hypothèse et une partie empirique (a posteriori) consistant à expérimenter l'hypothèse.
"Une science proprement dite [...] exige une partie pure sur laquelle se fonde la partie empirique et qui repose sur la connaissance a priori des choses de la nature."
Kant nous dit dans cette phrase que l'activité scientifique n'est ni complètement pure, ni complètement empirique, mais s'effectue en deux temps : d'abord une partie pure (a priori ou intellectuelle), puis une partie empirique (a posteriori ou expérimentale).
Pour les philosophes du courant empiriste (dont Locke est un représentant), contrairement à ce que dit Kant, toute connaissance, y compris donc la connaissance scientifique, est d'origine empirique. Cela signifie que toute forme de connaissance dérive des expériences (en grec, empeiria veut dire "expérience") que nous faisons sur les objets extérieurs à nous-mêmes grâce à nos organes des cinq sens ou sur nos états intérieurs grâce à nos sentiments. Au point, nous dit Locke, que, à notre naissance, notre âme ne contient aucune connaissance, aucune idée, c'est une tabula rasa, une "table rase". Il veut dire par analogie que nos expériences sont à notre âme ce que les signes gravés sont à la table de cire (sur laquelle on écrivait avant la découverte du papier et de l'imprimerie, la "table rase" étant alors simplement une table de cire vierge). Donc, pour les empiristes, il n'y a de connaissance qu'expérimentale : « comment [l'âme] vient-elle à recevoir des idées ? [...] De l'expérience » (Locke, Essai Philosophique concernant l'Entendement Humain, I, iv, 24).
Les philosophes du courant dogmatique (dont Platon et Descartes sont des représentants) sont également opposés à Kant, mais pour la raison inverse des empiristes. Si pour ces derniers, l'origine de toute connaissance est à chercher dans les sens, pour les dogmatiques en revanche, l'origine de la connaissance scientifique n'est pas à chercher dans les données sensibles mais dans la pensée pure, c'est-à-dire débarrassée de toute donnée sensible. La raison de cette réputation d'impureté que traîne toute connaissance empirique est parfaitement exprimée par Descartes : « j’ai quelquefois éprouvé que mes sens étaient trompeurs. […] Combien de fois m’est-il arrivé de songer, la nuit, que j’étais en ce lieu, que j’étais habillé, que j’étais auprès du feu, quoique je fusse tout nu dedans mon lit ? […] Il n’y a point d’indices concluants ni de marques assez certaines par où on puisse distinguer nettement la veille d’avec le sommeil » (Descartes, Méditations Métaphysiques, I, 3-5). Et comme la connaissance la plus haute (scientifique) ne peut pas se fonder sur un mode de relation au monde extérieur potentiellement trompeur, il va falloir, comme le dit Descartes, ne faire confiance qu'à l'intelligence pure et attentive. Brefs, pour les dogmatiques, toute connaissance hors de doute est nécessairement une connaissance purement intellectuelle, indépendante de l’expérience sensible.
Tout le monde est d'accord (empiristes, dogmatiques et Kant) pour reconnaître que toute connaissance commence par l'expérience sensible dans les premiers âges de la vie. Or, pour Kant, et contrairement à ce qu'affirment les empiristes, la connaissance scientifique ne vient pas intégralement de l'expérience sensible. Mais elle ne lui est pas non plus tout à fait étrangère, contrairement à ce que prétendent les dogmatiques. Kant va donc faire la synthèse de ces deux courants apparemment contradictoires que sont l'empirisme et le dogmatisme. La science ne peut pas provenir des seules données des sens car « des observations faites au hasard et sans plan tracé d’avance ne se rassemblent pas en une loi nécessaire » (Kant, Critique de la Raison Pure, III, 10). Autrement dit, si les empiristes avaient raison, la découverte scientifique serait tributaire du hasard des rencontres des hommes avec les phénomènes observables, ce qui ne permettrait pas d'expliquer l'accélération des progrès scientifiques à partir du XVII° siècle, lesquels, au contraire, ne doivent rien au hasard mais sont le fruit d'une planification préalable. Kant insiste donc sur cet aspect fondamental de la science : on ne découvre rien par hasard, mais on ne trouve au contraire que ce qu'on cherche. Mais, d'un autre côté, si les dogmatiques avaient raison, d'une part on aurait des intuitions, des déductions, comme l'indique Descartes, mais le matériel du scientifique se résumerait à du papier et un crayon. Or, que seraient les travaux de, par exemple, sans l'invention de la lunette astronomique ? D'autre part, si les dogmatiques avaient raison, les vérités scientifiques seraient définitives (en grec dogma veut dire "opinion définitive"), ce qui n'est manifestement pas le cas : le géocentrisme aristotélicien est détrôné par l'héliocentrisme copernicien qui est lui-même détrôné par l'acentrisme galiléen. Bref, « il se pourrait que notre connaissance fût composée de ce que nous recevons par des impressions sensibles, et de ce que notre propre faculté de connaître tire d’elle-même » (Kant, Critique de la Raison Pure, III, 10): il y a dans la connaissance scientifique, une partie empirique (a posteriori, en latin "par ce qui vient en second") et une partie pure (a priori, en latin, "par ce qui vient en premier").
Mais alors, comment expliquer que ce soit l'expérience qui nous vient en premier et que ce soit la partie pure qui soit qualifiée d'a priori ?
"Or, connaître une chose a priori signifie la connaître d’après sa simple possibilité [...]. Et connaître la possibilité de choses naturelles déterminées [...] a priori, exige que l’intuition sensible correspondant au concept soit donnée a priori, c’est-à-dire que leur concept soit construit."
Kant répond à la question en disant que connaître a priori un phénomène, c'est connaître la possibilité de ce phénomène et que connaître la possibilité d’un phénomène, c’est en construire une représentation a priori, autrement dit faire l’hypothèse de son existence.
Pour Aristote, ce qui est possible, c’est ce qui est en train de se réaliser : « l’essence d’une chose n’est rien d’autre que sa puissance de passer à l’acte [...]. Donc une chose est possible si son passage à l’acte dont elle est dite avoir la puissance n’entraîne aucune impossibilité » (Aristote, Métaphysique, T, 1047a-b). En effet, l’essence d’une chose, ce qu’est réellement cette chose, c’est un processus de développement qui va l’amener à atteindre sa nature, c’est-à-dire sa perfection propre. Par exemple, l'essence d'un être humain, c'est de vivre dans une Cité, c’est son plus haut degré de développement. Ce qui veut dire que l'être humain est d’abord "en puissance", c’est-à-dire en développement dans l'enfant, avant d’être "en acte", c’est-à-dire citoyen achevé. Dès lors, dire qu’une chose est possible, c’est dire simplement que cette chose poursuivra son développement si aucun accident ne vient l’entraver. Mais alors, « si une chose est possible dans le sens où elle est réalisable, on ne pourra pas en même temps dire que cette chose est possible mais que pourtant elle ne sera pas » (Aristote, Métaphysique, T, 1047a-b). C’est-à-dire que, si le plein développement de l'enfant est possible, de deux choses l’une, ou bien il se réalisera sûrement s’il ne rencontre aucun obstacle, ou bien il ne se réalisera sûrement pas s’il rencontre l’un de ces obstacles. Mais il n'y a aucun sens à dire que le développement de l'enfant est possible mais risque de ne pas avoir lieu, car, pour Aristote, dire qu’un événement est possible, ce n’est pas émettre une hypothèse quant à sa survenance, c’est dire qu’il va certainement se réaliser (c’est la règle), sauf accident (c’est l’exception).
Il en va très différemment pour Wittgenstein : « la forme d'une représentation est la possibilité que les choses soient entre elles dans le même rapport que les éléments de l'image [...]. L'image figure une situation possible dans l'espace logique » (Wittgenstein, Tractatus, 2.151-5.525). Pour lui, en effet, lorsqu’on se représente un phénomène, lorsqu’on s’en fait une image (par exemple, la police fait le "portrait-robot" d’un suspect), c’est comme si on tenait le raisonnement suivant : tout porte à croire que les objets, dans l’espace réel, entretiennent entre eux les mêmes relations que les éléments de la représentation dans l’espace logique de l’image (par exemple, le grain de beauté est sur la joue droite dans la réalité comme dans le "portrait-robot"), mais comme nous n’en sommes pas parfaitement certains, allons donc vérifier sur le terrain. L’image est une représentation formelle, c’est-à-dire que ses éléments ont une existence dans l'espace logique mais on ne sait pas encore s'il existe des éléments correspondants dans l'espace réel. La possibilité n'est pas, comme chez Aristote, une réalité en devenir, mais plutôt l'expression d'une incertitude quant à la réalité d’un phénomène : est-ce qu’il y a, oui ou non, dans l’espace réel, une chose qui correspond à l’image qu’on s’en est faite ? Or, pour Wittgenstein, la proposition est un cas particulier d’image : on peut d’ailleurs remplacer le "portrait-robot" par une description des principaux traits du visage. Ce qui veut dire que, lorsqu’on énonce une proposition, c’est comme si on dessinait quelque chose : on précise à quelle(s) condition(s) l’image sera fidèle à la réalité, autrement dit, à quelle(s) condition(s) la proposition sera vraie. Bref, pour Wittgenstein, dire qu’une chose est possible, c’est, en général, préciser à quelles conditions l'hypothèse sera vérifiée : « les possibilités de vérité des propositions élémentaires sont les conditions de vérité ou de fausseté des propositions. [Donc] est possible la proposition pourvue de sens » (Wittgenstein, Tractatus, 2.151-5.525). Finalement, pour Wittgenstein, dire qu’une chose est possible, c’est énoncer à son sujet une ou plusieurs proposition(s) douée(s) de sens.
Kant est beaucoup plus proche de Wittgenstein que d’Aristote dans le sens où le possible est pour lui non pas une étape dans le développement d’une réalité, mais plutôt l'image qui représente un phénomène dont on n'est pas encore certain de la réalité. Comme chez Wittgenstein, c’est, pour Kant, l’expérience sensible qui juge de la vérité de la proposition qui décrit la possibilité de ce phénomène, et donc qui est la deuxième étape de la connaissance d’un phénomène : « est réel ce qui s’accorde avec les conditions matérielles de l’expérience, à savoir la sensation. Ce qui s’accorde avec les conditions formelles de l’expérience n’est que possible » (Kant, Critique de la Raison Pure, III, 185-190). Pour savoir si un phénomène est bien réel, existe ou n’existe pas, il faut, dit Kant, vérifier matériellement (a posteriori) au moyen d’une expérience sensible. Et ce qui est à vérifier, c’est la représentation formelle (a priori) d’une réalité dont la possibilité a été préalablement énoncée dans ce que nous appelons aujourd’hui une hypothèse. « [Donc] ce qui possible est déterminé a priori par l’entendement lui-même comme objet d’une expérience en général [...]. Les concepts a priori sont les conditions générales de l’expérience possible » (Kant, Critique de la Raison Pure, III, 185-190). Bref, l’hypothèse est bien un concept, c'est-à-dire une connaissance a priori, puisqu’elle permet d’établir, avant la vérification, quelles seront précisément les conditions expérimentales que l’expérience sensible devra satisfaire pour vérifier l'hypothèse, c’est-à-dire la confirmer ou l’infirmer. Ce que Kant appelle "les conditions de l’expérience possible", ce ne sont rien d'autre que ce que Wittgenstein nomme "les conditions de vérité de la proposition". On peut donc dire que pour Kant comme pour Wittgenstein, il existe deux sortes de preuves de vérité : une preuve a priori, la démonstration formelle de la possibilité d'un phénomène, et une preuve expérimentale, la vérification matérielle de la réalité d'un phénomène. Mais il existe une différence importante entre Wittgenstein et Kant : Kant parle des seules hypothèses scientifiques, Wittgenstein des propositions douées de sens en général.
Qu'est-ce qui fait donc d'une proposition douée de sens une hypothèse scientifique ?
II. Or, ce sont les mathématiques qui permettent de formuler une hypothèse avec suffisamment de précision pour qu'elle puisse être expérimentée, puis, en cas de confirmation, devenir une loi faisant des scientifiques les véritables législateurs de la nature.
"Mais la connaissance rationnelle par la construction des concepts, c’est la mathématique."
Kant répond que c'est la présence d'une structure mathématique qui permet de distinguer une hypothèse scientifique qui, si elle est vérifiée expérimentalement, donnera lieu à une connaissance rationnelle, c'est-à-dire une connaissance à la fois universelle et nécessaire.
Les philosophes dogmatiques, ceux qui affirment la nature nécessairement intellectuelle et rationnelle de la connaissance vraie, ont toujours été fascinés par l'activité mathématique. Celle-ci leur est toujours apparue comme le modèle de ce que la raison peut réaliser de meilleur en déduisant, sans recours à l'expérience sensible, des conséquences nécessairement vraies à partir de prémisses hors de doute. C'est pourquoi Platon souligne que « il est une chose que tous ceux qui sont tant soit peu versés dans la géométrie ne nous contesteront pas, c'est que cette science a un objet entièrement différent de ce que prétendent les praticiens [...]. Car toute cette science n'est cultivée qu'en vue de la connaissance [...]. On la cultive pour connaître ce qui est toujours, et non ce qui à un moment donné naît et périt » (Platon, République, VII, 527 a-b). Ce qui implique clairement que, pour les dogmatiques, les mathématiques ne peuvent pas être pensées comme des outils, de simples moyens au service de la science. Tout au contraire, les mathématiques sont, pour eux, une fin en soi, car elle est la science pure, parfaite, éternelle, celle qui a le moins de rapports avec les choses matérielles impures, imparfaites, transitoires qui sollicitent notre corps et nos sens. D'ailleurs, le statut de la mathématique est, pour eux, tellement prestigieux que Platon en fait même l'activité préparatoire à la philosophie : « elle est donc, mon brave ami, propre à tirer l'âme vers la vérité et à faire naître l'esprit philosophique » (Platon, République, VII, 527 a-b). D'où la devise de Platon : mèdeïs ageômetrètos eïsitô, "que nul n'entre ici (parmi les philosophes) s'il n'est géomètre (mathématicien)". Autrement dit, celui qui se révèle apte à faire de la mathématique offre par là-même un indice de ce que Platon appelle "le naturel philosophique", c'est-à-dire une capacité hors du commun à tourner "l'œil de son esprit" vers les Idées éternelle et immuables. En tout cas, on peut dire, en termes kantiens, que, pour les dogmatiques, les mathématiques sont une activité pure ou a priori.
On se doute que le statut des mathématiques va être complètement différent pour les empiristes. Pour eux, toute nos connaissances dérivant de nos perceptions sensibles, les mathématiques en dériveront nécessairement aussi. Plus précisément, nous dit Hume, il existe deux sortes de perceptions sensibles : les impressions et les idées. Les impressions sont des perceptions immédiates et vivaces des objets internes ou externes dont nos sens nous informent de la présence : par exemple, j'ai une impression visuelle du bleu du ciel, ce qui revient à dire que mon sens visuel m'informe de la présence d'un ciel bleu. Les idées, en revanche, sont des copies affaiblies de nos impressions, ce qui nous permet de les mémoriser efficacement en regroupant par affinités toutes les impressions qui se ressemblent : par exemple, j'ai, en mémoire, l'idée de la couleur "bleu" même si je n'ai pas, présentement autour de moi, une impression de bleu. Bref, « toutes nos idées sont des copies de nos impressions. [Donc] une idée est plus faible et plus effacée qu’une impression » (Hume, Traité de la Nature Humaine, I, iii, 1). Mais, si ce que dit Hume est exact, alors, il va falloir dire aussi que nos idées mathématiques sont des copies affaiblies et estompées de nos impressions mathématiques. Ce qui veut dire que le nombre "deux" sera dérivé des diverses impressions de duos que j'ai eues dans mon existence, la notion d'égalité sera dérivée des diverses impressions d'indistinction que j'ai eues dans ma vie et l'idée de parallèles sera dérivée des diverses impressions de lignes qui semblent ne se rejoindre jamais. Or, si tel est le cas, il est évident que la certitude de nos idées mathématiques n'est nullement assurée : peut-être que, dans certains cas dont je n'ai pas encore eu d'impression, les lignes qui ont l'air de ne jamais devoir se rejoindre, se rejoignent en réalité. Bref, « nos idées [géométriques] semblent affirmer que deux lignes [parallèles] ne peuvent avoir un segment commun ; mais [...] si l’angle qu’elles forment est extrêmement petit, nous n’avons aucun critère pour nous assurer de la vérité de cette proposition » (Hume, Traité de la Nature Humaine, I, iii, 1). On voit tout de suite à quoi Hume veut en venir : dans la mesure où toutes nos idées sont des impressions affaiblies et un peu estompées de nos impressions, alors, contrairement à nos impressions, toutes nos idées sont frappées d'incertitude. Les empiristes ont donc tendance à traiter les connaissances mémorisées (les "idées") sur le mode sceptique. Et on arrive alors au paradoxe que les mathématiques font partie des connaissances incertaines et, par conséquent, ne peuvent nous être d'aucun secours s'il s'agit de connaître avec certitude. En tout, cas, pour les empiristes, l'activité mathématique est, en termes kantiens, une activité dérivée de l'expérience sensible, donc entièrement a posteriori.
Là encore, Kant fait la synthèse des positions opposées des dogmatiques et des empiristes. Pour Kant comme pour les empiristes, en effet, les idées mathématiques, comme toutes les idées, permettent de mettre de l'ordre dans nos impressions sensibles en les classant et en les reliant. Mais pour Kant comme pour les dogmatiques, l'application des mathématiques se fait entièrement a priori, c'est-à-dire indépendamment de l'expérience sensible. Kant dit alors que les mathématiques sont "synthétiques a priori" : « les jugements mathématiques sont tous synthétiques [ils relient des objets], mais leur application à l’expérience se fait entièrement a priori [car ils] ajoutent à ce qui est donné aux sens quelque chose qui n’y était pas contenu » (Kant, Critique de la Raison Pure, III, 39-184). Pour comprendre précisément ce que cela veut dire, prenons l'exemple de la découverte scientifique, dans les années 1930 par le chimiste anglais Robert Hill, de la réaction chimique connue sous le nom de "photosynthèse chlorophyllienne" et qui explique la constitution des végétaux à chlorophylle (plantes vertes). Dans un premier temps, le scientifique, après réflexion, formule l'hypothèse suivante : 6H2O+6CO2+e → C6H12O6+6O2, c'est-à-dire que 6 molécules d'eau (H2O) plus 6 molécules de gaz carbonique (CO2) en présence d'énergie solaire (e) donnent une molécule de glucose (C6H12O6) plus 6 molécules d'oxygène (O2). Quel est le rôle des mathématiques là-dedans ? Eh bien, comme le dit Kant, à relier des objets : par exemple, on dit qu'on relie 2 atomes d'hydrogène et un atome d'oxygène pour avoir une molécule d'eau, puis on dit qu'on relie 6 molécules d'eau, puis on dit, avec le signe "+", qu'on relie ces 6 molécules d'eau à 6 molécules de gaz carbonique, etc., et, par le signe "→", on ajoute que ce qui est relié à gauche du signe (avant la réaction chimique) se recompose, c'est-à-dire se relie différemment à droite du signe (après la réaction). Bref, les mathématiques sont synthétiques en ce qu'elles établissent des relations quantitatives entre des objets (ici, entre atomes et entre molécules). Mais, ajoute Kant, elles sont synthétiques a priori. Cela veut dire qu'elles relient les objets avant même l'expérimentation qui permettra de confirmer ou d'infirmer l'hypothèse. En ce sens, « la mathématique comporte une nécessité absolue tout en étant applicable dans toute sa précision aux objets de l’expérience sensible » (Kant, Critique de la Raison Pure, III, 39-184). Autrement dit, c'est la formulation mathématisée de l'hypothèse scientifique qui va, a priori, guider son expérimentation en déterminant ce qui doit compter pour des objets : est objet de connaissance scientifique ce qui est a priori pensé comme possible et qui est a posteriori expérimenté comme réel. Le caractère synthétique a priori des formulations mathématisées des sciences est donc une garantie d'objectivité pour la connaissance de la nature. Ces formulations nous disent : "voilà quels sont les objets de la science" et "il n'y a que cela à considérer, le reste ne compte pas".
Mais alors, est-ce à dire que les lois scientifiques de la nature ne sont pas vraiment découvertes mais plutôt inventées par les hommes ?
"En conséquence [...] une pure théorie de la nature concernant des choses déterminées de la nature n’est possible qu’au moyen de la mathématique."
Les lois de la nature, précise Kant, sont en effet déterminées a priori par la formulation mathématisée des hypothèses, au point qu'il n'est plus possible, désormais, de concevoir les sciences de la nature sans les mathématiques.
Pour les dogmatiques, la nature est le résultat d’une création divine : « [la Nature], c'est l’ordre et la disposition que Dieu a établis dans les choses créées » (Descartes, Discours de la Méthode, VI). Donc, pour eux, la nature existe de toute éternité et est nécessairement parfaite en ce qu’elle est la réalisation d'un modèle divin. Il s’ensuit que la science ne peut consister qu’à essayer de se rapprocher de la perfection de l’entendement divin pour saisir le tout et les différentes parties de la nature aussi intelligiblement que Dieu lui-même. C’est pourquoi Descartes, notamment, préconise l’usage d’une "intelligence pure et attentive" d'origine divine, plutôt que de l’expérience sensible toujours potentiellement trompeuse car trop humaine. L’enjeu, comme le précise Descartes, n’est rien moins que la maîtrise technique de la nature : « [aussi] connaissant la force et les actions du feu, de l’eau, de l’air, des astres, des cieux et de tous les autres corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous connaissons les divers métiers de nos artisans, nous pourrions ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la Nature » (Descartes, Discours de la Méthode, VI). En effet, de même que la physique se déduit de la métaphysique, la mécanique (la technique) se déduit de la physique dans le sens où on doit pouvoir comprendre le fonctionnement de la nature de la même façon claire et distincte que nous comprenons les machines ("les métiers") de nos artisans. À cette condition, nous deviendrions presque ("comme") les maîtres et les possesseurs de la Nature puisque nous en comprendrions intellectuellement et en maîtriserions techniquement les mécanismes, un peu comme Dieu.
Même si les empiristes admettent, comme les dogmatiques, que la nature est une création divine (ce qui est une évidence pour presque tous les philosophes d'avant l'époque des Lumières), il ne peut, évidemment, être question de l'appréhender par le seul pouvoir de l'esprit. On pourrait dire, par analogie, que, pour un empiriste, la nature est au scientifique ce que le vaste monde est à l'explorateur. C'est-à-dire que le scientifique va, en quelque sorte, partir à l'aventure en espérant faire des rencontres heureuses et réaliser des expériences fructueuses. Or, comme l'a souligné Kant en B113, « des observations faites au hasard et sans plan tracé d’avance ne se rassemblent pas en une loi nécessaire » (Kant, Critique de la Raison Pure, III, 10). Ce dont conviennent volontiers les empiristes, notamment Hume qui en tire même argument en faveur de la probabilité (et non de la nécessité) de la connaissance scientifique. En effet, comme toute notre connaissance dérive de nos impressions sensibles, nous ne pouvons jamais être certains que deux phénomènes P et P', qui se ressemblent, sont réellement semblables et que ce ne sont pas nos sens qui nous trompent, comme le disent les dogmatiques et les sceptiques. Et, à supposer que P=P', rien ne nous garantit que l'idée I (P, P', P'', P'''...) que nous en avons, et qui est une impression affaiblie et mise en mémoire, représente fidèlement les impressions originales. Or, il existe un type de phénomène dont les scientifiques sont friands dans la mesure où elle leur permet de faire de la prédiction : c'est la relation de cause à effet. En effet, « la matière, dans toutes ses opérations, est actionnée par une cause nécessaire » (Hume, Enquête sur l’Entendement Humain, VIII, 1). Mais d'où nous vient notre idée de causalité nécessaire ? L'idée "A est la cause de B" suppose, non seulement que A=A'=A''=... et que B=B'=B''=..., mais aussi qu'il existe une influence de A sur B, ce dont nous n'avons pas l'expérience, et enfin qu'il en sera toujours ainsi à l'avenir, ce dont nous n'avons pas l'expérience non plus. Il en résulte que « notre idée de nécessité et de causalité naît entièrement de l’observation d’une uniformité dans les opérations de la nature où des objets semblables sont constamment conjoints les uns aux autres et l’esprit accoutumé à inférer l’un de l’apparition de l’autre » (Hume, Enquête sur l’Entendement Humain, VIII, 1). Bref, la soi-disant connaissance de la relation de cause à effet de A sur B n'est en réalité que l'expérience d'une corrélation constante entre A et B. Et la soi-disant nécessité de cette connaissance n'est en réalité qu'une probabilité (il est probable, mais non certain, qu'à l'avenir A sera toujours suivi de B).
Bien entendu, Kant ne peut pas être d'accord avec les empiristes. Pour lui, et pour tous les philosophes des Lumières dont il est l'un des chefs de file, la connaissance scientifique n'est pas probable mais nécessaire. De ce point de vue, Kant est du côté des dogmatiques, car c'est bien la présence des mathématiques, comme le souligne Platon, qui rend nécessaire la formule 6H2O+6CO2+e → C6H12O6+6O2, ce qui en fait une loi de la nature. Le problème, c'est que, a priori, la formule 7H2O+7CO2+e → C7H14O7+7O2 est nécessaire aussi, et pour les mêmes raisons (même nombre d'atomes à gauche et à droite de la flèche). Sauf que cette deuxième formule a beau être nécessaire a priori, elle n'est pas vraie a posteriori car elle ne correspond à aucun phénomène réel. Contre les dogmatiques, Kant dirait donc que, pour affirmer que 6H2O+6CO2+e → C6H12O6+6O2 est vraie et que 7H2O+7CO2+e → C7H14O7+7O2 est fausse, il a bien fallu faire deux expériences. Or, ce qui a rendu possible ces expériences, c'est la structure mathématisée des deux formules : c'est parce que les mathématiques sont synthétiques a priori (cf. B123), que la vérification expérimentale a pu rendre son verdict. C'est pourquoi Kant déborde d'enthousiasme sur l'extraordinaire pouvoir de la mathématique qui, non seulement « donne le plus éclatant exemple d’une Raison pure [faculté des principes a priori] qui s’étend d’elle-même avec succès, sans le secours de l’expérience » (Kant, Critique de la Raison Pure, III, 468 ; IV, 94), puisque c'est elle qui guide l'expérimentation, mais encore fait de « la science [...] une législation universelle pour la Nature [...]. La Nature, c'est l'existence des choses en tant que déterminée selon des lois universelles » (Kant, Critique de la Raison Pure, III, 468 ; IV, 94). Car, pour Kant et les Lumières, c'est nous, les hommes, plus précisément les scientifiques, qui, par l'entremise de l'extraordinaire pouvoir que nous confèrent les mathématiques, sommes les législateurs de la Nature. C'est nous qui donnons des lois à la Nature, ce n'est pas Dieu ! C'est nous, et non Dieu, qui décidons de considérer l'eau comme un corps composé de deux atomes d'hydrogène et d'un atome d'oxygène. La Nature fait en quelque sorte partie de notre culture : c'est nous qui imposons à la réalité un ordre mathématisé mais cet ordre n'est pas arbitraire puisqu'il est corroboré par l'expérience.
On peut néanmoins se douter que, deux siècles après Kant, l'enthousiasme propre aux Lumières soit un peu retombé. Grosso modo, l'idée kantienne de l'impossibilité d'une science non mathématisée s'expose à trois types de critiques : sociale, métaphysique, ontologique. La critique sociale la plus féroce est formulée par Marcuse. Certes, « la méthode scientifique, qui a permis une domination de la nature de plus en plus efficace, a fourni les concepts purs, mais aussi l’ensemble des instruments qui ont favorisé une domination de l’homme par l’homme de plus en plus efficace, à travers la domination de la nature » (Marcuse, L’Homme Unidimensionnel, VI). C'est-à-dire que, à travers la mathématisation de la science en général, les hommes sont devenus les législateurs de la nature, comme le prédisait Kant. Mais, en particulier, ils se sont rendu maîtres de la nature humaine dans le sens où il a été très facile de dominer et de manipuler la nature humaine dans des domaines (notamment l'économie) où certains avaient intérêt à prévoir les comportements humains pour les exploiter. Bref, pour Marcuse, « la raison théorique, en restant pure et neutre, est entrée au service de l’instrumentalisation des hommes » (Marcuse, L’Homme Unidimensionnel, VI).
La critique métaphysique est l'œuvre de Wittgenstein : la mathématisation des sciences a fait faire, objectivement, aux sciences de tels progrès, la science s'est dotée par là d'un tel prestige, qu'il a semblé aux non-scientifiques qu'ils devaient singer la science pour sauver la légitimité de leur activité. Or, d'une part, si « la totalité des propositions vraies constitue la totalité des sciences de la nature » (Wittgenstein, Cahier Bleu, 28-29), en revanche, la science de la nature n'a pas attendu d'être mathématisée pour être vraie. Cette critique vise essentiellement les philosophes qui prétendent se doter d'un raisonnement ayant, a priori, une rigueur mathématique, et, découvrir des vérités ayant, a posteriori, une réalité expérimentale : « les philosophes ont constamment à l’esprit la méthode scientifique et sont tentés de poser des questions et d’y répondre à la manière de la science : cette tendance est la vraie source de la métaphysique qui mène le philosophe en pleine obscurité » (Wittgenstein, Cahier Bleu, 28-29). Tandis que, pour Wittgenstein, la philosophie ne consiste pas à soumettre des hypothèses à l'épreuve de l'expérience, mais uniquement à analyser la cohérence de règles du langage, c'est-à-dire des tautologies. En tout cas, cette confusion des genres est tout à fait regrettable : c'est cela que Wittgenstein qualifie péjorativement de "métaphysique".
Enfin Quine adresse une critique ontologique (relative à ce qui existe) à la conception kantienne de la science mathématisée : certes, la science, au moyen des mathématiques, se donne les moyens de connaître rigoureusement ce qui existe, mais il ne faudrait pas oublier que l'ontologie (ce qui existe) est avant tout exigée par une culture donnée. Quine remarque que, lorsque l'expérimentation d'une hypothèse se révèle négative, « on peut [...] soit modifier certains énoncés théoriques, soit préserver la vérité de la théorie en alléguant une hallucination » (Quine, Deux Dogmes de l’Empirisme, vi). Autrement dit, contrairement à ce que pense Kant, l'expérience n'est pas le tribunal en dernier recours de la validité de l'hypothèse : on peut toujours dire que la vérification n'a pas été correctement menée et refaire l'expérimentation plutôt que d'abandonner l'hypothèse. À la limite, nous dit Quine, on peut même modifier les conditions de l'expérimentation jusqu'à ce qu'elle corresponde à l'hypothèse. Au point que, si les Grecs avaient connu les sciences mathématisées, ils auraient probablement démontré a priori, puis vérifié expérimentalement l'existence de leurs dieux, car « les objets physiques et les dieux ne trouvent place dans une théorie que pour autant qu’ils sont culturellement postulés. » (Quine, Deux Dogmes de l’Empirisme, vi) !
Nous avons donc pu voir que la connaissance scientifique de la Nature est pour partie pure ou a priori lorsqu'il s'agit d'émettre une hypothèse sur la possibilité d'un phénomène, et pour partie empirique ou a posteriori lorsqu'il s'agit de juger expérimentalement de la réalité ou non de ce phénomène. Or ce sont les mathématiques qui permettent à la fois de préciser a priori les conditions de la vérification expérimentale de l'hypothèse et de guider a posteriori l'expérimentation en ordonnant et en quantifiant le phénomène à expérimenter, au point que nous les hommes, devenons les véritables législateurs de la Nature.
(Kant, Premiers Principes Métaphysiques de la Science de la Nature, IV, 470)
À la lecture de ce texte, il semblerait que Kant se pose la question suivante : qu'apportent les mathématiques aux sciences ? En effet, contrairement à ce que croient certains, une science n'a-t-elle pas besoin tout à la fois de réflexion et d'expérience ? Or, ne sont-ce pas les mathématiques qui, précisément, font le lien entre réflexion scientifique et expérience scientifique ? Nous allons voir que, contrairement à ce que prétendent les empiristes et les dogmatiques, la science n'est affaire ni d'expérience pure, ni de réflexion pure, mais comporte une partie pure (a priori) consistant à construire une hypothèse et une partie empirique (a posteriori) consistant à expérimenter l'hypothèse. Or, ce sont les mathématiques qui permettent de formuler une hypothèse avec suffisamment de précision pour qu'elle puisse être expérimentée, puis, en cas de confirmation, devenir une loi faisant des scientifiques les véritables législateurs de la nature.
I. Contrairement à ce que prétendent les empiristes et les dogmatiques, la science n'est affaire ni d'expérience pure, ni de réflexion pure, mais comporte une partie pure (a priori) consistant à construire une hypothèse et une partie empirique (a posteriori) consistant à expérimenter l'hypothèse.
"Une science proprement dite [...] exige une partie pure sur laquelle se fonde la partie empirique et qui repose sur la connaissance a priori des choses de la nature."
Kant nous dit dans cette phrase que l'activité scientifique n'est ni complètement pure, ni complètement empirique, mais s'effectue en deux temps : d'abord une partie pure (a priori ou intellectuelle), puis une partie empirique (a posteriori ou expérimentale).
Pour les philosophes du courant empiriste (dont Locke est un représentant), contrairement à ce que dit Kant, toute connaissance, y compris donc la connaissance scientifique, est d'origine empirique. Cela signifie que toute forme de connaissance dérive des expériences (en grec, empeiria veut dire "expérience") que nous faisons sur les objets extérieurs à nous-mêmes grâce à nos organes des cinq sens ou sur nos états intérieurs grâce à nos sentiments. Au point, nous dit Locke, que, à notre naissance, notre âme ne contient aucune connaissance, aucune idée, c'est une tabula rasa, une "table rase". Il veut dire par analogie que nos expériences sont à notre âme ce que les signes gravés sont à la table de cire (sur laquelle on écrivait avant la découverte du papier et de l'imprimerie, la "table rase" étant alors simplement une table de cire vierge). Donc, pour les empiristes, il n'y a de connaissance qu'expérimentale : « comment [l'âme] vient-elle à recevoir des idées ? [...] De l'expérience » (Locke, Essai Philosophique concernant l'Entendement Humain, I, iv, 24).
Les philosophes du courant dogmatique (dont Platon et Descartes sont des représentants) sont également opposés à Kant, mais pour la raison inverse des empiristes. Si pour ces derniers, l'origine de toute connaissance est à chercher dans les sens, pour les dogmatiques en revanche, l'origine de la connaissance scientifique n'est pas à chercher dans les données sensibles mais dans la pensée pure, c'est-à-dire débarrassée de toute donnée sensible. La raison de cette réputation d'impureté que traîne toute connaissance empirique est parfaitement exprimée par Descartes : « j’ai quelquefois éprouvé que mes sens étaient trompeurs. […] Combien de fois m’est-il arrivé de songer, la nuit, que j’étais en ce lieu, que j’étais habillé, que j’étais auprès du feu, quoique je fusse tout nu dedans mon lit ? […] Il n’y a point d’indices concluants ni de marques assez certaines par où on puisse distinguer nettement la veille d’avec le sommeil » (Descartes, Méditations Métaphysiques, I, 3-5). Et comme la connaissance la plus haute (scientifique) ne peut pas se fonder sur un mode de relation au monde extérieur potentiellement trompeur, il va falloir, comme le dit Descartes, ne faire confiance qu'à l'intelligence pure et attentive. Brefs, pour les dogmatiques, toute connaissance hors de doute est nécessairement une connaissance purement intellectuelle, indépendante de l’expérience sensible.
Tout le monde est d'accord (empiristes, dogmatiques et Kant) pour reconnaître que toute connaissance commence par l'expérience sensible dans les premiers âges de la vie. Or, pour Kant, et contrairement à ce qu'affirment les empiristes, la connaissance scientifique ne vient pas intégralement de l'expérience sensible. Mais elle ne lui est pas non plus tout à fait étrangère, contrairement à ce que prétendent les dogmatiques. Kant va donc faire la synthèse de ces deux courants apparemment contradictoires que sont l'empirisme et le dogmatisme. La science ne peut pas provenir des seules données des sens car « des observations faites au hasard et sans plan tracé d’avance ne se rassemblent pas en une loi nécessaire » (Kant, Critique de la Raison Pure, III, 10). Autrement dit, si les empiristes avaient raison, la découverte scientifique serait tributaire du hasard des rencontres des hommes avec les phénomènes observables, ce qui ne permettrait pas d'expliquer l'accélération des progrès scientifiques à partir du XVII° siècle, lesquels, au contraire, ne doivent rien au hasard mais sont le fruit d'une planification préalable. Kant insiste donc sur cet aspect fondamental de la science : on ne découvre rien par hasard, mais on ne trouve au contraire que ce qu'on cherche. Mais, d'un autre côté, si les dogmatiques avaient raison, d'une part on aurait des intuitions, des déductions, comme l'indique Descartes, mais le matériel du scientifique se résumerait à du papier et un crayon. Or, que seraient les travaux de, par exemple, sans l'invention de la lunette astronomique ? D'autre part, si les dogmatiques avaient raison, les vérités scientifiques seraient définitives (en grec dogma veut dire "opinion définitive"), ce qui n'est manifestement pas le cas : le géocentrisme aristotélicien est détrôné par l'héliocentrisme copernicien qui est lui-même détrôné par l'acentrisme galiléen. Bref, « il se pourrait que notre connaissance fût composée de ce que nous recevons par des impressions sensibles, et de ce que notre propre faculté de connaître tire d’elle-même » (Kant, Critique de la Raison Pure, III, 10): il y a dans la connaissance scientifique, une partie empirique (a posteriori, en latin "par ce qui vient en second") et une partie pure (a priori, en latin, "par ce qui vient en premier").
Mais alors, comment expliquer que ce soit l'expérience qui nous vient en premier et que ce soit la partie pure qui soit qualifiée d'a priori ?
"Or, connaître une chose a priori signifie la connaître d’après sa simple possibilité [...]. Et connaître la possibilité de choses naturelles déterminées [...] a priori, exige que l’intuition sensible correspondant au concept soit donnée a priori, c’est-à-dire que leur concept soit construit."
Kant répond à la question en disant que connaître a priori un phénomène, c'est connaître la possibilité de ce phénomène et que connaître la possibilité d’un phénomène, c’est en construire une représentation a priori, autrement dit faire l’hypothèse de son existence.
Pour Aristote, ce qui est possible, c’est ce qui est en train de se réaliser : « l’essence d’une chose n’est rien d’autre que sa puissance de passer à l’acte [...]. Donc une chose est possible si son passage à l’acte dont elle est dite avoir la puissance n’entraîne aucune impossibilité » (Aristote, Métaphysique, T, 1047a-b). En effet, l’essence d’une chose, ce qu’est réellement cette chose, c’est un processus de développement qui va l’amener à atteindre sa nature, c’est-à-dire sa perfection propre. Par exemple, l'essence d'un être humain, c'est de vivre dans une Cité, c’est son plus haut degré de développement. Ce qui veut dire que l'être humain est d’abord "en puissance", c’est-à-dire en développement dans l'enfant, avant d’être "en acte", c’est-à-dire citoyen achevé. Dès lors, dire qu’une chose est possible, c’est dire simplement que cette chose poursuivra son développement si aucun accident ne vient l’entraver. Mais alors, « si une chose est possible dans le sens où elle est réalisable, on ne pourra pas en même temps dire que cette chose est possible mais que pourtant elle ne sera pas » (Aristote, Métaphysique, T, 1047a-b). C’est-à-dire que, si le plein développement de l'enfant est possible, de deux choses l’une, ou bien il se réalisera sûrement s’il ne rencontre aucun obstacle, ou bien il ne se réalisera sûrement pas s’il rencontre l’un de ces obstacles. Mais il n'y a aucun sens à dire que le développement de l'enfant est possible mais risque de ne pas avoir lieu, car, pour Aristote, dire qu’un événement est possible, ce n’est pas émettre une hypothèse quant à sa survenance, c’est dire qu’il va certainement se réaliser (c’est la règle), sauf accident (c’est l’exception).
Il en va très différemment pour Wittgenstein : « la forme d'une représentation est la possibilité que les choses soient entre elles dans le même rapport que les éléments de l'image [...]. L'image figure une situation possible dans l'espace logique » (Wittgenstein, Tractatus, 2.151-5.525). Pour lui, en effet, lorsqu’on se représente un phénomène, lorsqu’on s’en fait une image (par exemple, la police fait le "portrait-robot" d’un suspect), c’est comme si on tenait le raisonnement suivant : tout porte à croire que les objets, dans l’espace réel, entretiennent entre eux les mêmes relations que les éléments de la représentation dans l’espace logique de l’image (par exemple, le grain de beauté est sur la joue droite dans la réalité comme dans le "portrait-robot"), mais comme nous n’en sommes pas parfaitement certains, allons donc vérifier sur le terrain. L’image est une représentation formelle, c’est-à-dire que ses éléments ont une existence dans l'espace logique mais on ne sait pas encore s'il existe des éléments correspondants dans l'espace réel. La possibilité n'est pas, comme chez Aristote, une réalité en devenir, mais plutôt l'expression d'une incertitude quant à la réalité d’un phénomène : est-ce qu’il y a, oui ou non, dans l’espace réel, une chose qui correspond à l’image qu’on s’en est faite ? Or, pour Wittgenstein, la proposition est un cas particulier d’image : on peut d’ailleurs remplacer le "portrait-robot" par une description des principaux traits du visage. Ce qui veut dire que, lorsqu’on énonce une proposition, c’est comme si on dessinait quelque chose : on précise à quelle(s) condition(s) l’image sera fidèle à la réalité, autrement dit, à quelle(s) condition(s) la proposition sera vraie. Bref, pour Wittgenstein, dire qu’une chose est possible, c’est, en général, préciser à quelles conditions l'hypothèse sera vérifiée : « les possibilités de vérité des propositions élémentaires sont les conditions de vérité ou de fausseté des propositions. [Donc] est possible la proposition pourvue de sens » (Wittgenstein, Tractatus, 2.151-5.525). Finalement, pour Wittgenstein, dire qu’une chose est possible, c’est énoncer à son sujet une ou plusieurs proposition(s) douée(s) de sens.
Kant est beaucoup plus proche de Wittgenstein que d’Aristote dans le sens où le possible est pour lui non pas une étape dans le développement d’une réalité, mais plutôt l'image qui représente un phénomène dont on n'est pas encore certain de la réalité. Comme chez Wittgenstein, c’est, pour Kant, l’expérience sensible qui juge de la vérité de la proposition qui décrit la possibilité de ce phénomène, et donc qui est la deuxième étape de la connaissance d’un phénomène : « est réel ce qui s’accorde avec les conditions matérielles de l’expérience, à savoir la sensation. Ce qui s’accorde avec les conditions formelles de l’expérience n’est que possible » (Kant, Critique de la Raison Pure, III, 185-190). Pour savoir si un phénomène est bien réel, existe ou n’existe pas, il faut, dit Kant, vérifier matériellement (a posteriori) au moyen d’une expérience sensible. Et ce qui est à vérifier, c’est la représentation formelle (a priori) d’une réalité dont la possibilité a été préalablement énoncée dans ce que nous appelons aujourd’hui une hypothèse. « [Donc] ce qui possible est déterminé a priori par l’entendement lui-même comme objet d’une expérience en général [...]. Les concepts a priori sont les conditions générales de l’expérience possible » (Kant, Critique de la Raison Pure, III, 185-190). Bref, l’hypothèse est bien un concept, c'est-à-dire une connaissance a priori, puisqu’elle permet d’établir, avant la vérification, quelles seront précisément les conditions expérimentales que l’expérience sensible devra satisfaire pour vérifier l'hypothèse, c’est-à-dire la confirmer ou l’infirmer. Ce que Kant appelle "les conditions de l’expérience possible", ce ne sont rien d'autre que ce que Wittgenstein nomme "les conditions de vérité de la proposition". On peut donc dire que pour Kant comme pour Wittgenstein, il existe deux sortes de preuves de vérité : une preuve a priori, la démonstration formelle de la possibilité d'un phénomène, et une preuve expérimentale, la vérification matérielle de la réalité d'un phénomène. Mais il existe une différence importante entre Wittgenstein et Kant : Kant parle des seules hypothèses scientifiques, Wittgenstein des propositions douées de sens en général.
Qu'est-ce qui fait donc d'une proposition douée de sens une hypothèse scientifique ?
II. Or, ce sont les mathématiques qui permettent de formuler une hypothèse avec suffisamment de précision pour qu'elle puisse être expérimentée, puis, en cas de confirmation, devenir une loi faisant des scientifiques les véritables législateurs de la nature.
"Mais la connaissance rationnelle par la construction des concepts, c’est la mathématique."
Kant répond que c'est la présence d'une structure mathématique qui permet de distinguer une hypothèse scientifique qui, si elle est vérifiée expérimentalement, donnera lieu à une connaissance rationnelle, c'est-à-dire une connaissance à la fois universelle et nécessaire.
Les philosophes dogmatiques, ceux qui affirment la nature nécessairement intellectuelle et rationnelle de la connaissance vraie, ont toujours été fascinés par l'activité mathématique. Celle-ci leur est toujours apparue comme le modèle de ce que la raison peut réaliser de meilleur en déduisant, sans recours à l'expérience sensible, des conséquences nécessairement vraies à partir de prémisses hors de doute. C'est pourquoi Platon souligne que « il est une chose que tous ceux qui sont tant soit peu versés dans la géométrie ne nous contesteront pas, c'est que cette science a un objet entièrement différent de ce que prétendent les praticiens [...]. Car toute cette science n'est cultivée qu'en vue de la connaissance [...]. On la cultive pour connaître ce qui est toujours, et non ce qui à un moment donné naît et périt » (Platon, République, VII, 527 a-b). Ce qui implique clairement que, pour les dogmatiques, les mathématiques ne peuvent pas être pensées comme des outils, de simples moyens au service de la science. Tout au contraire, les mathématiques sont, pour eux, une fin en soi, car elle est la science pure, parfaite, éternelle, celle qui a le moins de rapports avec les choses matérielles impures, imparfaites, transitoires qui sollicitent notre corps et nos sens. D'ailleurs, le statut de la mathématique est, pour eux, tellement prestigieux que Platon en fait même l'activité préparatoire à la philosophie : « elle est donc, mon brave ami, propre à tirer l'âme vers la vérité et à faire naître l'esprit philosophique » (Platon, République, VII, 527 a-b). D'où la devise de Platon : mèdeïs ageômetrètos eïsitô, "que nul n'entre ici (parmi les philosophes) s'il n'est géomètre (mathématicien)". Autrement dit, celui qui se révèle apte à faire de la mathématique offre par là-même un indice de ce que Platon appelle "le naturel philosophique", c'est-à-dire une capacité hors du commun à tourner "l'œil de son esprit" vers les Idées éternelle et immuables. En tout cas, on peut dire, en termes kantiens, que, pour les dogmatiques, les mathématiques sont une activité pure ou a priori.
On se doute que le statut des mathématiques va être complètement différent pour les empiristes. Pour eux, toute nos connaissances dérivant de nos perceptions sensibles, les mathématiques en dériveront nécessairement aussi. Plus précisément, nous dit Hume, il existe deux sortes de perceptions sensibles : les impressions et les idées. Les impressions sont des perceptions immédiates et vivaces des objets internes ou externes dont nos sens nous informent de la présence : par exemple, j'ai une impression visuelle du bleu du ciel, ce qui revient à dire que mon sens visuel m'informe de la présence d'un ciel bleu. Les idées, en revanche, sont des copies affaiblies de nos impressions, ce qui nous permet de les mémoriser efficacement en regroupant par affinités toutes les impressions qui se ressemblent : par exemple, j'ai, en mémoire, l'idée de la couleur "bleu" même si je n'ai pas, présentement autour de moi, une impression de bleu. Bref, « toutes nos idées sont des copies de nos impressions. [Donc] une idée est plus faible et plus effacée qu’une impression » (Hume, Traité de la Nature Humaine, I, iii, 1). Mais, si ce que dit Hume est exact, alors, il va falloir dire aussi que nos idées mathématiques sont des copies affaiblies et estompées de nos impressions mathématiques. Ce qui veut dire que le nombre "deux" sera dérivé des diverses impressions de duos que j'ai eues dans mon existence, la notion d'égalité sera dérivée des diverses impressions d'indistinction que j'ai eues dans ma vie et l'idée de parallèles sera dérivée des diverses impressions de lignes qui semblent ne se rejoindre jamais. Or, si tel est le cas, il est évident que la certitude de nos idées mathématiques n'est nullement assurée : peut-être que, dans certains cas dont je n'ai pas encore eu d'impression, les lignes qui ont l'air de ne jamais devoir se rejoindre, se rejoignent en réalité. Bref, « nos idées [géométriques] semblent affirmer que deux lignes [parallèles] ne peuvent avoir un segment commun ; mais [...] si l’angle qu’elles forment est extrêmement petit, nous n’avons aucun critère pour nous assurer de la vérité de cette proposition » (Hume, Traité de la Nature Humaine, I, iii, 1). On voit tout de suite à quoi Hume veut en venir : dans la mesure où toutes nos idées sont des impressions affaiblies et un peu estompées de nos impressions, alors, contrairement à nos impressions, toutes nos idées sont frappées d'incertitude. Les empiristes ont donc tendance à traiter les connaissances mémorisées (les "idées") sur le mode sceptique. Et on arrive alors au paradoxe que les mathématiques font partie des connaissances incertaines et, par conséquent, ne peuvent nous être d'aucun secours s'il s'agit de connaître avec certitude. En tout, cas, pour les empiristes, l'activité mathématique est, en termes kantiens, une activité dérivée de l'expérience sensible, donc entièrement a posteriori.
Là encore, Kant fait la synthèse des positions opposées des dogmatiques et des empiristes. Pour Kant comme pour les empiristes, en effet, les idées mathématiques, comme toutes les idées, permettent de mettre de l'ordre dans nos impressions sensibles en les classant et en les reliant. Mais pour Kant comme pour les dogmatiques, l'application des mathématiques se fait entièrement a priori, c'est-à-dire indépendamment de l'expérience sensible. Kant dit alors que les mathématiques sont "synthétiques a priori" : « les jugements mathématiques sont tous synthétiques [ils relient des objets], mais leur application à l’expérience se fait entièrement a priori [car ils] ajoutent à ce qui est donné aux sens quelque chose qui n’y était pas contenu » (Kant, Critique de la Raison Pure, III, 39-184). Pour comprendre précisément ce que cela veut dire, prenons l'exemple de la découverte scientifique, dans les années 1930 par le chimiste anglais Robert Hill, de la réaction chimique connue sous le nom de "photosynthèse chlorophyllienne" et qui explique la constitution des végétaux à chlorophylle (plantes vertes). Dans un premier temps, le scientifique, après réflexion, formule l'hypothèse suivante : 6H2O+6CO2+e → C6H12O6+6O2, c'est-à-dire que 6 molécules d'eau (H2O) plus 6 molécules de gaz carbonique (CO2) en présence d'énergie solaire (e) donnent une molécule de glucose (C6H12O6) plus 6 molécules d'oxygène (O2). Quel est le rôle des mathématiques là-dedans ? Eh bien, comme le dit Kant, à relier des objets : par exemple, on dit qu'on relie 2 atomes d'hydrogène et un atome d'oxygène pour avoir une molécule d'eau, puis on dit qu'on relie 6 molécules d'eau, puis on dit, avec le signe "+", qu'on relie ces 6 molécules d'eau à 6 molécules de gaz carbonique, etc., et, par le signe "→", on ajoute que ce qui est relié à gauche du signe (avant la réaction chimique) se recompose, c'est-à-dire se relie différemment à droite du signe (après la réaction). Bref, les mathématiques sont synthétiques en ce qu'elles établissent des relations quantitatives entre des objets (ici, entre atomes et entre molécules). Mais, ajoute Kant, elles sont synthétiques a priori. Cela veut dire qu'elles relient les objets avant même l'expérimentation qui permettra de confirmer ou d'infirmer l'hypothèse. En ce sens, « la mathématique comporte une nécessité absolue tout en étant applicable dans toute sa précision aux objets de l’expérience sensible » (Kant, Critique de la Raison Pure, III, 39-184). Autrement dit, c'est la formulation mathématisée de l'hypothèse scientifique qui va, a priori, guider son expérimentation en déterminant ce qui doit compter pour des objets : est objet de connaissance scientifique ce qui est a priori pensé comme possible et qui est a posteriori expérimenté comme réel. Le caractère synthétique a priori des formulations mathématisées des sciences est donc une garantie d'objectivité pour la connaissance de la nature. Ces formulations nous disent : "voilà quels sont les objets de la science" et "il n'y a que cela à considérer, le reste ne compte pas".
Mais alors, est-ce à dire que les lois scientifiques de la nature ne sont pas vraiment découvertes mais plutôt inventées par les hommes ?
"En conséquence [...] une pure théorie de la nature concernant des choses déterminées de la nature n’est possible qu’au moyen de la mathématique."
Les lois de la nature, précise Kant, sont en effet déterminées a priori par la formulation mathématisée des hypothèses, au point qu'il n'est plus possible, désormais, de concevoir les sciences de la nature sans les mathématiques.
Pour les dogmatiques, la nature est le résultat d’une création divine : « [la Nature], c'est l’ordre et la disposition que Dieu a établis dans les choses créées » (Descartes, Discours de la Méthode, VI). Donc, pour eux, la nature existe de toute éternité et est nécessairement parfaite en ce qu’elle est la réalisation d'un modèle divin. Il s’ensuit que la science ne peut consister qu’à essayer de se rapprocher de la perfection de l’entendement divin pour saisir le tout et les différentes parties de la nature aussi intelligiblement que Dieu lui-même. C’est pourquoi Descartes, notamment, préconise l’usage d’une "intelligence pure et attentive" d'origine divine, plutôt que de l’expérience sensible toujours potentiellement trompeuse car trop humaine. L’enjeu, comme le précise Descartes, n’est rien moins que la maîtrise technique de la nature : « [aussi] connaissant la force et les actions du feu, de l’eau, de l’air, des astres, des cieux et de tous les autres corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous connaissons les divers métiers de nos artisans, nous pourrions ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la Nature » (Descartes, Discours de la Méthode, VI). En effet, de même que la physique se déduit de la métaphysique, la mécanique (la technique) se déduit de la physique dans le sens où on doit pouvoir comprendre le fonctionnement de la nature de la même façon claire et distincte que nous comprenons les machines ("les métiers") de nos artisans. À cette condition, nous deviendrions presque ("comme") les maîtres et les possesseurs de la Nature puisque nous en comprendrions intellectuellement et en maîtriserions techniquement les mécanismes, un peu comme Dieu.
Même si les empiristes admettent, comme les dogmatiques, que la nature est une création divine (ce qui est une évidence pour presque tous les philosophes d'avant l'époque des Lumières), il ne peut, évidemment, être question de l'appréhender par le seul pouvoir de l'esprit. On pourrait dire, par analogie, que, pour un empiriste, la nature est au scientifique ce que le vaste monde est à l'explorateur. C'est-à-dire que le scientifique va, en quelque sorte, partir à l'aventure en espérant faire des rencontres heureuses et réaliser des expériences fructueuses. Or, comme l'a souligné Kant en B113, « des observations faites au hasard et sans plan tracé d’avance ne se rassemblent pas en une loi nécessaire » (Kant, Critique de la Raison Pure, III, 10). Ce dont conviennent volontiers les empiristes, notamment Hume qui en tire même argument en faveur de la probabilité (et non de la nécessité) de la connaissance scientifique. En effet, comme toute notre connaissance dérive de nos impressions sensibles, nous ne pouvons jamais être certains que deux phénomènes P et P', qui se ressemblent, sont réellement semblables et que ce ne sont pas nos sens qui nous trompent, comme le disent les dogmatiques et les sceptiques. Et, à supposer que P=P', rien ne nous garantit que l'idée I (P, P', P'', P'''...) que nous en avons, et qui est une impression affaiblie et mise en mémoire, représente fidèlement les impressions originales. Or, il existe un type de phénomène dont les scientifiques sont friands dans la mesure où elle leur permet de faire de la prédiction : c'est la relation de cause à effet. En effet, « la matière, dans toutes ses opérations, est actionnée par une cause nécessaire » (Hume, Enquête sur l’Entendement Humain, VIII, 1). Mais d'où nous vient notre idée de causalité nécessaire ? L'idée "A est la cause de B" suppose, non seulement que A=A'=A''=... et que B=B'=B''=..., mais aussi qu'il existe une influence de A sur B, ce dont nous n'avons pas l'expérience, et enfin qu'il en sera toujours ainsi à l'avenir, ce dont nous n'avons pas l'expérience non plus. Il en résulte que « notre idée de nécessité et de causalité naît entièrement de l’observation d’une uniformité dans les opérations de la nature où des objets semblables sont constamment conjoints les uns aux autres et l’esprit accoutumé à inférer l’un de l’apparition de l’autre » (Hume, Enquête sur l’Entendement Humain, VIII, 1). Bref, la soi-disant connaissance de la relation de cause à effet de A sur B n'est en réalité que l'expérience d'une corrélation constante entre A et B. Et la soi-disant nécessité de cette connaissance n'est en réalité qu'une probabilité (il est probable, mais non certain, qu'à l'avenir A sera toujours suivi de B).
Bien entendu, Kant ne peut pas être d'accord avec les empiristes. Pour lui, et pour tous les philosophes des Lumières dont il est l'un des chefs de file, la connaissance scientifique n'est pas probable mais nécessaire. De ce point de vue, Kant est du côté des dogmatiques, car c'est bien la présence des mathématiques, comme le souligne Platon, qui rend nécessaire la formule 6H2O+6CO2+e → C6H12O6+6O2, ce qui en fait une loi de la nature. Le problème, c'est que, a priori, la formule 7H2O+7CO2+e → C7H14O7+7O2 est nécessaire aussi, et pour les mêmes raisons (même nombre d'atomes à gauche et à droite de la flèche). Sauf que cette deuxième formule a beau être nécessaire a priori, elle n'est pas vraie a posteriori car elle ne correspond à aucun phénomène réel. Contre les dogmatiques, Kant dirait donc que, pour affirmer que 6H2O+6CO2+e → C6H12O6+6O2 est vraie et que 7H2O+7CO2+e → C7H14O7+7O2 est fausse, il a bien fallu faire deux expériences. Or, ce qui a rendu possible ces expériences, c'est la structure mathématisée des deux formules : c'est parce que les mathématiques sont synthétiques a priori (cf. B123), que la vérification expérimentale a pu rendre son verdict. C'est pourquoi Kant déborde d'enthousiasme sur l'extraordinaire pouvoir de la mathématique qui, non seulement « donne le plus éclatant exemple d’une Raison pure [faculté des principes a priori] qui s’étend d’elle-même avec succès, sans le secours de l’expérience » (Kant, Critique de la Raison Pure, III, 468 ; IV, 94), puisque c'est elle qui guide l'expérimentation, mais encore fait de « la science [...] une législation universelle pour la Nature [...]. La Nature, c'est l'existence des choses en tant que déterminée selon des lois universelles » (Kant, Critique de la Raison Pure, III, 468 ; IV, 94). Car, pour Kant et les Lumières, c'est nous, les hommes, plus précisément les scientifiques, qui, par l'entremise de l'extraordinaire pouvoir que nous confèrent les mathématiques, sommes les législateurs de la Nature. C'est nous qui donnons des lois à la Nature, ce n'est pas Dieu ! C'est nous, et non Dieu, qui décidons de considérer l'eau comme un corps composé de deux atomes d'hydrogène et d'un atome d'oxygène. La Nature fait en quelque sorte partie de notre culture : c'est nous qui imposons à la réalité un ordre mathématisé mais cet ordre n'est pas arbitraire puisqu'il est corroboré par l'expérience.
On peut néanmoins se douter que, deux siècles après Kant, l'enthousiasme propre aux Lumières soit un peu retombé. Grosso modo, l'idée kantienne de l'impossibilité d'une science non mathématisée s'expose à trois types de critiques : sociale, métaphysique, ontologique. La critique sociale la plus féroce est formulée par Marcuse. Certes, « la méthode scientifique, qui a permis une domination de la nature de plus en plus efficace, a fourni les concepts purs, mais aussi l’ensemble des instruments qui ont favorisé une domination de l’homme par l’homme de plus en plus efficace, à travers la domination de la nature » (Marcuse, L’Homme Unidimensionnel, VI). C'est-à-dire que, à travers la mathématisation de la science en général, les hommes sont devenus les législateurs de la nature, comme le prédisait Kant. Mais, en particulier, ils se sont rendu maîtres de la nature humaine dans le sens où il a été très facile de dominer et de manipuler la nature humaine dans des domaines (notamment l'économie) où certains avaient intérêt à prévoir les comportements humains pour les exploiter. Bref, pour Marcuse, « la raison théorique, en restant pure et neutre, est entrée au service de l’instrumentalisation des hommes » (Marcuse, L’Homme Unidimensionnel, VI).
La critique métaphysique est l'œuvre de Wittgenstein : la mathématisation des sciences a fait faire, objectivement, aux sciences de tels progrès, la science s'est dotée par là d'un tel prestige, qu'il a semblé aux non-scientifiques qu'ils devaient singer la science pour sauver la légitimité de leur activité. Or, d'une part, si « la totalité des propositions vraies constitue la totalité des sciences de la nature » (Wittgenstein, Cahier Bleu, 28-29), en revanche, la science de la nature n'a pas attendu d'être mathématisée pour être vraie. Cette critique vise essentiellement les philosophes qui prétendent se doter d'un raisonnement ayant, a priori, une rigueur mathématique, et, découvrir des vérités ayant, a posteriori, une réalité expérimentale : « les philosophes ont constamment à l’esprit la méthode scientifique et sont tentés de poser des questions et d’y répondre à la manière de la science : cette tendance est la vraie source de la métaphysique qui mène le philosophe en pleine obscurité » (Wittgenstein, Cahier Bleu, 28-29). Tandis que, pour Wittgenstein, la philosophie ne consiste pas à soumettre des hypothèses à l'épreuve de l'expérience, mais uniquement à analyser la cohérence de règles du langage, c'est-à-dire des tautologies. En tout cas, cette confusion des genres est tout à fait regrettable : c'est cela que Wittgenstein qualifie péjorativement de "métaphysique".
Enfin Quine adresse une critique ontologique (relative à ce qui existe) à la conception kantienne de la science mathématisée : certes, la science, au moyen des mathématiques, se donne les moyens de connaître rigoureusement ce qui existe, mais il ne faudrait pas oublier que l'ontologie (ce qui existe) est avant tout exigée par une culture donnée. Quine remarque que, lorsque l'expérimentation d'une hypothèse se révèle négative, « on peut [...] soit modifier certains énoncés théoriques, soit préserver la vérité de la théorie en alléguant une hallucination » (Quine, Deux Dogmes de l’Empirisme, vi). Autrement dit, contrairement à ce que pense Kant, l'expérience n'est pas le tribunal en dernier recours de la validité de l'hypothèse : on peut toujours dire que la vérification n'a pas été correctement menée et refaire l'expérimentation plutôt que d'abandonner l'hypothèse. À la limite, nous dit Quine, on peut même modifier les conditions de l'expérimentation jusqu'à ce qu'elle corresponde à l'hypothèse. Au point que, si les Grecs avaient connu les sciences mathématisées, ils auraient probablement démontré a priori, puis vérifié expérimentalement l'existence de leurs dieux, car « les objets physiques et les dieux ne trouvent place dans une théorie que pour autant qu’ils sont culturellement postulés. » (Quine, Deux Dogmes de l’Empirisme, vi) !
Nous avons donc pu voir que la connaissance scientifique de la Nature est pour partie pure ou a priori lorsqu'il s'agit d'émettre une hypothèse sur la possibilité d'un phénomène, et pour partie empirique ou a posteriori lorsqu'il s'agit de juger expérimentalement de la réalité ou non de ce phénomène. Or ce sont les mathématiques qui permettent à la fois de préciser a priori les conditions de la vérification expérimentale de l'hypothèse et de guider a posteriori l'expérimentation en ordonnant et en quantifiant le phénomène à expérimenter, au point que nous les hommes, devenons les véritables législateurs de la Nature.