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« En ce début du 21e siècle, il m’apparait que notre relation avec l’ignorance en est devenue une d’infinie cordialité. Que le cynisme ambiant a déjà concédé à l’impatience des préjugés et à la banalisation de l’intolérance un poids démocratique regrettable. » (1)
- Mathieu Bernière
L’énoncé ci-dessus, exposé par Mathieu Bernière, chroniqueur au Journal de Québec, est intriguant puisqu’il peint une vision de notre société moderne étroitement liée avec le concept de l’ignorance, selon lui omniprésent en notre ère. Cette dernière se définit par la notion de ne pas posséder le savoir, c’est-à-dire ne pas avoir eu accès à la vérité, et dans le cas de la citation ci-dessus, Bernière évoque l’ignorance omniprésente au sein du peuple, duquel nous faisons tous partie, appuyé par l’utilisation du choix du mot « notre relation ». Celui-ci forme ainsi un lien de cordialité entre notre époque et l’ignorance du peuple, soit une relation de bienveillance, d’amitié chaleureuse, de bonne entente. Cette même relation apporte, selon lui, un état d’esprit de frustration; le cynisme, souvent confondu avec le scepticisme moral, philosophie voulant que ses adeptes diminuent leur confiance envers les organisations et pensent que les individus ne possèdent aucune connaissance morale. L’ignorance amène également l’impatience, à savoir le bousculement, l’arrivée abrupte, de préjugés, c’est-à-dire une idée préconçue sur un individu étranger. Ces derniers mènent ainsi à la banalisation, soit ce qui est très commun et familier, du poids démocratique, soit l’implication du peuple dans la démocratie, ce que Bernière qualifie de regrettable, voulant dire qu’elle est négligée, qu’elle est décevante. Ainsi, pour reformuler, la citation énonce qu’à notre époque, la place qu’a pris l’ignorance est importante, amenant les citoyens à sauter à des conclusions non fondées et avoir des opinions préconçues, de plus que de diminuer la place et l’implication du peuple dans la démocratie. Cette affirmation présuppose ainsi que la modernité a rendu la population plus ignorante. Pourtant, au sein de l’ère de l’information, il n’a jamais été aussi facile d’avoir accès au savoir et d’engager la discussion avec autrui, par Internet et les différents médias sociaux existants, par exemple.] [Or, cette réflexion soulève une question ; les médias sociaux peuvent-ils nous libérer de l’ignorance ? Ce questionnement relève d’un intérêt puisque la place qu’occupent les médias sociaux dans nos vies ne cesse d’augmenter. Par exemple, dans un rapport mené par l’agence publicitaire We Are Social en janvier 2020, nous passerions en moyenne plus de 2 h 24 (2) par jour sur ces réseaux, et ce chiffre augmente en moyenne de 6,76 % par année (3), comparativement aux cinq années antérieures. Considérant cette importante consécration de temps, il serait judicieux de l’utiliser à bon escient afin que ces médias guident le peuple au bien commun par le savoir, ce qui ne peut qu’être bénéfique pour la communauté. Je tenterai de démontrer que oui, il est possible de se libérer de l’ignorance par les médias sociaux], [en abordant tout d’abord l’argument de l’allégorie de la caverne de Platon et les ressources disponibles sur les médias sociaux afin d’acquérir le savoir, suivi d’une objection concernant les fausses nouvelles ainsi qu’une concession sur les moyens de les contrer pour conclure.
Tout d’abord, il serait intéressant de définir ce que l’on entend par « ignorance ». Pour cela, l’allégorie de la caverne, que nous avons abordée dans La République de Platon, nous pourrait être utile. Platon y explique que le monde possède deux réalités distinctes, soit le monde sensible et le monde intelligible, respectivement représenté par la caverne, à savoir l’obscurité, et l’extérieur, soit la lumière. L’obscurité représente l’ignorance, le monde des croyances et des opinions fondées sur ce que l’on voit (le monde sensible). La lumière est le monde intelligible, soit notre libération de la caverne, possible par l’acquisition de connaissances intelligibles via la discussion et le débat. Donc, il nous faut acquérir ces connaissances intelligibles afin de sortir de la caverne et nous approcher le plus possible du savoir, de la connaissance totale, par la science dialectique. Or, nous l’avons vu grâce au document du Ménon, ces connaissances peuvent s’acquérir via l’éducation, une forme de dialectique de questionnement développée par Socrate. L’éducation est également possible via les documents écrits comme les livres, relevant d’une dialectique entre le livre et son lecteur. Les magazines scientifiques, comme Science Magazine et Québec Science, ou encore les médias, comme Le Devoir et Radio-Canada, nous éduquent pareillement sur la compréhension de notre monde et visent l’apprentissage de connaissances intelligibles via la dialectique entre leurs lecteurs et leurs produits. Or, ces magazines et leurs articles sont disponibles sur les réseaux sociaux, comme sur Facebook par exemple (4). Nous avons également vu que la science est le discours s’approchant le plus de la vérité puisqu’il se fonde sur des faits mesurables et des certitudes en tentant de découvrir comment notre monde fonctionne, menant ainsi notre connaissance au monde intelligible. Donc, par la présence de ces magazines sur les réseaux sociaux, il est possible de s’informer et de s’éduquer sur notre compréhension du monde ainsi que sur l’actualité avec un abonnement à leur page, par exemple, ce qui relèverait d’une acquisition de connaissances intelligibles à travers notre fil d’actualité et nous mènerait au monde intelligible et au savoir, nécessaire afin de sortir de la caverne de l’ignorance.
Cependant, il serait important de se rappeler que médias sociaux riment malencontreusement avec désinformation, soit les innombrables fausses nouvelles présentes sur ces dernières. Comme celles-ci ne sont pas fondées sur la science, elles s’appuient sur des conceptions fausses, et nuisent par le fait même au savoir puisqu’elles appartiennent au monde sensible, au monde des croyances, à la caverne de l’ignorance. Selon un article de Radio-Canada, ayant pour source une étude du Massachussets Institute of Technology (MIT), une vraie nouvelle prendrait six fois plus de temps à atteindre 1 500 personnes qu’une falsifiable (5), ce qui témoigne de la place importante et puissante que prennent les fausses nouvelles au sein des réseaux sociaux. Également, dans un article de La Presse ayant pour source une enquête commandée par la Fondation pour le journalisme Canadien : « 40 % des répondants [à l’enquête] ont déclaré qu’ils se sentaient peu ou pas habilités à faire la différence entre une information fausse partagée dans les médias » (6). Non seulement elles se propagent plus rapidement, mais le peuple a en grande majorité de la difficulté les discerner. De plus, les individus possèdent une part infime de contrôle sur le contenu affiché sur ces réseaux. Dû à leurs algorithmes, les fils d’actualité des géants du Web comme Instagram ou Youtube nous alimentent presque exclusivement de contenus en lien avec nos intérêts et susceptibles de nous garder le plus longtemps possible sur leurs applications, ce qui alimente le biais de confirmation, comme il a été démontré dans le documentaire The Social Dilemma (7). Ainsi, il est possible d’être abonné à une page sans jamais voir ses publications apparaitre dans son fil d’actualité. Également, dans une étude menée par le département de recherche de Snapchat, l’utilisation des réseaux sociaux est très peu visée vers l’éducation et l’apprentissage de connaissances intelligibles. Si l’on regarde l’analyse des cas de Facebook et Youtube, les deux plus importants réseaux sociaux existants, on remarque dans un premier temps chez l’entreprise de Mark Zuckerberg que les utilisateurs usent, en ordre d’importance, du service afin de ; parler avec leurs amis, parler avec leur famille, partager des photos, avoir des conversations en privé et se tenir au courant d’événements (8). Dans le cas de Youtube, les cinq utilisations principales sont ; apprendre sur ses champs d’intérêt, se tenir informé de nouveaux produits, partager des vidéos, rester au courant des nouvelles sur la culture populaire et trouver de nouveaux produits à acheter (9). Nous constatons ainsi qu’aucun de ces usages ne vise l’apprentissage et l’éducation de connaissances intelligibles, comme les mathématiques par exemple (l’un des ponts entre le monde sensible et le monde intelligible selon Platon), pourtant nécessaires à l’acquisition du savoir et la libération de l’ignorance.
Certes, les fausses nouvelles prennent une place copieusement proéminente au sein des médias sociaux, et ceux-ci sont majoritairement utilisés à des fins de divertissement et non d’apprentissage. Cependant, il existe des moyens de pouvoir identifier une information vraie d’une information fausse. Par exemple, Radio-Canada a lancé le service Décrypteurs, une équipe de chercheurs journalistiques démystifiant les fausses nouvelles circulant sur Internet (10). Plus qu’une importance, il relève d’une responsabilité qu’a le peuple de s’informer via un système de communication efficace, selon le troisième point de la définition de la démocratie par Chomsky et McChesney. Tout comme il est dans notre devoir citoyen d’aller voter, les citoyens ont également la responsabilité de s’informer adéquatement afin de s’assurer de l’efficacité du système de communication, sans quoi les fausses informations nuiraient au savoir, et intrinsèquement au bien commun par l’éloignement des intérêts communs des individus. Les citoyens doivent ainsi utiliser les médias sociaux à des fins d’apprentissage intelligible et non de divertissement, et relever d’un effort supplémentaire ainsi que d’une pensée critique envers les informations présentées pour contrer le phénomène de la désinformation. De cette manière, ils pourraient ainsi libérer la population de l'ignorance.
Finalement, la question des médias sociaux en notre ère est capitale. Autant que ceux-ci puissent nous aider à accéder au savoir et à laisser place au débat, ils tirent bien souvent ses utilisateurs vers l’inverse, à savoir la montée incessante de l’ignorance au sein du peuple. Cependant, une utilisation appropriée de ces réseaux peut nous libérer de cette bêtise, notamment grâce à l’adhésion aux pages visant la transmission de la connaissance ainsi que par les différents moyens de contrer la désinformation à l’aide de services comme Les Décrypteurs (11), par exemple.] [Comme une place publique effrénée, ces médias sont un peu comparables à l’Agora chez les Grecs, où chacun peut s’impliquer et s’exprimer librement, ce qui témoigne d’un symbole fort de notre démocratie puisqu’on y donne au peuple le pouvoir de s’exprimer et de débattre. Or, cela soulève un second questionnement ; les médias sociaux nuisent-ils à la démocratie ? Sommes-nous en train de connecter plus que jamais entre individus, ou, au contraire, de polariser le peuple et briser le sentiment d’appartenance à la communauté ?
Félix PaquetÉlève de philosophie au CÉGEP du Vieux-Montréal
(4) Voir également :
- Québec Science : https://www.facebook.com/QuebecScience/
- Le Devoir : https://www.facebook.com/ledevoir/
- Radio-Canada : https://www.facebook.com/RadioCanada
(7) ORLWOSKI, J. (réal.). The social dilemma, 2020, Netflix, 94 min.