Tout d'abord, et dans le cadre de ma lutte acharnée contre le scientisme, voici un cours que j'ai donné il y a une douzaine d'années sous la forme de l'explication d'un texte de Hannah Arendt. Ce cours était intitulé "Natalité et Mortalité sont-ils des Phénomènes Biologiques ?"
"Les hommes sont les mortels, les seules choses mortelles qu’il y ait. / Car les animaux existent comme membres de leur espèce et non comme individus : la mortalité des hommes réside dans le fait que la vie individuelle, la bios avec sa biographie reconnaissable de la naissance à la mort, sort de la vie biologique, zôè [...]. // L’action humaine, comme tous les phénomènes strictement politiques, a partie liée avec la pluralité humaine, qui est l’une des conditions fondamentales de la vie humaine dans la mesure où celle-ci repose sur le fait de la natalité. / Grâce à celle-ci, le monde humain est constamment envahi par des étrangers, c’est-à-dire des nouveaux venus dont les actions ne peuvent être prévues par ceux qui sont déjà là et vont s’en aller sous peu."
Arendt, la Crise de la Culture, II, i
Il semblerait que, dans ce texte, Arendt se pose la question de savoir si la natalité et la mortalité sont des phénomènes biologiques. En effet, en dépit des apparences, la mortalité n'est-il pas un problème politique en ce qu'il ne concerne que les "animaux politiques" que sont les êtres humains ? Et si tel est le cas, n'est-ce pas parce que la natalité est le phénomène politique fondamental d'où dérive toute existence proprement humaine ? Nous allons donc développer l'idée que la mortalité n'est pas un phénomène biologique, mais que seuls sont mortels des êtres dotés d'un mode d'existence politique, c'est-à-dire capables de se signaler à leurs semblables par une biographie mémorable. Et si tel est le cas, c'est que le point de départ de l'existence politique, c'est la natalité entendue, encore une fois non comme un phénomène biologique, mais comme la capacité pour un étranger d'apporter du nouveau au monde commun à travers la parole, l’œuvre et l'action.
I - La mortalité n'est pas un phénomène biologique car seuls sont mortels des êtres dotés d'un mode d'existence politique, c'est-à-dire capables de se signaler à leurs semblables par une biographie mémorable.
"Les hommes sont les mortels, les seules choses mortelles qu’il y ait."
La phrase d’Arendt est aussi courte que paradoxale, puisqu’elle affirme que la mortalité est un phénomène qui ne concerne que les être humains. Donc, comme l’homme est une espèce vivante, cela implique que tous les vivants ne sont pas mortels.
Arendt s’oppose complètement à Spinoza pour qui les hommes ne sont pas les seuls êtres concernés par la mortalité. En effet, pour Spinoza, « la puissance qui permet aux choses singulières, et par conséquent à l’homme, de conserver leur être, est la puissance même de Dieu, c’est-à-dire de la Nature »(Spinoza, Éthique, IV, iv). La Nature, que Spinoza appelle aussi Dieu, c’est tout ce qui existe, a existé ou existera. À ce titre, toute chose, quelle qu’elle soit, doit son existence au fait qu’elle possède une partie de la puissance totale de la Nature. Ceci lui permet, localement et momentanément, de lutter avec succès contre la puissance totale des autres choses, puissance totale qui tend naturellement à la détruire. « [Donc] l’essence de l’homme est une partie de la puissance infinie de Dieu ou de la Nature »(Spinoza, Éthique, IV, iv). Ce qui veut dire que l’homme n’est qu'une chose banale parmi toutes les choses de la Nature et non pas une exception parmi elles. Ainsi, « l’homme est nécessairement toujours soumis aux passions c’est-à-dire qu’il suit l’ordre commun de la Nature »(Spinoza, Éthique, IV, iv), c’est-à-dire que l’homme subit nécessairement ("passion" vient du latin patior, qui veut dire "je subis") l’assaut des contraintes extérieures qui finissent toujours par le faire disparaître, autrement dit le faire mourir. La mort n’est donc, pour Spinoza, que la fin de l’existence d’une chose quelconque lorsque la puissance dont elle est naturellement dotée est en quelque sorte dépassée par la puissance des contraintes externes auxquelles elle n’est plus capable d’opposer sa propre puissance interne. D'ailleurs, « s’il était possible que l’homme ne pût subir d’autres changements que ceux qui peuvent se comprendre par la seule nature de l’homme lui-même, il suivrait qu’il ne pourrait dépérir, mais qu’il existerait nécessairement toujours »(Spinoza, Éthique, IV, iv) : si un homme était seul dans l'univers, sa puissance interne ne serait pas contrariée par la puissance des choses qui l'environnent et il serait immortel. Et ce qui vaut pour l'homme vaut aussi, évidemment, pour toutes les autres choses.
Arendt s’oppose aussi à Freud pour qui les hommes ne sont pas seuls à être concernés par la mortalité, mais, à la différence de Spinoza, celle-ci ne concerne que les êtres biologiques et non pas toutes les choses. Les êtres biologiques, en effet, sont dotés de deux instincts antagonistes, "instinct de vie" (sexualité, construction, Eros) et "instinct de mort" (agressivité, destruction, Thanatos), dont l’équilibre détermine la possibilité de l’existence biologique, et le déséquilibre entraîne, dans un premier temps (instinct de vie > instinct de mort) la jeunesse et la croissance, dans un second temps (instinct de mort > instinct de vie) le dépérissement et la mort. Si c’est toujours la mort qui finit par l’emporter sur la vie biologique, c’est que « l'apparition de la vie serait donc la cause aussi bien de la prolongation de la vie que de l'aspiration à la mort et la vie elle-même apparaîtrait comme un compromis »(Freud, Essais de Psychanalyse). Autrement dit, pour Freud, l'apparition de la vie sur Terre serait en quelque sorte une anomalie qui, certes, tend à se pérenniser, mais n’y parvient que localement et temporairement. Jusque là, Freud s'accorde parfaitement avec Spinoza. Mais, pour Freud, « l'instinct sexuel [Eros] et l'instinct de mort [Thanatos] se comportent comme des instincts de conservation : ils tendent l'un et l'autre à rétablir un état qui a été troublé par l'apparition de la vie [...]. Aussi, tout ce qui vit retourne à l’état inorganique : la fin vers laquelle tend toute vie est la mort, donc la mort est l’effet de causes internes »(Freud, Essais de Psychanalyse). Contrairement à Spinoza, donc, la mort n’est pas, pour Freud, l’effet de causes externes (les forces externes qui submergent les forces internes), mais de causes internes : tout être vivant est, en quelque sorte programmé pour s'auto-détruire. Il est remarquable que l'intuition de Freud a été expérimentalement mise en évidence par Kerr, Wyllie et Currie en 1972 sous l’appellation de phénomène de l’apoptose cellulaire (ou destruction cellulaire programmée).
Hegel et Pascal, en revanche, se rapprochent de Hannah Arendt. Pour Hegel, d’abord, la mort est la condition de la prise de conscience de soi-même, à travers la reconnaissance de soi par autrui comme un être libre, c’est-à-dire un être capable de défier la mort dans certaines circonstances : « dans une lutte pour la reconnaissance [...] la lutte se termine tout d'abord, comme négation exclusive, par cette inégalité que l'un des combattants préfère la vie et se conserve comme conscience de soi individuelle, mais renonce à être reconnu libre, tandis que l'autre maintient son rapport à lui-même et est reconnu par le premier qui lui est soumis ; c'est le rapport de la domination et de la servitude »(Hegel, Encyclopédie des Sciences Philosophiques, §432). Et comme affronter la mort est, pour Hegel, la condition de la conscience de soi, seul un être conscient peut être concerné par le problème de la mortalité. De même, pour Pascal, « l’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature, mais c’est un roseau pensant »(Pascal, Pensées, B199-347), c’est-à-dire que ce n’est qu’en tant que l’homme est un être conscient, un être pensant, qu’il est concerné par la mortalité. En effet, la condition humaine, pour Pascal, se résume en une prise de conscience douloureuse de l’absurdité d’une existence qui doit trouver sa fin fatale et brutale dans une mort qui rend dérisoires tous ses efforts : « qu'on s'imagine nombre d'hommes dans les chaînes, et tous condamnés à la mort, dont les uns étant chaque jour égorgés à la vue des autres, ceux qui restent voient leur propre condition dans celle de leurs semblables, et, se regardant les uns et les autres avec douleur et sans espérance, attendent à leur tour. C'est l'image de la condition des hommes »(Pascal, Pensées, B199-347). Et comme il n’y a que les hommes qui aient une conscience de soi, que celle-ci soit libératrice comme chez Hegel ou aliénante comme chez Pascal, il en résulte que, pour ces deux auteurs, les hommes sont, comme pour Hannah Arendt, les seuls êtres qui puissent être dits mortels.
Malgré tout, pour Arendt, ce n’est pas exactement en tant qu’ils sont les seuls à être conscients que les hommes sont des êtres mortels, mais plutôt en tant qu’ils sont les seuls à avoir une mémoire linéarisable (c'est-à-dire pouvant être exprimée et développée de manière linéaire) : « les choses de la nature sont à jamais présentes, elles n’ont pas besoin de la mémoire pour continuer d’exister »(Arendt, la Crise de la Culture, II, i). Hannah Arendt veut dire par là qu’il existe une circularité dans l’existence des êtres de la nature en général : comme le précisent Freud et Spinoza, l’existence inorganique est permanente et ne fait que changer de forme, localement et temporairement, quant à l’existence organique, elle finit toujours par retourner à l’inorganique. Tandis que les hommes sont les seuls êtres capables, à travers leurs actions, leurs œuvres ou leurs paroles, d’échapper au retour immuable des cycles naturels, cycles saisonniers et cycles de la reproduction. Mais justement, dans la mesure où les hommes sont des exceptions dans la nature (en quoi Arendt est absolument aux antipodes de Spinoza et de Freud), leurs actions, leurs œuvres ou leurs paroles ne peuvent avoir de sens et de valeur qu’à la condition qu'elles ajoutent quelque chose à la prévisibilité des cycles naturels. C'est pourquoi les agissements proprement humains n'ont de sens qu'à condition qu’il en soit conservé des traces mémorables. C'est pourquoi les hommes « réussissent à doter de quelque permanence leurs œuvres, leurs actions et leurs paroles : la capacité humaine d’accomplir cela, c’est la mémoire »(Arendt, la Crise de la Culture, II, i). Certes, on pourrait dire que tous les êtres biologiques possèdent une forme de mémoire. Oui mais cette mémoire est passive, elle est circulaire, elle est déterminée par les cycles naturels des saisons et de la reproduction (l'ADN, e.g. est une forme de mémoire spécifique). Tandis que la mémoire humaine est active et linéarisable : elle ne conserve que ce qui est digne d'être conservé dans un récit, c'est-à-dire, précisément, ce qui échappe à la circularité naturelle. D’où la définition analogique que Hannah Arendt donne de la mortalité : « voici la mortalité : se mouvoir en ligne droite dans un monde où tout [...] se meut dans un ordre cyclique »(Arendt, la Crise de la Culture, II, i). Ce qui veut dire que l’existence humaine est à l’existence naturelle ce que la ligne est au cercle. Or la ligne droite possédant sur le cercle la particularité que l’on peut y tracer un segment ayant un début, une fin et une orientation telle que, en la suivant, on ne repasse jamais par les mêmes points, on appellera "mort" la fin du segment représentatif de l’existence humaine.
Dans ces conditions, effectivement, seule l’existence humaine est concernée par la mortalité. Or ne devrait-on pas dire plutôt "chaque existence humaine est concernée par la mort" ? Car, le fait de pouvoir représenter l’existence humaine comme une suite orientée de points ne permet-elle pas de distinguer une existence individuelle de toute autre existence individuelle ?
"Car les animaux existent comme membres de leur espèce et non comme individus : la mortalité des hommes réside dans le fait que la vie individuelle, la bios avec sa biographie reconnaissable de la naissance à la mort, sort de la vie biologique, zôè [...]".
Dans cette phrase, Arendt nous dit qu’il existe effectivement deux sortes d’existence : l’existence biologique circulaire (en grec, la zôè) qui ne différencie pas les êtres, et l’existence humaine linéaire (en grec, la bios) qui distingue des individus dont il peut être fait une biographie.
Comme Arendt, Aristote distingue deux sortes d’existences. La base de l’existence animale, c’est l’existence biologique (zôè) dont la nature, c’est-à-dire la finalité, la perfection propre, le plus haut degré possible de développement, consiste à vivre en communiquant des informations d’intérêt vital au moyen du cri : « le cri [phonè] est le signe de la douleur et du plaisir et c’est pour cela qu’il a été donné à tous les animaux. Leur organisation va jusqu’à éprouver des sensations de douleur et de plaisir et à se le faire comprendre les uns aux autres »(Aristote, Politique, I, 1252b, 1253a). Un cas particulier de cette existence biologique, c’est l’existence humaine (bios) dont la nature est, non seulement de vivre, mais de vivre le mieux possible en communiquant au moyen du langage des informations sur ce qui est susceptible d’améliorer la vie : « seul, entre les animaux, l’homme a l’usage de la parole [logos] [qui] a pour but de faire comprendre ce qui est utile ou nuisible et, par conséquent aussi, ce qui est juste ou injuste. Or, avoir de telles notions en commun, c’est ce qui fait une famille [oïkos] et une Cité [polis] »(Aristote, Politique, I, 1252b, 1253a). C’est en ce sens que l’homme est naturellement un animal politique (du grec polis, "Cité"), puisque « ce n’est pas seulement en vue de vivre [zaô], mais en vue de vivre bien [bioô], qu’on s’assemble en une Cité, sinon il existerait aussi une Cité d’animaux »(Aristote, Politique, III, 1280a-b). Or il n'existe pas de Cité d'animaux, seulement des sociétés d'animaux. Donc, si les hommes sont les seuls animaux à s'assembler en une Cité, c'est parce qu'ils possèdent une différence spécifique qui consiste à pousser la nature animale à un degré de perfection supérieure, à aller plus loin que la zôè, la vie, en faisant effort pour aménager une bios, une vie bonne.
Arendt, qui se revendique une héritière d’Aristote, reprend à son compte cette distinction entre bios et zôè en la modernisant. D’une part, en intégrant les acquis de la science moderne (notamment la théorie darwinienne de l’évolution), elle souligne que la bios provient de la zôè un peu comme (par analogie) un mouvement rectiligne (proviendrait d’un mouvement circulaire lorsque le mobile est suffisamment accéléré pour vaincre la force centrifuge : « cette vie individuelle se distingue de toutes les autres choses par le cours rectiligne de son mouvement qui, pour ainsi dire, coupe en travers les mouvements circulaires de la vie biologique »(Arendt, la Crise de la Culture, II, i). D’autre part, en adaptant le point de vue d'Aristote à sa vision libérale de la société qui fait de l’individu l'unique réalité sociale pertinente, elle fait remarquer que l’existence proprement humaine (la bios) est le seul mode d’existence à avoir un déploiement identifiable par un début, un itinéraire et une fin. Et c’est bien parce que les étapes de l’existence humaine sont identifiables par des événements mémorables (des œuvres, des paroles, des actions) qui peuvent être assignés à des individus identifiés, que la vie toute entière de ces individus est mémorable, c’est-à-dire, au sens étymologique, qu’elle peut être gardée en mémoire. Et, précisément, on appelle "biographie" (en grec, hè tou biou graphia, "l'écriture de la vie") le récit que l’on fait d'une existence (bios) individuelle. On peut donc affiner ce que nous disions plus haut en disant que seul est mortel l'individu, autrement dit l'être dont on peut faire une biographie, car tout récit linéaire d'une vie est nécessairement individuel. On objectera qu'il peut être fait aussi une histoire de toute société humaine (la Cité pour Aristote, le "monde commun" pour Arendt) ponctuée d'événements imprévisibles (la bios) qui ne se bornent pas à la reproduction adaptative de l'espèce (la zôè). Mais « la tâche de l’histoire est de sauver les actions humaines de la futilité qui vient de l’oubli »(Arendt, la Crise de la Culture, II, i), autrement dit, l’histoire commune n’est qu’une sélection ordonnée de biographies individuelles dont le caractère significatif s’explique par la nécessité de conserver en mémoire des actions humaines individuelles qui ont une valeur exemplaire. La biographie individuelle prime donc sur l'histoire du monde commun en ce qu'elle lui sert à la fois de principe et de modèle. Toutefois la mortalité est bien un problème politique puisqu’elle suppose un monde commun qui identifie des individus reconnaissables par une biographie dont les éléments sont susceptibles d'être sélectionnés à titre de composants éventuels pour une histoire, autrement dit une mémoire collective.
Bref, dire que l’homme est le seul être mortel, ou dire que l’homme est le seul être dont on puisse faire un récit biographique individuel, c’est dire la même chose. Mais alors, si on considère que toute biographie commence par l’événement de la naissance, tout ce qui vient d’être dit de la mortalité peut sans doute valoir aussi pour la natalité. Bref, la natalité n'est-elle pas, au même titre que la mortalité, un phénomène politique et non biologique ?
(à suivre ...)