Dans Paideia, la formation de l’homme grec, Werner Jaeger, après avoir fait cette remarque générale, que « l’éducation, dans toute communauté humaine (que ce soit la famille, la classe sociale, la profession ou quelque complexe plus large tel que la race ou l’État), est l’expression directe de sa recherche consciente d’un modèle-type », affirme que le but de la Grèce était « la création d’un type d’homme supérieur ». Les jeunes grecs n’étaient certes pas tous destinés à une existence aristocratique, puisque seuls les oligarques jouissaient d’une éducation ; mais pour être inégalitaire, la société grecque n’était pas plus ni moins injuste que d’autres : faire droit aux meilleurs — les aristoi —, c’était leur imputer les devoirs les plus élevés. L’éducation est d’ascendance aristocratique, d’où la valeur paradigmatique de l’épopée : non seulement « l’épopée vise à éduquer », mais « les Grecs estimèrent toujours qu’un poète était, au sens le plus large et le plus profond, l’éducateur de son peuple. »
Hector
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PREMIÈRE PARTIE
« Comment la vie peut-elle devenir essentielle ? »
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PREMIÈRE PARTIE
« Comment la vie peut-elle devenir essentielle ? »
Dans La Théorie du roman, Georg Lukàcs dit qu'à l’âge de l’épopée, « il n’est encore aucune intériorité, car il n’est encore aucune extériorité, aucune altérité pour l’âme ».
Cette immédiateté à soi du monde grec — version hégélienne — permet à Lukàcs de le circonscrire :
Cependant cette perfection ne leur était pas donnée gratuitement, comme s’ils n’avaient rien à faire. Si les « puissances menaçantes » ne pouvaient certes pas « attenter à l’être », ils le devaient à une seule et unique chose : l’éducation, qui consistait à faire signifier le monde, à y trouver sa place. Il fallait donc trouver les « voies de l’adéquation » pour qu’une ascension fût possible des « états les plus dénués de signification [...] vers le plus haut degré » . En somme, « comment la vie peut-elle devenir essentielle ? » Pour que la vie devienne essentielle, elle doit être la meilleure possible : les hommes s’y efforcent de devenir ce qu’ils peuvent être de meilleur : « ce n’est point l’absence de douleur ou la sécurité de l’être qui vêtent les hommes de contours joyeux et stricts [...] mais bien cette parfaite convenance des actes aux exigences intérieures de l’âme, exigence de grandeur, d’accomplissement et de plénitude ». Comment la vie peut-elle devenir essentielle : quelle est notre vertu (notre virilité, notre excellence) ; autrement dit quelle est notre nature ?
L’areté ou l’excellence.
L’aristocratie grecque forgea un idéal bien défini de perfection humaine. « Mais qu’est-ce que l’homme idéal ? C’est le type universellement valable d’humanité auquel tous les êtres humains sont tenus de ressembler, dit Jaeger. » Les Grecs se jugeaient d’après leur valeur respective. Les aristoi sont les premiers : la valeur n’est pas d’abord accessible à tous ; les « hommes ordinaires n’ont pas d’areté [...]. L’areté constitue vraiment l’attribut du noble » : areté et aristos ont une même origine, ils expriment « des talents et une supériorité extraordinaires ». Il était donc naturel que l’éducation se limitât d’abord à la noblesse. Certes, l’acception la plus ancienne du mot areté privilégiait fierté et valeur guerrière, mais ce n’est pas du bellicisme, c’est un “sport”, « car la vertu est avant tout un sport, les Grecs disent : une “ascèse” ; un exercice acrobatique», précise François Michel Pasquet. La connotation guerrière et sportive de l’areté deviendra plus tard et plus clairement la vertu ; pour l’acquérir, la force ne suffisait pas.
Mais, au départ, comment la distinction se faisait-elle entre les meilleurs et les autres ? Notre représentation héritée de l’homme grec le prétend disposé à l’élévation. Jaeger le considère comme un « être supérieur ». L’« homme d’élite n’a d’yeux que pour ce qui le surplombe », dit encore Pasquet. Ainsi apparaissent les meilleurs ; et puisque « “l’homme noble est constitué par une intime nécessité de se rattacher à une norme sise au-delà de lui-même, supérieure à lui, au service de laquelle il se place librement” », cela veut dire que le peuple grec était d’abord un peuple d’élite : il reconnaissait les meilleurs comme tels. Or, « le peuple est d’élite qui “observe” les héros et les maîtres ».
Cette reconnaissance des « héros et des maîtres » suggère une distinction entre le règne et le pouvoir. « La plèbe n’est pas faite pour régner (pour gouverner, c’est autre chose) [...], “le pouvoir regarde toujours en bas” [...]. Thersite veut le pouvoir, parce qu’il ne l’a pas ; Achille le possède, parce qu’il n’en a que faire. [...]. “Aristocratie veut dire : état social où l’influence décisive est celle des meilleurs.” » Pour les Grecs, impossible de dissocier l’autorité de l’areté. L’éducation revenait donc aux meilleurs.
L’éducation.
Dans l’Iliade, Homère utilise le terme areté dans un sens plus large que ne le faisait la Grèce primitive. S’il conserve son sens militaire, c’est-à-dire la force et l’adresse du guerrier, l’ardeur au combat, il acquiert un sens moral : l’homme qui possède l’areté dispose de qualités dont la valeur est ignorée du commun des mortels.
Dans la guerre et les jeux les héros entretenaient des rapports de rivalité, chacun y trouvant l’occasion de se distinguer des autres. Mais chacun avait et devait avoir sa part. La composition même de l’Iliade le montre : les duels successifs mettent toujours en valeur les deux ennemis qui s’affrontent, chacun est fier et honoré de combattre l’autre, d’exposer sa noble et divine ascendance. Au Chant VII par exemple, Ajax ne manque pas l’occasion de combattre Hector :
Et Hector lui répond :
Ennemis électifs, Hector et Ajax rivalisent par la noblesse de leurs paroles, qui retentissent avant le fracas des armes. Ils sont éloquents et savent délibérer. Ils ne se provoquent et ne s’affrontent que d’égal à égal ; « ces héros homériques ne sont pas de brutaux soudards, des guerriers préhistoriques, comme se plaisaient à l’imaginer nos prédécesseurs romantiques : en un sens, ce sont déjà des chevaliers », dit Marrou. Leur duel est l’occasion, pour Ajax autant que pour Hector, de se distinguer, non seulement aux yeux de leurs compagnons de combat, mais aussi à ceux de leurs ennemis. Il est impensable, pour l’un comme pour l’autre, de combattre autrement.
Pendant les jeux qu’Achille organise en l’honneur de Patrocle, au Chant XXIII : dans la course de chars, Antiloque prend tous les risques pour dépasser Ménélas, contraint de ralentir afin d’éviter l’accident, et donc de perdre. Cependant, dit Homère,
Or ni l’un ni l’autre n’en viennent aux mains pour régler leur différend, mais respectant les règles du jeu, ils s’en remettent aux « conducteurs et conseillers des Argiens » :
Et Antiloque n’use pas de faux-fuyants pour lui répondre :
Ce sont les mêmes règles qui régissent les jeux et la guerre : le sens du devoir et la constance du respect entre les héros. On les juge et ils sont fiers d’être jugés. « Oui, dit encore Marrou, ces chevaliers sont bien autre chose que des guerriers barbares : leur vie est bien une vie de cour, déjà “courtoise” : elle implique un remarquable affinement des manières. » Parole et action, la vertu est bien cet « exercice acrobatique », « dont tricheries, coups bas, expédients bâclés gâcheraient tout le plaisir », précise Pasquet. Selon Jaeger, « le déni de l’honneur dû constituait la plus grande des tragédies ».
La rivalité magnanime des héros leur confère l’areté, mais aussi le prix du mérite qu’ils ont à s’élever au-dessus d’eux-mêmes en s’humanisant : la gloire, donc la mort. Car, à la guerre comme aux jeux, la mort est le surplomb scénique où les héros livrent, une dernière mais éternelle fois, le spectacle de leurs exploits. La gloire est posthume. Pas de narcissisme donc, mais un amour de soi ennobli : la philautia, à condition qu’elle fût pleinement justifiée. « Un homme qui s’aime lui-même sera toujours (...) prêt à se sacrifier pour ses amis et sa patrie, à abandonner ses biens et privilèges pour prendre possession de la beauté. » La philautia, c’est moins l’amour de soi que l’amour, en soi, de la nature humaine. Glorieux, le héros est l’homme exemplaire, le paradigme chanté par les aèdes pour éduquer les hommes. L’épopée, dit Lukàcs, est la première des « formes intemporellement exemplaires qui correspondent à la structuration du monde » et, puisque ce monde est alors vécu et compris comme totalité, l’épopée est une forme close. « Car la totalité, en tant que réalité première formatrice de tout phénomène singulier, implique qu’une œuvre fermée sur elle-même puisse être accomplie ; accomplie parce que tout advient en elle sans que rien en soit exclu (on retrouve ici l’aspect positif de la rivalité) ou y renvoie à une réalité supérieure, accomplie parce que tout mûrit en elle vers sa propre perfection et, s’atteignant soi-même, s’insère dans l’édifice entier. Il n’est totalité possible de l’être que là où tout, déjà, est homogène avant d’être investi par les formes, où les formes ne sont pas des contraintes, mais la simple prise de conscience, la venue à jour de tout ce qui, au sein de tout ce qui doit recevoir forme, sommeillait comme obscure aspiration. Là où le savoir est vertu et la vertu bonheur, là où la beauté manifeste le sens du monde. »
Chez Homère tout se passe donc à la fois sur terre et dans le ciel, ce qui soulève la question du rapport entre le destin et l’éducation.
Georg Lukàcs a écrit:Tant que l’âme ne connaît encore en elle aucun abîme qui puisse l’entraîner vers la chute ou la pousser vers les cimes, tant que la Divinité qui régit l’univers et dispense les dons inconnus et injustes du destin se tient en face de l’homme, incomprise mais connue et proche, [...], il n’est action qui ne soit pour l’âme un vêtement seyant. Être et destin, aventure et achèvement, existence et essence sont alors des notions identiques.
Cette immédiateté à soi du monde grec — version hégélienne — permet à Lukàcs de le circonscrire :
Georg Lukàcs a écrit:Dans de telles limites le monde ne saurait être que clos et parfait. Même si au-delà du cercle que les constellations du sens présent tracent autour d’un cosmos immédiatement vécu et destiné à recevoir forme, on pressent l’existence de puissances menaçantes et incompréhensibles, elles restent impuissantes à le priver de son sens. Capables de détruire la vie, elles ne sauraient attenter à l’être.
Cependant cette perfection ne leur était pas donnée gratuitement, comme s’ils n’avaient rien à faire. Si les « puissances menaçantes » ne pouvaient certes pas « attenter à l’être », ils le devaient à une seule et unique chose : l’éducation, qui consistait à faire signifier le monde, à y trouver sa place. Il fallait donc trouver les « voies de l’adéquation » pour qu’une ascension fût possible des « états les plus dénués de signification [...] vers le plus haut degré » . En somme, « comment la vie peut-elle devenir essentielle ? » Pour que la vie devienne essentielle, elle doit être la meilleure possible : les hommes s’y efforcent de devenir ce qu’ils peuvent être de meilleur : « ce n’est point l’absence de douleur ou la sécurité de l’être qui vêtent les hommes de contours joyeux et stricts [...] mais bien cette parfaite convenance des actes aux exigences intérieures de l’âme, exigence de grandeur, d’accomplissement et de plénitude ». Comment la vie peut-elle devenir essentielle : quelle est notre vertu (notre virilité, notre excellence) ; autrement dit quelle est notre nature ?
L’areté ou l’excellence.
L’aristocratie grecque forgea un idéal bien défini de perfection humaine. « Mais qu’est-ce que l’homme idéal ? C’est le type universellement valable d’humanité auquel tous les êtres humains sont tenus de ressembler, dit Jaeger. » Les Grecs se jugeaient d’après leur valeur respective. Les aristoi sont les premiers : la valeur n’est pas d’abord accessible à tous ; les « hommes ordinaires n’ont pas d’areté [...]. L’areté constitue vraiment l’attribut du noble » : areté et aristos ont une même origine, ils expriment « des talents et une supériorité extraordinaires ». Il était donc naturel que l’éducation se limitât d’abord à la noblesse. Certes, l’acception la plus ancienne du mot areté privilégiait fierté et valeur guerrière, mais ce n’est pas du bellicisme, c’est un “sport”, « car la vertu est avant tout un sport, les Grecs disent : une “ascèse” ; un exercice acrobatique», précise François Michel Pasquet. La connotation guerrière et sportive de l’areté deviendra plus tard et plus clairement la vertu ; pour l’acquérir, la force ne suffisait pas.
Mais, au départ, comment la distinction se faisait-elle entre les meilleurs et les autres ? Notre représentation héritée de l’homme grec le prétend disposé à l’élévation. Jaeger le considère comme un « être supérieur ». L’« homme d’élite n’a d’yeux que pour ce qui le surplombe », dit encore Pasquet. Ainsi apparaissent les meilleurs ; et puisque « “l’homme noble est constitué par une intime nécessité de se rattacher à une norme sise au-delà de lui-même, supérieure à lui, au service de laquelle il se place librement” », cela veut dire que le peuple grec était d’abord un peuple d’élite : il reconnaissait les meilleurs comme tels. Or, « le peuple est d’élite qui “observe” les héros et les maîtres ».
Cette reconnaissance des « héros et des maîtres » suggère une distinction entre le règne et le pouvoir. « La plèbe n’est pas faite pour régner (pour gouverner, c’est autre chose) [...], “le pouvoir regarde toujours en bas” [...]. Thersite veut le pouvoir, parce qu’il ne l’a pas ; Achille le possède, parce qu’il n’en a que faire. [...]. “Aristocratie veut dire : état social où l’influence décisive est celle des meilleurs.” » Pour les Grecs, impossible de dissocier l’autorité de l’areté. L’éducation revenait donc aux meilleurs.
L’éducation.
Dans l’Iliade, Homère utilise le terme areté dans un sens plus large que ne le faisait la Grèce primitive. S’il conserve son sens militaire, c’est-à-dire la force et l’adresse du guerrier, l’ardeur au combat, il acquiert un sens moral : l’homme qui possède l’areté dispose de qualités dont la valeur est ignorée du commun des mortels.
Dans la guerre et les jeux les héros entretenaient des rapports de rivalité, chacun y trouvant l’occasion de se distinguer des autres. Mais chacun avait et devait avoir sa part. La composition même de l’Iliade le montre : les duels successifs mettent toujours en valeur les deux ennemis qui s’affrontent, chacun est fier et honoré de combattre l’autre, d’exposer sa noble et divine ascendance. Au Chant VII par exemple, Ajax ne manque pas l’occasion de combattre Hector :
Hector, tu vas sur l’heure savoir exactement, seul contre un seul, quels nobles guerriers comptent encore parmi les Danaens, même après Achille, ce briseur d’hommes et ce cœur de lion. S’il reste inactif auprès de ses vaisseaux traverseurs de la mer aux pointes recourbées, plein de rancune contre Agamemnon pasteur des guerriers, nous sommes encore, et en assez grand nombre, de taille à t’affronter. Commence donc le combat et la lutte.
Et Hector lui répond :
Ajax issu de Zeus, fils de Télamon, pasteur des guerriers, ne cherche pas à m’intimider comme un enfant dé-bile, ou comme une femme qui ne connaît rien aux choses de la guerre. Je sais pertinemment combattre et massacrer. Je sais à droite, je sais à gauche manier le cuir endurci du bouclier, qui me permet de combattre en homme invulnérable. Je sais bondir dans la mêlée des cavales rapides ; je sais aussi, dans le combat corps à corps, exécuter la danse du désastreux Arès. Mais je ne veux pas, en l’épiant en cachette, frapper un homme comme toi, mais ouvertement, si je puis t’atteindre.
Ennemis électifs, Hector et Ajax rivalisent par la noblesse de leurs paroles, qui retentissent avant le fracas des armes. Ils sont éloquents et savent délibérer. Ils ne se provoquent et ne s’affrontent que d’égal à égal ; « ces héros homériques ne sont pas de brutaux soudards, des guerriers préhistoriques, comme se plaisaient à l’imaginer nos prédécesseurs romantiques : en un sens, ce sont déjà des chevaliers », dit Marrou. Leur duel est l’occasion, pour Ajax autant que pour Hector, de se distinguer, non seulement aux yeux de leurs compagnons de combat, mais aussi à ceux de leurs ennemis. Il est impensable, pour l’un comme pour l’autre, de combattre autrement.
Pendant les jeux qu’Achille organise en l’honneur de Patrocle, au Chant XXIII : dans la course de chars, Antiloque prend tous les risques pour dépasser Ménélas, contraint de ralentir afin d’éviter l’accident, et donc de perdre. Cependant, dit Homère,
si la course, pour l’un comme pour l’autre, eût duré davantage, Ménélas aurait dépassé Antiloque et remporté une indiscutable victoire.
Or ni l’un ni l’autre n’en viennent aux mains pour régler leur différend, mais respectant les règles du jeu, ils s’en remettent aux « conducteurs et conseillers des Argiens » :
Antiloque, toi qui jusqu’ici semblais être prudent, que viens-tu de faire ? Tu as déshonoré ma valeur, tu as porté dommage à mes chevaux, en lançant les tiens en avant des miens, les tiens qui étaient bien loin de les valoir. Mais allons ! conducteurs et conseillers des Argiens, jugez-nous tous les deux ouvertement et sans partialité, de peur qu’un des Achéens aux tuniques de bronze ne vienne à dire : « Ménélas a par ses mensonges triomphé d’Antiloque ; s’il s’en est allé en emmenant la jument, il le doit moins à l’infériorité marquée de ses chevaux, qu’à l’ascendant de son prestige et de sa violence.» Eh bien ! je vais moi-même juger de notre cause, et aucun de tous les Danaens, je l’affirme, n’aura à m’en blâmer, car la sentence sera juste. Allons ! Antiloque, viens ici, nourrisson de Zeus ; et, comme l’usage le veut, tiens-toi debout devant ton char et tes chevaux, garde en main le souple fouet qui te servait à les pousser tout à l’heure, touche tes chevaux et jure par le dieu qui soutient et ébranle la terre, que ce n’est pas intentionnellement que tu as par ruse entravé mon char.
Et Antiloque n’use pas de faux-fuyants pour lui répondre :
Sois désormais tranquille, car je suis bien plus jeune que toi, roi Ménélas, et tu me surpasses en âge et en bravoure. Tu sais jusqu’où peuvent aller les excès d’un jeune homme, car si son esprit se trouve être très vif, sa réflexion est mince. Que ton cœur soit patient ! Quant à la jument que j’ai obtenue, je vais moi-même te la donner. Et si tu me demandais en outre de prélever sur ce que j’ai chez moi un prix plus important, je consentirais à te le donner aussitôt, plutôt que d’être banni pour toujours de ton cœur, ô nourrisson de Zeus, et de me trouver en faute envers les dieux.
Ce sont les mêmes règles qui régissent les jeux et la guerre : le sens du devoir et la constance du respect entre les héros. On les juge et ils sont fiers d’être jugés. « Oui, dit encore Marrou, ces chevaliers sont bien autre chose que des guerriers barbares : leur vie est bien une vie de cour, déjà “courtoise” : elle implique un remarquable affinement des manières. » Parole et action, la vertu est bien cet « exercice acrobatique », « dont tricheries, coups bas, expédients bâclés gâcheraient tout le plaisir », précise Pasquet. Selon Jaeger, « le déni de l’honneur dû constituait la plus grande des tragédies ».
La rivalité magnanime des héros leur confère l’areté, mais aussi le prix du mérite qu’ils ont à s’élever au-dessus d’eux-mêmes en s’humanisant : la gloire, donc la mort. Car, à la guerre comme aux jeux, la mort est le surplomb scénique où les héros livrent, une dernière mais éternelle fois, le spectacle de leurs exploits. La gloire est posthume. Pas de narcissisme donc, mais un amour de soi ennobli : la philautia, à condition qu’elle fût pleinement justifiée. « Un homme qui s’aime lui-même sera toujours (...) prêt à se sacrifier pour ses amis et sa patrie, à abandonner ses biens et privilèges pour prendre possession de la beauté. » La philautia, c’est moins l’amour de soi que l’amour, en soi, de la nature humaine. Glorieux, le héros est l’homme exemplaire, le paradigme chanté par les aèdes pour éduquer les hommes. L’épopée, dit Lukàcs, est la première des « formes intemporellement exemplaires qui correspondent à la structuration du monde » et, puisque ce monde est alors vécu et compris comme totalité, l’épopée est une forme close. « Car la totalité, en tant que réalité première formatrice de tout phénomène singulier, implique qu’une œuvre fermée sur elle-même puisse être accomplie ; accomplie parce que tout advient en elle sans que rien en soit exclu (on retrouve ici l’aspect positif de la rivalité) ou y renvoie à une réalité supérieure, accomplie parce que tout mûrit en elle vers sa propre perfection et, s’atteignant soi-même, s’insère dans l’édifice entier. Il n’est totalité possible de l’être que là où tout, déjà, est homogène avant d’être investi par les formes, où les formes ne sont pas des contraintes, mais la simple prise de conscience, la venue à jour de tout ce qui, au sein de tout ce qui doit recevoir forme, sommeillait comme obscure aspiration. Là où le savoir est vertu et la vertu bonheur, là où la beauté manifeste le sens du monde. »
Chez Homère tout se passe donc à la fois sur terre et dans le ciel, ce qui soulève la question du rapport entre le destin et l’éducation.
Dernière édition par Euterpe le Lun 24 Juil 2017 - 10:43, édité 4 fois