Euterpe a écrit: Je trouve au contraire absolument essentielle la distinction que fait Deleuze, moins au plan de la terminologie qu'au plan historique. La plupart des personnes qui entendent le vocable "morale" entendent un vocable catholique, invariablement référé au bien et au mal. Ils entendent le substantif, plutôt que l'adjectif ; le normatif plutôt que le descriptif (comment vivent les hommes, en général et en particulier, selon quel caractère, quelles habitudes, etc.). Or quand on consulte un dictionnaire du français classique (XVIIe siècle) ou le Furetière, on voit immédiatement que la traduction cicéronienne est la traduction alors actuelle, qui ne pose donc pas de véritable difficulté. Plutarque n'est pas moraliste ; Spinoza encore moins. C'est même le seul philosophe dont on peut affirmer sans se tromper que la morale est absolument étrangère à sa philosophie (même Nietzsche est en quelque manière déterminé par la morale). Chez Spinoza, on ne trouve qu'une ontologie en effet, qui permet seule de dire comment vivre selon la nature (ou l'être), mais de le dire sans prescription aucune, sans norme.
Deleuze me paraît proposer une intervention heureuse ici, ne serait-ce que pour lire Spinoza complètement débarrassé des oripeaux de la morale chrétienne, probablement trop prégnante encore, qu'on le veuille ou pas, pour qui veut le lire librement.
Enfin, le Traité théologico-politique me semble confirmer avec force cette distinction que Deleuze n'invente pas, ni même ne déduit, mais qui ressort bel et bien du texte de Spinoza.
Dans une morale il s'agit toujours de réaliser l'essence. Ça implique que l'essence est dans un état où elle n'est pas nécessairement réalisée, ça implique que nous ayons une essence. [...] Spinoza parle très souvent de l'essence, mais pour lui, l'essence n'est jamais l'essence de l'homme. L'essence c'est toujours une détermination singulière. Il y a l'essence de celui-ci, de celui-là, il n'y a pas d'essence de l'homme. Il dira lui-même que les essences générales ou les essences abstraites du type l'essence de l'homme, c'est des idées confuses. [...] Le point de vue d'une éthique c'est : de quoi es-tu capable ? qu'est-ce que tu peux ? D'où, retour à cette espèce de cri de Spinoza : qu'est-ce que peut un corps ? On ne sait jamais d'avance ce que peut un corps. [...] Du point de vue d'une éthique, tous les existants, tous les étants sont rapportés à une échelle quantitative qui est celle de la puissance. Ils ont plus ou moins de puissance. Cette quantité différenciable, c'est la puissance. Le discours éthique ne cessera pas de nous parler, non pas des essences, il ne croit pas aux essences, il ne nous parle que de la puissance, à savoir les actions et passions dont quelque chose est capable. Non pas ce que la chose est, mais ce qu'elle est capable de supporter et capable de faire. (Deleuze, Cours de Vincennes du 21/12/80)
Dans une morale, nous dit Deleuze, c'est d'une
essence générale de l'homme qu'il est question. Deleuze donne l'exemple de la définition aristotélicienne de l'essence de l'homme comme
zoôn logon ekhon. Et il montre que comme cette définition n'est jamais complètement réalisée par nul être humain, il est facile d'en déduire, par exemple : "tu dois avoir des amis" parce que l'ami est l'autre toi-même avec lequel tu dois, idéalement, converser, et donc réaliser ton essence de
zoôn logon ekhon. Un autre exemple peut être donné avec la définition kantienne de l'essence humaine comme personne digne de respect, de quoi il est aisé de déduire l'impératif catégorique : "tu dois considérer toute personne comme une fin en soi et jamais simplement comme un moyen", etc. Dans tous les cas, il s'agit bien toujours, dans une morale, de
réaliser un devoir être idéal, de s'approcher d'un
modèle de perfection par définition toujours inaccessible.
Or, il est patent qu'une telle tournure d'esprit ne peut convenir à Spinoza :
je dis appartenir à l'essence d'une chose ce dont la présence pose nécessairement la chose, et dont la suppression supprime nécessairement la chose ; ou encore, ce sans quoi la chose, et inversement ce qui sans la chose, ne peut être ni se concevoir. (Spinoza, Éthique, II, déf. 2)
Autrement dit, il n'y a pas, pour Spinoza, que des
essences singulières, c'est-à-dire des essences correspondant à des choses singulières déterminées
hic et nunc, et
pas d'essence générale de l'homme. Je n'ai pas besoin de vous rappeler la condamnation que Spinoza fait de notre tendance à forger, par l'imagination, des
idées mutilées et confuses d'une soi-disant
essence générale des choses singulières. Et lorsqu'il définit l'appétit comme l'essence même de l'homme, ce qu'il veut dire, c'est que l'appétit est le
conatus singulier d'un corps singulier en tant que ce corps est l'objet singulier d'un esprit singulier en tant qu'il est déterminé de telle et telle manière bien précise. Bref, il ne peut pas exister d'
essence de l'homme en général, et s'il n'y a pas d'essence de l'homme en général, il n'y a pas non plus, au sens où Deleuze emploie ce terme, de morale pour l'homme. Certes, tout cela ressemble furieusement à du Sartre, mais c'est que, comme le fait remarquer Deleuze, Spinoza est, de ce point de vue, en quelque sorte un existentialiste avant la lettre !
D'ailleurs, que reproche Spinoza à ce pauvre Guillaume de Blyenbergh ? Eh bien, précisément,
d'être un moraliste :
Nous exprimons par une seule et même définition tous les singuliers d’un même genre, par exemple tous ceux qui ont la forme extérieure des hommes, et qu’ainsi nous jugeons que tous sont également aptes à la plus grande perfection que nous pouvons déduire de cette définition ; et quand nous en trouvons un dont les œuvres contredisent à cette perfection, alors nous l’en jugeons privé et qu’il s’écarte de sa nature, ce que nous ne ferions pas si nous ne l’avions pas rattaché à sa définition et ne lui avions pas fixé telle ou telle nature. Mais parce que Dieu ne connaît pas les choses abstraitement, et ne forme pas de définitions générales de ce genre, et ne demande pas aux choses plus de réalité que l’entendement divin ne leur a effectivement attribuée, et que la puissance divine y a mise, la conséquence claire en est qu’on ne peut parler de cette privation qu’à l’égard de notre entendement, mais pas à celui de Dieu. (Spinoza, Lettre XIX à Blyenbergh)
Autrement dit, Dieu n'a point privé Adam, non plus que Sade ou Eichmann ou quiconque, de quelque perfection que ce soit. Les uns et les autres sont des choses singulières déterminées à exister et à se comporter de telle et telle manière précise et déterminée. En ce sens
chacune de ces "choses singulières" est aussi parfaite, c'est-à-dire comporte autant de réalité que possible, au moment en tout cas où, précisément, on impute quelque comportement délictueux à leur corps. Or,
le mouvement et le repos du corps doivent provenir d’un autre corps qui lui-même est déterminé par un autre corps au mouvement et au repos ; et, en un mot, tout ce qui se produit dans un corps a dû provenir de Dieu, en tant qu’affecté d’un certain mode de l’étendue, et non d’un certain mode de la pensée (en vertu de la même Propos. 6, part. 2) [...] Scholie : Cela se conçoit plus clairement encore par ce qui a été dit dans le scholie de la Propos. 7, part. 2, savoir, que l’âme et le corps sont une seule et même chose, qui est conçue tantôt sous l’attribut de la pensée, tantôt sous celui de l’étendue. D’où il arrive que l’ordre, l’enchaînement des choses, est parfaitement un, soit que l’on considère la nature sous tel attribut ou sous tel autre, et partant, que l’ordre des actions et des passions de notre corps et l’ordre des actions et des passions de l’âme sont simultanés de leur nature. C’est ce qui résulte aussi d’une façon évidente de la démonstration de la Propos. 7, partie 2. Mais, quelle que soit la force de ces preuves, et bien qu’il ne reste véritablement aucune raison de douter encore, j’ai peine à croire que les hommes puissent être amenés à peser avec calme mes démonstrations, à moins que je ne les confirme par l’expérience ; tant est grande chez eux cette conviction, que c’est par la seule volonté de l’âme que le corps est mis tantôt en mouvement, tantôt en repos, et qu’il exécute enfin un grand nombre d’opérations qui s’accomplissent au gré de l’âme et sont l’ouvrage de la pensée. Personne, en effet, n’a déterminé encore ce dont le corps est capable ; en d’autres termes, personne n’a encore appris de l’expérience ce que le corps peut faire et ce qu’il ne peut pas faire, par les seules lois de la nature corporelle et sans recevoir de l’âme aucune détermination. (Spinoza, Éthique, III, 2)
Donc, il n'y a pas
de bien ou de mal parce qu'il n'y a pas
d'essence générale de l'homme, et il n'y a pas d'essence générale de l'homme parce qu'il n'y a pas en l'homme de
substance spirituelle transcendante pour concevoir une telle essence, et donc pour décider de réaliser une telle essence. Dit d'une autre manière encore, il n'y a pas de bien ou de mal parce que le corps ne peut pas être déterminé au mouvement ou au repos par l'esprit, puisqu'un corps ou un esprit singuliers ne sont rien autre que la même chose singulière tantôt conçue sous un attribut, tantôt sous un autre.
Voilà pourquoi Deleuze propose de substituer la question féconde "
que peut ce corps ?" à la question, selon lui oiseuse, "
qu'est-ce que ce corps ?". On abandonne ainsi le faux problème de l'
esse et on lui substitue le vrai problème, celui du
posse. On passe alors de l'illusoire
essentia à la réelle
potentia. En conséquence, loin d'une
Morale qui prétend établir entre les êtres des
différences qualitatives d'essence, une
Éthique établira entre les êtres des
différences quantitatives de puissance :
Le droit de toute la Nature et partant le droit de chaque individu s’étend jusqu’où s’étend sa puissance ; et par conséquent tout ce que chaque homme fait d’après les lois de la Nature, il le fait du droit suprême de la Nature, et autant il a de puissance, autant il a de droit. [...] Mais, comme il s’agit ici de la puissance universelle ou, en d’autres termes, du droit universel de la Nature, nous ne pouvons présentement reconnaître aucune différence entre les désirs qui proviennent de la raison et ceux qui sont engendrés en nous par d’autres causes, ceux-ci comme ceux-là étant des effets de la Nature et des développements de cette énergie naturelle en vertu de laquelle l’homme fait effort pour persévérer dans son être. L’homme, en effet, sage ou ignorant, est une partie de la Nature, et tout ce qui détermine chaque homme à agir doit être rapporté à la puissance de la Nature, en tant que cette puissance peut être définie par la nature de tel ou tel individu. (Spinoza, Traité Politique, II, 4, 5)
Le problème de l'
éthique n'est donc plus alors de
prévenir ou de réparer le mal, autrement dit le
manquement à l'essence, le défaut, la faute, mais plutôt de
prévenir ou de réparer les dégâts que la puissance de l'un peut occasionner à la puissance de l'autre. Raison pour laquelle Spinoza écrit une
Éthique et non une
Morale.
Philippe Jovi.