odette a écrit: Comment être certain que sa façon de juger soit la bonne ?
Votre question n'aura jamais de réponse "définitive". Je vais la simplifier de la manière la plus élémentaire. Il faut l'aborder en la subdivisant en trois :
- qui juge ?
- juger quoi ?
- qu'est-ce que juger ?
La première question a deux réponses possibles (je n'entre pas dans les détails), selon qu'on se situe avant ou après la philosophie du sujet (en gros, Descartes). Avant, d'une certaine manière, on peut dire que personne ne juge à proprement parler de quoi que ce soit. Tout est toujours jugé d'avance (Lois, Commandements, etc.), par des Dieux par exemple. Les normes du jugement sont dans les choses, dans l'être, non dans les hommes. La tâche consiste alors à connaître le monde, et, pour qu'un discours soit vrai, il faut qu'il soit conforme à son objet. Après, tout bascule : la norme du jugement est toute dans le sujet, doué de raison. Nous sommes entrés dans le rationalisme, qui devient en quelque sorte la norme et le moyen de la connaissance, et par conséquent, de la vérité.
Les deux époques ont leurs avantages et leurs inconvénients respectifs. Si la vérité est d'origine divine et transcendantalement située, il n'y a pas de problème, et la question ne se pose pas. Le jugement est indiscutable, irrévocable, universel.
Or il est intéressant de noter que, dans l'antiquité, il n'y a pas eu de guerre de religions
[les religions s'absorbaient (l'antiquité est syncrétique, surtout l'antiquité romaine, parce que le polythéisme des religions les rend facilement transposables d'un peuple à l'autre) ou s'ignoraient les unes les autres purement et simplement. Les conflits religieux étaient le plus souvent dus à des dissidences au sein d'une seule et même religion (Akhénaton avec les prodromes du monothéisme ; les chrétiens par rapport au judaïsme ; etc.), ou bien s'inscrivaient sur un plan strictement politique (Rome et les Juifs, sous Vespasien et Titus, par exemple)], jusqu'à ce que les judéo-chrétiens rencontrent la philosophie grecque (ou la première forme d'universalisme politique) dans le cadre de l'expérience politique très concrète que constitue le seul fait de vivre dans l'empire romain (universalisme non seulement théorique, mais appliqué, en acte). Or non seulement les philosophes de l'antiquité sont connus pour la diversité de leurs pensées respectives, mais la question de leur interprétation est déjà une source de conflit entre les écoles et au sein même des écoles. Nous sommes entrés dans l'ère du dogmatisme, de la théologie et de la théocratie. La religion se mêle de politique, et la politique se mêle de religion ; la religion est devenue politique, et la politique une religion (cf. le sacre des rois, etc.), parce que la religion judéo-chrétienne est universelle, et que la pensée politique grecque l'est aussi. Bref, au final, on obtient des disputes permanentes qui émaillent tout le moyen âge. Le tout finit avec la guerre d'extermination du XVIe siècle, entre catholiques et protestants, pourtant chrétiens les uns et les autres. Il a bien fallu en tirer des conséquences raisonnables. Si personne n'est d'accord, qui a raison ? Qu'est-ce que l'autorité (théologico-politique) ? La connaissance, la vérité et le jugement s'effondrent : il n'y a plus d'autorité énonçant et garantissant le vrai. Et, comme on ne disposait de toute façon pas de trente-six milles solutions, on allait bien finir par chercher et trouver en soi-même ce qu'on ne trouvait plus au dehors.
Pour que les choses soient à peu près claires et envisageables dans leur ensemble, je vais essayer d'être le plus sommaire possible. Avec l'émergence du sujet comme siège de la raison, on n'a plus besoin d'aucune norme extérieure. Il "suffit" d'élaborer des méthodes (cf.
Discours de la méthode), des critères (cf.
Critique de la raison pure), de s'intéresser à l'entendement (Spinoza, Locke, Leibniz, Hume, etc.) : c'est le début de la technicisation de la connaissance, parce que ce que les modernes appellent méthode est une procédure, un protocole, une technique (accessible à tous, reproductible, transposable, donc
impersonnelle et objective, etc., nous sommes moins dans le vrai que dans le
vérifiable) ; tandis que la méthode des anciens est un cheminement. Mais c'est aussi une période nouvelle pour la métaphysique, qui ne s'en relèvera pas (on peut l'observer jusque dans le titre des œuvres :
Méditations métaphysiques (Descartes),
Discours de métaphysique (Leibniz), etc. Or quoi de plus
personnel qu'une méditation (et celles de Descartes n'auraient pas la même consistance sans les objections qu'on lui opposait et auxquelles il répondait) ou qu'un discours (lequel est toujours, par définition, énoncé à
la première personne) ; ça ne peut plus ressembler, de près comme de loin, à la (vraie) métaphysique, la métaphysique aristotélicienne (qui n'est ni un discours ni une méditation) ? Ça pose une difficulté insurmontable, et Kant tranchera finalement le nœud gordien pour ne conserver qu'un seul objet métaphysique : la morale, parce qu'il faut bien affronter la question de la norme du jugement, la question du vrai, de l'universalité (la personne kantienne n'est pas seulement une personne individuelle, mais l'humanité tout entière - on
dépersonnalise le sujet, avec la même efficacité que dans les sciences).
En dehors de la morale (au sens kantien du terme exclusivement), reste une place pour les sciences dites anthropologiques (les sciences humaines ou
non morales), qui deviendront bientôt les sciences de l'
interprétation (versant personnel, subjectif - en gros, un historien a beau vouloir être objectif, il ne peut pas ne pas être un sujet, il ne peut pas ne pas être subjectif), et, si on s'en tient à la lettre kantienne - et pour employer une expression qu'ici même un membre utilise avec un empressement peccable - les sciences
axiologiquement neutres (versant scientifique : malgré leur subjectivité, l'historien et le sociologue ne peuvent pas, ne doivent pas juger moralement ce qu'ils étudient, ils doivent être descriptifs, et appliquer des méthodes scientifiques à des objets qui ne sont pas eux-mêmes des objets scientifiques). On comprend pourquoi : sans cette neutralité, l'histoire par exemple peut être un moyen de mener de nouvelles guerres de religion, or l'absence de neutralité axiologique ou de probité scientifique, chez l'historien, permet aussi de le démasquer. Mais ça a l'inconvénient d'encourager et de cultiver le culte de la nécessité et le culte du fait que Manent impute à Machiavel et à Hobbes, et qu'il reproche de façon à peine dissimulée à un Montesquieu, ou que Strauss impute pour sa part essentiellement à Max Weber comme à la science historique. D'où aussi l'accusation adressée aux sciences sociales aujourd'hui, dont la neutralité axiologique a pour conséquence fâcheuse d'avoir institué le dogme de l'égalité culturelle : toutes les cultures se valent, tout se vaut, tout est égal à tout (cf. Boudon et Strauss, l'un et l'autre combattant ce dogme, mais en s'opposant l'un à l'autre).
Au total, avec la philosophie du sujet, nous avons d'un côté les sciences, où le problème de la subjectivité est supprimé (2 + 2 = 4 au Soudan, au Groenland, à 24 ans comme à 107 ans, qu'on soit homme, femme, komondor, enrhumé, mort, etc.), de l'autre des sciences qui ne sont pas exactement des sciences (objectives) ni exactement des fantaisies personnelles (subjectives), et qui ont bien mérité leur surnom de sciences molles ; des sciences où rares sont ceux qui osent juger (conséquences socio-professionnelles garanties).
Donc, nous avons, jusqu'à Descartes, un homme qui juge et ne s'en prive pas parce qu'il pense qu'il ne juge qu'au nom d'une autorité qui n'est pas lui, qui lui est supérieure, qui est indiscutable, et de toute éternité. Un homme qui, en ce sens, n'a jamais jugé. Nous avons, après Descartes, un homme qui, pouvant juger, ne juge pas, parce qu'on... juge qu'il n'a pas à le faire, et que, de toute façon, le faire est périlleux. Et pourtant, les guerres d'opinions (guerres de religions comprises) sont une constante.
Alors passons directement à la question de savoir ce que c'est que juger. Le terme est polysémique. Mais il a un sens qui pose problème, et qui parasite la plupart de ses autres sens. Juger veut dire émettre un jugement de valeur, affirmer une valeur. Autant dire qu'il sent la poudre ; c'est les Balkans de la philosophie.
Ainsi, nous avons un sujet judicatif qui ne juge pas, et qui ne le fait pas parce qu'il a décidé de renoncer au jugement de valeur (comme si juger ne consistait qu'à émettre un jugement de valeur). Il faut quand même que le
quoi qui est jugé par le
qui qui le juge soit un peu dangereux, non ?
Que peut-ce être ? J'ai mon idée.
Dernière édition par Euterpe le Sam 30 Juil 2016 - 10:14, édité 4 fois