Aristippe de cyrène a écrit: Cette conviction ne peut-elle pas être une forme d'intuition ? Sans qu'on sache ce qu'est la vérité, on a l'intuition qu'on ne peut l'atteindre.
Une intuition n'est pas sans objet. C'est l'intuition de quelque chose. Dès lors, si on a l'intuition que la vérité est inaccessible, de quoi est-ce l'intuition ? Il faut bien qu'elle ait un rapport avec la "vérité", qu'elle soit le signe d'une représentation, fût-elle très vague, de quelque chose qui renvoie à la vérité. Je vous taquine un peu, soyons d'accord, mais c'est pour vous montrer la difficulté réelle de la question. Si on parle de "vérité", d'emblée, on parle de quelque chose : la vérité
de quoi ? Admettons qu'être et vérité soient une seule et même chose. La difficulté n'est que déplacée : l'être, soit ; mais l'être de quoi ? Et l'être, c'est quoi ? Bref. C'est (re)prendre la philosophie au commencement ; reprendre Anaximandre, Xénophane, Héraclite, Parménide, etc., jusqu'à Aristote (dans un premier temps) !
Déprimant, non ? :D
Cornelius Castoriadis a écrit: Anaximandre passe pour avoir été l'ami et l'élève de Thalès, le premier des philosophes milésiens ― le premier philosophe. Et il nous faut souligner là un des points essentiels qui marquent la naissance de la philosophie, et la rupture qu'elle représente : avec les Milésiens, on laisse de côté les histoires de cosmogonie renvoyant à des entités "intuitionnables", perceptibles, visibles, pour se consacrer à la recherche et à la position de ce qu'Anaximandre, d'après Simplicius, appelle : arkhè ou stoikheion. C'est-à-dire un principe, une origine, ou un élément, qui soit au-delà de ce qui est donné, au-delà du phainesthai, des apparences, dirait-on en langage plus moderne. Et qui se distingue de toute théogonie ou de toute conception mythique par le fait qu'il est irreprésentable. Cette rupture est si grande qu'elle va s'opérer en deux temps. Avec Thalès, d'abord, pour qui l'arkhè, le principe, l'origine des êtres sera l'eau ― mais une eau, si je puis, dire, ontologiquement lourde, un Urwasser, une eau primordiale, dont l'eau empirique, celle que l'on boit et dans laquelle on se baigne, n'est qu'un avatar. Puis immédiatement après avec Anaximandre, pour qui c'est précisément l'apeiron, l'indéterminé/indéterminable ― et irreprésentable ― qui est au principe de toutes choses. Et l'apeiron, ce qui n'a pas de limites (peirata), c'est aussi ce dont on ne peut avoir l'expérience (peira, mot apparenté à peiras/peras).
Cornelius Castoriadis, Ce qui fait la Grèce - 1. D'Homère à Héraclite. Séminaires 1982-1983. La création humaine II.