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Peut-on parler d'une pensée non discursive ?

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Euterpe a écrit:
Si nous devions admettre que la pensée est exclusivement discursive, nous devrions renoncer à comprendre plusieurs formes d'activité cognitive. [...] La langue n'est pas le seul moyen d'exercer et d'exprimer sa pensée.

Oui à condition de réduire la langue, le langage ou le discours (nous tiendrons ces trois termes pour synonymes dans toute notre argumentation) à son seul aspect actuel, déclaratif et conscient (ce que les anglo-saxons appellent the statement, "l'énoncé"). Or le langage n'est pas simplement l'ensemble des énoncés. La plupart des conceptions philosophiques réductrices concernant le langage (celle de Spinoza ou de Bergson, par exemple) se fondent sur un mysticisme qui consiste à croire à l'existence d'un mode de connaissance direct de l'unité fondamentale du réel par-delà les illusions de pluralité (notamment la pluralité des segments spatio-temporels) consécutives au caractère trop sensible, ou, au contraire, trop rationnel du "langage". D'où l'idée que le langage ainsi réduit à un corpus d'énoncés déclaratifs, conscients et actuels est une trahison de la pensée. Ce qui est un truisme. Or, justement, le langage, non seulement ne se réduit pas à cela, mais n'est même pas, essentiellement, cela. L'essentiel, dans le langage n'est pas conscient mais inconscient, pas forcément dans le sens technique que Freud ou Lacan donnent à cet adjectif, mais dans le sens banal : on ne se rend pas compte de la présence du langage dans la totalité de notre existence humaine (bien avant Wittgenstein, Quine ou Chomsky, d'autres philosophes avaient insisté sur cette corrélation étroite entre langage et humanité : Hegel et surtout Aristote qui assimile zôon politikon et zôon logon ekhon). Par ailleurs, l'essentiel dans le langage n'est pas déclaratif : nous ne parlons pas essentiellement pour nous informer mutuellement sur l'état du monde extérieur, mais nous pratiquons une multitude de ce que Wittgenstein appelle des "jeux de langage" :
l’expression "jeu de langage" doit ici faire ressortir que parler un langage fait partie d'une activité ou d'une forme de vie [...] ; mais combien existe-t-il de catégories de phrases ? L’assertion, l’interrogation et l’ordre peut-être ? Il y en a d’innombrables, il y a d’innombrables catégories d’emplois différents de ce que nous nommons "signes", "mots", "phrases". Et cette diversité n'est rien de fixe, rien de donné une fois pour toutes. Au contraire, de nouveaux types de langage, de nou­veaux jeux de langage pourrions-nous dire, voient le jour, tandis que d'autres vieillissent et tombent dans l'oubli. [...] Re­présente-toi la diversité des jeux de langage à partir des exemples suivants, et d’autres encore :  donner des ordres et agir d’après des ordres ; décrire un objet à partir de ce qu’on voit, ou à partir de mesures que l’on prend ; [...] inventer une histoire et la lire ; faire du théâtre ; chanter des comptines ; [...] traduire une langue dans une autre [...]" (Wittgenstein, Recherches Philosophiques, §23).

Enfin, l'essentiel, dans le langage, n'est pas actuel mais potentiel : comme l'ont fait remarquer, dans des registres très différents Chomsky, Wittgenstein ou Quine, le langage, c'est surtout et avant tout un enchevêtrement de règles de grammaire qui conditionnent non seulement nos productions linguistiques actuelles, mais la totalité de nos comportements, qu'ils soient conscients ou non. C'est pourquoi je suis, pour ma part, tout à fait partisan de la conception éliminativiste de la pensée en ce que la pensée me paraît être du langage et rien d'autre, du langage pour soi-même (conception que l'on trouve déjà dans le Théétète de Platon) :
l’on ne peut apprendre à penser seul qu’après avoir appris à penser publiquement : on ne peut apprendre à calculer de tête qu’en apprenant à calculer (Wittgenstein, Recherches Philosophiques, II)


Euterpe a écrit:
D'abord, les langues occidentales et plus particulièrement les langues traditionnelles de la science et de la philosophie forment un cas à part. Elles sont éminemment analytiques et leur degré d'élaboration est proprement stupéfiant. [...] Yves Bonnefoy a beaucoup étudié les langues dont la grammaire et la syntaxe sont à peine élaborées, voire "inexistantes" (implicites, intuitives), précisément pour y trouver des pensées non conceptuelles, non logiques, non discursives, plus directement rapportées à la réalité. Il a écrit des textes décisifs à ce sujet. Et si l'anglais le passionne tant, c'est aussi parce que cette langue n'a besoin que d'une grammaire élémentaire.

Tout dépend ce que vous entendez par "analytique". S'il s'agit d'"analytique" au sens logique, celui avec lequel Kant nous a familiarisés (un énoncé est analytique si et seulement si le prédicat est tautologiquement contenu dans le sujet, synthétique si ce n'est pas le cas), dire que nos langues sont "éminemment analytiques", c'est dire qu'elles sont majoritairement tautologiques, qu'elles ne sont pas essentiellement destinées à augmenter notre connaissance, mais à nous fournir des règles. Wittgenstein est assez d'accord avec ce point de vue vers lequel converge aussi Kant dans la mesure où, pour lui, les jugements synthétiques présupposent une synthèse du divers de l'intuition par l'imagination qui opère schématiquement, c'est-à-dire par l'application de règles. Sauf que ce n'est pas là un trait caractéristique des "langues occidentales", ni des "langues traditionnelles de la science et de la philosophie", mais de toutes les langues. Toute langue est génératrice de règles et donc, en ce sens, "analytique". Si maintenant il faut entendre "analytique" au sens syntaxique, au sens où il existe des langues grammaticalement plus concises que d'autres, alors il est exact qu'il existe des langues plus analytiques que d'autres (Benveniste et Hagège on abondamment développé ce point) : l'arabe et l'anglais sont plus analytiques que l'allemand ou le grec qui sont plus analytiques que le chinois ou le latin. Le latin dira aspiciendo senescis là où le français dira "en me regardant tu vieillis". Mais en quoi une langue "analytique" en ce sens serait-elle moins compatible avec la pensée ? Quant au type d'argument consistant à dire qu'il existe des "langues dont la grammaire et la syntaxe sont à peine élaborées, voire inexistantes", permettez-moi d'exprimer mon extrême réticence à son égard : de là à l'argument de "la mentalité pré-logique" dont parle Lévy-Bruhl, voire pire, il n'y a qu'un pas. Enfin si l'adjectif "analytique" désigne un trait sémantique consistant dans une plus ou moins grande capacité de la langue à faire référence aux entités élémentaires du monde extérieur, alors là aucune langue n'est analytique en ce sens, bien qu'on puisse aisément expliquer l'illusion du contraire. En effet, non seulement le langage a été (et continue d'être) le plus souvent réduit à l'énonciation actuelle, consciente et déclarative, mais il a été aussi (et continue d'être) réduit à une fonction nominative. En gros, le langage est réduit au rôle de miroir plus ou moins fidèle, plus ou moins déformant, d'une ontologie toujours-déjà là. Et ce réductionnisme a une origine religieuse manifeste : le langage comme moyen donné à l'homme par Dieu de nommer les réalités qu'il a créées afin de les adorer, éventuellement de les connaître et/ou de s'en servir (exemple de Genèse, 2, 19-20 où Dieu demande à Adam de nommer les animaux). Or, d'une part, comme nous l'avons souligné supra, le langage n'a pas pour unique fonction d'informer sur le réel, et surtout, d'autre part, on s'est rendu compte qu'il n'existe tout simplement pas de réalité extérieure simple et ultime (les molécules, les atomes, les noyaux, les nucléons, les quarks ... ?), ce que Russell nomme the ultimate furniture of the world, à quoi faire référence par le moyen du langage :
De même qu'il n'y a pas dans le monde d'éléments simples, mais seulement des éléments que nous ne pouvons pas ou ne voulons pas décomposer, il n'y a, dans aucun langage, de noms propres logiques (au sens russellien de l'expression logically proper names), c'est-à-dire de symboles définitivement inanalysables dénotant directement des entités intrinsèquement simples" (Bouveresse, la Parole Malheureuse, 2)

Et si le langage n'a pas les moyens sémantiques de découper le réel en ses composants ultimes, il ne saurait être "analytique" en ce sens.

Euterpe a écrit:
Or la perception visuelle est synthétique. La décomposer, c'est la "trahir", la traduire, c'est restituer discursivement ce qui ne l'est pas.

En tout cas, le langage n'est pas plus "analytique" que la perception n'est "synthétique", guidée, conditionnée et formatée qu'elle est par les règles implicites véhiculées par la pensée (cf. supra le rôle du schématisme dans les jugements synthétiques chez Kant), autrement dit par le langage, justement. Cf. http://phiphilo.blogspot.com/2011/12/quine-dukheim-et-la-perception-de-dieu.html à propos du caractère toujours theory laden ("chargé de théorie") de la perception.

descriptionPeut-on parler d'une pensée non discursive ? - Page 2 EmptyRe: Peut-on parler d'une pensée non discursive ?

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Ronin a écrit:
On dit aussi que l'hémisphère droit pourrait être l'acteur essentiel des phénomènes de perception. Peut-être pas au niveau des cinq sens qui semblent gérés par l'hémisphère gauche, mais du corps global qui pourrait être un organe géant de perception. Qu'en pensez-vous ?
Il faudrait que je me plonge à nouveau dans mes ouvrages dédiés au corps, mais je serais plutôt assez réceptif à ce genre d'hypothèses (plus pour les femmes que pour les hommes, du reste). Au moins parce que le corps n'est pas pris au sérieux par suffisamment de penseurs. Soit, on parle somatisation, mais on a encore souvent une vision trop simpliste et mécanique du corps. Le corps "parle", et il a ou il est déjà une "langue" avant qu'on en apprenne une.

Philippe Jovi a écrit:
Euterpe a écrit:
Si nous devions admettre que la pensée est exclusivement discursive, nous devrions renoncer à comprendre plusieurs formes d'activité cognitive. [...] La langue n'est pas le seul moyen d'exercer et d'exprimer sa pensée.
Oui à condition de réduire la langue, le langage ou le discours (nous tiendrons ces trois termes pour synonymes dans toute notre argumentation) à son seul aspect actuel, déclaratif et conscient (ce que les anglo-saxons appellent the statement, "l'énoncé"). Or le langage n'est pas simplement l'ensemble des énoncés.

Outre que pour faire leur place aux exemples ou aux champs d'investigation que je soumets plus haut, il ne faut surtout pas réduire la chose au seul énoncé, pour ma part je ne peux pas tenir les trois termes comme des synonymes, encore moins les tenir pour des énoncés. Le passage de Wittgenstein que vous citez, dans lequel il ne fait que redécouvrir une banalité, ne doit pas faire illusion. On se souvient de cette phrase célèbre de La Bruyère, que tout le XIXe siècle ressassait comme une obsession triste :
Tout est dit, et l'on vient trop tard depuis plus de sept mille ans qu'il y a des hommes et qui pensent.
Si tout est dit, cela signifie que le nouveau n'est jamais qu'une variation du même, que tout n'est que répétition, qu'un "à quoi bon ?", que les "jeux de langage" dont parle Wittgenstein ne sont jamais que des jeux. Ensuite, l'affaire est de savoir ce qu'on veut dire. Est-ce la vérité qui nous anime ? Ou bien autre chose ? Combien de fois, dans toute une vie, quelqu'un a-t-il l'occasion de dire quelque chose de vital, d'essentiel ? Combien de fois parlons-nous pour ne rien dire, ou pour énoncer des choses si insignifiantes, autant pour nous que pour ceux à qui nous les disons, qu'elles disparaissent aussitôt sans trace aucune, comme si nous n'avions rien dit ? Je crois qu'il faut saisir deux choses. D'abord, si le langage est toujours potentiellement plus que ce qu'il est, cela signifie qu'il y a nécessairement un champ d'expériences qui lui échappent, dont il pourrait se saisir, mais qu'il ne saisit pas, parce que nous ne nous exprimons pas seulement avec le langage, mais avec d'autres formes d'expressions, plus directes, plus sensibles, etc. Or, une fois ces expériences exprimées ailleurs que ou autrement qu'avec le langage, le langage n'est plus là que comme un appoint, un complément. Ensuite, si la majeure partie de ce que nous disons dans notre vie n'est employé que pour des choses banales, insignifiantes, etc., cela signifie que le langage est tout autant le déficit de quelque chose qu'une potentialité. S'il révèle un déficit, pour des tas de raisons à travers des tas d'expériences que tous nous faisons ou pouvons faire (incapacité ou impossibilité à dire une chose fondamentale à un moment ou à un autre, à quelqu'un qui compte, etc.), c'est qu'il ne constitue pas toujours le meilleur moyen de s'exprimer, de penser, d'agir. Au fond, qu'est-ce que le langage, sinon une économie du langage et une économie du réel aussi castratrice qu'elle est riche de potentialités. Bien des personnes sont "accusées" de ne pas savoir parler, de ne pas connaître toutes les possibilités que le langage leur offre. Soit. Mais la question n'est pas seulement dans la capacité, pas plus que dans la quantité des connaissances acquises, ou de la culture. Il y a des gens à qui le langage ne dit rien. Ils sont sourds à la parole, elle leur semble presque absurde, dès qu'il s'agit de faire autre chose que de l'employer pour tous les besoins élémentaires de la communication.

Le langage, nous avons pris l'habitude de l'employer en un sens large et souvent métaphorique, ce qui pose plus de difficultés que ça n'en résout (ainsi, dans la sémiotique, certains ont eu le bon sens de proposer, plutôt que de parler de langage animal, de parler de la communication animale, ce qui permet de considérer les points communs avec la communication humaine, et de réserver l'emploi du terme langage aux seuls hommes, parce que le malentendu et l'incompréhension sont inhérents à leur communication). On parle volontiers de langage pictural, ou artistique, de langage animal, parfois même de langage végétal. Mais on voit bien que c'est par défaut, parce que la question du langage chez d'autres que chez les hommes est une question très tardive. Bref, au total, c'est un terme pseudo générique propre à effacer des différences pourtant notoires. Ce qui est générique, c'est le signe, dont le signe linguistique n'est qu'un élément parmi des dizaines d'autres recensés.

Quant au discours, complexe par définition, il est irréductible. On ne peut le réduire, par exemple, à du déclaratif, pour la bonne raison que le déclaratif est le degré zéro du discours, lequel mobilise la sémantique, la rhétorique, toute la gamme des phrases dites complexes ; il sollicite la passion autant que la raison, persuade autant qu'il convainc, etc. De plus, par définition, le discours, qui est certes actuel, est tout autant inactuel puisqu'il est conçu pour produire des effets, effets qui continuent de se produire même longtemps après qu'on l'a prononcé. Non seulement parce qu'il met en branle le pouvoir des mots, mais aussi parce qu'éminemment, il est action et, puisque vous mentionnez le zôon logon ekhon, il vaut la peine qu'on cite Hannah Arendt :
La définition aristotélicienne de l'homme, zôon politikon, n'était pas seulement étrangère, voire opposée à la société naturelle vécue dans la maisonnée ; on ne la comprend pleinement qu'en y ajoutant la seconde et non moins célèbre définition donnée par Aristote de l'homme, zôon logon ekhon ("un être vivant capable de langage"). La traduction latine, animal rationale, repose sur un malentendu aussi fondamental que l'expression "animal social". Aristote ne voulait définir ni l'homme en général ni désigner la plus haute faculté humaine, qui pour lui n'était pas le logos, c'est-à-dire le langage ou la raison, mais le nous, la faculté de la contemplation, dont le principal caractère est de ne pouvoir s'exprimer dans le langage.

Condition de l'homme moderne
, chap. II : Le domaine public et le domaine privé, p. 64 (Pocket).
Aristote, sur ce point, est encore platonicien. Il y a des choses qui échappent au langage, et qui sont bel et bien pensées.

Philippe Jovi a écrit:
L'essentiel, dans le langage n'est pas conscient mais inconscient, pas forcément dans le sens technique que Freud ou Lacan donnent à cet adjectif, mais dans le sens banal : on ne se rend pas compte de la présence du langage dans la totalité de notre existence humaine
Je suis d'accord en effet - et dieu sait si j'ai à m'en plaindre autour de moi ! - nous sommes loin, très loin de nous rendre compte de la présence du langage dans des aspects de notre existence qui seraient du reste plus supportables, ou intéressants, si on savait s'en rendre compte. Mais l'inverse est aussi vrai : on ne se rend pas compte à quel point il y a des aspects de notre existence qui, dès que le langage s'en mêle, n'existent pour ainsi dire plus, parce qu'il est inapproprié, malvenu, etc.

Philippe Jovi a écrit:
Sauf que ce n'est pas là un trait caractéristique des "langues occidentales", ni des "langues traditionnelles de la science et de la philosophie", mais de toutes les langues. Toute langue est génératrice de règles et donc, en ce sens, "analytique".
Seulement si on adhère aux hypothèses de Chomsky, qui sont très loin de faire l'unanimité, comme toujours dans la linguistique. Le degré d'élaboration des langues varie du tout au tout ; elles ne peuvent certes pas ne pas être analytiques, sans quoi on ne pourrait même pas avoir affaire au réel, mais le réel des uns et des autres varie du tout au tout !

Philippe Jovi a écrit:
Si maintenant il faut entendre "analytique" au sens syntaxique, au sens où il existe des langues grammaticalement plus concises que d'autres, alors il est exact qu'il existe des langues plus analytiques que d'autres (Benveniste et Hagège on abondamment développé ce point) : l'arabe et l'anglais sont plus analytiques que l'allemand ou le grec qui sont plus analytiques que le chinois ou le latin. Le latin dira aspiciendo senescis là où le français dira "en me regardant tu vieillis". Mais en quoi une langue "analytique" en ce sens serait-elle moins compatible avec la pensée ?
Non je ne pensais pas à cela. D'abord, si une langue est concise, elle est donc très économe et beaucoup plus synthétique. Je prends le mots "analytique" en son sens le plus trivial et littéral. Plus une langue est concise, comme peut l'être le latin, et plus elle est capable de ramasser la pensée en unités qui frappent l'esprit, et qui court-circuitent certaines des difficultés du langage. Le langage s'efface, et c'est aussi pour ça qu'il peut en dire plus. En ce sens, qui dit le moins dit le plus. C'est donc plus compatible avec la pensée, qui a plus de place - pour parler métaphoriquement.

Philippe Jovi a écrit:
Quant au type d'argument consistant à dire qu'il existe des "langues dont la grammaire et la syntaxe sont à peine élaborées, voire inexistantes", permettez-moi d'exprimer mon extrême réticence à son égard : de là à l'argument de "la mentalité pré-logique" dont parle Lévy-Bruhl, voire pire, il n'y a qu'un pas.
Non, rien de cela. Les langues "pré-logiques" me paraissent même douées d'un avantage certain sur celles que la logique a pétrifiées. Cela me fait penser à Nietzsche, évidemment, dont il est curieux que certaines de ses découvertes ou intuitions ne constituent pas des acquis, pour nous. C'est l'un de ceux qui a le mieux montré à quel point on a toujours déjà pensé, décidé, jugé, avant de l'exprimer. Le langage vient après.

Philippe Jovi a écrit:
En tout cas, le langage n'est pas plus "analytique" que la perception n'est "synthétique", guidée, conditionnée et formatée qu'elle est par les règles implicites véhiculées par la pensée (cf. supra le rôle du schématisme dans les jugements synthétiques chez Kant), autrement dit par le langage, justement. Cf. http://phiphilo.blogspot.com/2011/12/quine-dukheim-et-la-perception-de-dieu.html à propos du caractère toujours theory laden ("chargé de théorie") de la perception.
L'admettre de la perception, ce qui est une évidence, c'est l'admettre du langage. La pensée ne peut pas ne pas précéder le langage. Comment ne serait-il pas lui-même a theory laden ? D'abord parce que l'apparition du langage est extrêmement tardive, que le langage suppose nécessairement une accumulation absolument incommensurable d'expériences acquises et transmises inlassablement, reprises et perfectionnées, oubliées puis retrouvées, etc.

En outre, les acquis concernant la perception synthétique me paraissent définitifs, et surtout d'une évidence dont j'ai fait l'expérience un nombre si incalculable de fois que même l'abondance de documents à ce sujet ne serait pas utile. La difficulté avec beaucoup de linguistes, c'est qu'ils sont linguistes. On ne compte plus les monographies consacrées aux peintres, mais aussi aux artistes ou plasticiens issus des arts appliqués, aux poètes, etc., dont l'objet est justement ce qui n'est pas du langage et qui est pourtant de la pensée. Merleau-Ponty me paraît avoir été un des plus lumineux sur ce point. Enfin, pour en revenir aux neurosciences, le même Merleau-Ponty m'offre l'occasion de mentionner le cas des aphasiques, dont il parle beaucoup dans sa Phénoménologie de la perception, et dont l'étude est justement ce qui a permis à des gens comme Lhermitte, Sperry, etc., de faire des découvertes dont la philosophie doit se saisir, parce que la question est ouverte, et on ne pourra plus la refermer, celle d'une pensée consciente non verbale. On ne peut pas faire comme si Piaget, Changeux, et tant d'autres, dans leurs domaines respectifs, n'avaient pas orienté les choses en ce sens ; ni faire comme si l'intelligence artificielle ne nous avait pas comme obligés à prendre au sérieux l'hypothèse, toujours plus pressante, d'un système non verbal couvrant un champ plus large que le champ verbal lui-même.

Dernière édition par Euterpe le Sam 30 Juil 2016 - 23:31, édité 1 fois

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Excusez-moi, mais ce que vous dites, pour digne d'intérêt que ce soit, me semble gravement méconnaître une des règles fondamentales du dialogue philosophique (je vous rappelle que, à l'instar de quelques-uns de mes glorieux prédécesseurs, je ne conçois pas la philosophie autrement que sous forme de dialogue, cf. à ce sujet http://phiphilo.blogspot.com/2011/10/forum-philosophique-et-internet.html). Or, pour qu'il y ait dialogue, l'une des conditions est l'acceptation d'une discussion serrée sur les arguments qui ont été avancés. Et le problème que vous manifestez au cours de votre dernière intervention sur ce fil de discussion, c'est que vous ne répondez pas du tout à mes arguments (entre nous, s'il est un principe qui devrait être gravé dans le marbre de votre Charte, c'est bien celui-ci, mais passons).

Faisons l'historique de l'échange. Un intervenant pose l'une des questions les plus classiques et les plus débattues en philosophie : existe-t-il une pensée non-discursive ? Et de problématiser la question au moyen d'un exemple parfaitement pertinent : lorsque je bricole, je pense, je réfléchis, j'hésite, et pourtant je n'ai pas l'impression de me tenir un discours à moi-même. Se pourrait-il alors que ma pensée, en tout cas aussi longtemps que dure la manipulation hésitante (notre interlocu­teur parle joliment d'"errance"), soit extra-discursive ? À ce problème, au demeurant fort bien posé, vous proposez de considérer que "l'hémisphère droit de notre cerveau travaille tout seul de manière synthétique". Solution intéressante quoique non approfondie (Changeux, à qui vous faites allusion par ailleurs, écrit des choses passionnantes à ce sujet dans l'Homme Neuronal). Je réponds à cet argument par l'idée de Wittgenstein selon laquelle observer le fonctionnement du cerveau n'est pas observer des pensées (variante bien connue de l'argument déjà avancé par Leibniz dans Monadologie, §17 à propos de la perception :
On est obligé d’ailleurs de confesser que la Perception et ce qui en dépend, est inexplicable par des raisons mécaniques, c’est-à-dire par les figures et par les mouvements. Et feignant qu’il y ait une Machine, dont la structure fasse penser, sentir, avoir perception ; on pourra la concevoir agrandie en conservant les mêmes proportions, en sorte qu’on y puisse entrer, comme dans un moulin. Et cela posé, on ne trouvera en la visitant au dedans, que des pièces, qui poussent les unes les autres, et jamais de quoi expliquer une perception.
Et j'enchaîne en proposant de considérer l'"errance" dont fait état notre interlocuteur comme une recherche de règle, donc, au sens de Wittgenstein, comme une recherche typiquement discursive.

Visiblement cet argument ne vous agrée pas puisqu'il s'oppose à votre thèse qui est : oui il existe bel et bien de la pensée non-discursive. Jusque là, tout va bien.

Mais au lieu de montrer, notamment au moyen d'exemples analysés dans des "formes d'activités cognitives" que vous ne spécifiez pas plus avant, en quoi cette "errance", serait imputable, soit aux seuls processus neurologiques (mais vous semblez vous-même avoir abandonné cette piste), soit à un processus quoad se qui ne soit ni neurologique ni linguistique, vous commencez par prétendre que réduire la pensée au langage serait catastrophique au motif que les langues, notamment les langues "occidentales", seraient intrinsèquement "analytiques" et donc ne feraient pas droit au caractère inéluctablement "synthétique" de la pensée. C'est une réfutation certes indirecte, de type conséquentialiste, mais tout à fait recevable à condition, bien entendu, d'être étayée. Mais qu'entendez-vous par "analytique/synthétique" ? Mystère. Je vous propose, à titre d'hypothèse, trois acceptions possibles (parmi d'autres, probablement). Aucune ne recueille votre assentiment. Et d'ajouter en guise de définition que vous prenez "le mot dans son sens le plus trivial et le plus banal" ? On n'en saura pas plus sur l'opposition irréductible du langage analytique et de la perception (quid de la pensée, au fait ?) synthétique, sinon que Piaget, Changeux, Lhermitte, Sperry, ... auraient produit la preuve irréfutable d'une "pensée consciente non-verbale". Vous excipez des "acquis définitifs" de Nietzsche, vous vous prévalez des travaux de Merleau-Ponty, "le plus lumineux sur ce point", dites-vous. Eh bien, dites-nous en plus sur cette obscure clarté qui tombe des étoiles ... Vous déclarez refuser mon hypothèse de travail consistant à tenir pour synonymes les termes "langue", "langage" et "discours". Fort bien. Quelles distinctions y introduisez-vous donc et à quelles fins ? Le moins que l'on puisse dire, c'est que tout cela manque un peu de rigueur et de profondeur argumentatives.

Mais il y a pire. Non content de vous abstenir d'analyser mes arguments, vous en produisez sans cesse de nouveaux, pratiquant ainsi la stratégie dite de la "cible mouvante", bien connue des publicitaires et des communicants de tout poil, y compris, bien entendu des sophistes et des rhéteurs. C'est un peu comme si, jouant aux échecs, chaque fois que votre adversaire vous mettait en position délicate, vous initiiez une autre partie en vous attribuant les blancs, naturellement ! Florilège :
Euterpe a écrit:
Le passage de Wittgenstein que vous citez, dans lequel il ne fait que redécouvrir une banalité, ne doit pas faire illusion. On se souvient de cette phrase célèbre de La Bruyère, que tout le XIXe siècle ressassait comme une obsession triste : "Tout est dit, et l'on vient trop tard depuis plus de sept mille ans qu'il y a des hommes et qui pensent." Si tout est dit, cela signifie que le nouveau n'est jamais qu'une variation du même, que tout n'est que répétition, qu'un "à quoi bon ?", que les "jeux de langage" dont parle Wittgenstein ne sont jamais que des jeux.
Quel est le rapport avec le sujet ? À supposer que "le passage de Wittgenstein que [je] cite [...] ne fait que redécouvrir une banalité" (sic transit ! si l'on en juge par l'abondance de la littérature que la notion wittgensteinienne de "jeu de langage" a suscité et continue de susciter depuis soixante ans, cela ne doit pas être aussi "banal" que cela, mais passons), en quoi cela vous exempte-t-il de réfuter sa pertinence quant au problème de savoir si oui ou non il existe une pensée non-discursive ?

Euterpe a écrit:
Ensuite, l'affaire est de savoir ce qu'on veut dire. Est-ce la vérité qui nous anime ? Ou bien autre chose ? Combien de fois, dans toute une vie, quelqu'un a-t-il l'occasion de dire quelque chose de vital, d'essentiel ? Combien de fois parlons-nous pour ne rien dire, ou pour énoncer des choses si insignifiantes, autant pour nous que pour ceux à qui nous les disons, qu'elles disparaissent aussitôt sans trace aucune, comme si nous n'avions rien dit ?
Là encore, oui ... et alors ? Ça prouve quoi, au juste ? À quoi voulez-vous en venir ?

Euterpe a écrit:
S[i le langage] révèle un déficit, pour des tas de raisons à travers des tas d'expériences que tous nous faisons ou pouvons faire (incapacité ou impossibilité à dire une chose fondamentale à un moment ou à un autre, à quelqu'un qui compte, etc.), c'est qu'il ne constitue pas toujours le meilleur moyen de s'exprimer, de penser, d'agir.
Quel "déficit" ? Quelles sont ces "tas de raisons", "tas d'expériences" qui établissent que nous avons d'autres moyens de nous exprimer ? Et lesquels ? Le geste ? Le regard ? Et s'il existait une grammaire du geste, un code du regard ? Et si tout cela n'était, encore et toujours, que du langage (n'avez-vous jamais pris ou assisté à un cours d'art dramatique ?) Et que devient la pensée, dans tout ça ?

Euterpe a écrit:
Le langage, nous avons pris l'habitude de l'employer en un sens large et souvent métaphorique, ce qui pose plus de difficultés que ça n'en résout (ainsi, dans la sémiotique, certains ont eu le bon sens de proposer, plutôt que de parler de langage animal, de parler de la communication animale, ce qui permet de considérer les points communs avec la communication humaine, et de réserver l'emploi du terme langage aux seuls hommes, parce que le malentendu et l'incompréhension sont inhérents à leur communication). On parle volontiers de langage pictural, ou artistique, de langage animal, parfois même de langage végétal.
Oui. Effectivement. C'est d'ailleurs exactement ce que dit Wittgenstein. Et pourquoi réserver le terme "langage" aux seuls hommes, sinon pour établir une corrélation (à défaut d'assimilation) entre langage et pensée (cf. les positions de Descartes et de Hegel à ce sujet : http://phiphilo.blogspot.com/2009/09/dans-quelle-mesure-le-langage-est-il.html) ?

Euterpe a écrit:
Bien des personnes sont "accusées" de ne pas savoir parler, de ne pas connaître toutes les possibilités que le langage leur offre. Soit. Mais la question n'est pas seulement dans la capacité, pas plus que dans la quantité des connaissances acquises, ou de la culture. Il y a des gens à qui le langage ne dit rien. Ils sont sourds à la parole, elle leur semble presque absurde, dès qu'il s'agit de faire autre chose que de l'employer pour tous les besoins élémentaires de la communication
Admettons qu'il y ait des personnes qui parlent mieux que d'autres (entre nous, dans le genre "banalité", on aura du mal à faire mieux !), qui, dans le sens de Wittgenstein, maîtrisent plus de "jeux de langage" que d'autres et maîtrisent mieux que d'autres les possibilités que leur offrent les "jeux de langage" qu'elles maîtrisent. Puisqu'elles sont "sourdes à la parole", doit-on dire qu'elles sont hermétiques à la pensée ? Mais ce serait admettre qu'on ne peut pas penser sans parler. Ou bien que, cependant, et heureusement elles pensent. Mais dans quoi et par quoi ?

Et puis il y a carrément des affirmations qui laissent le lecteur perplexe. Juste trois exemples :
Euterpe a écrit:
le déclaratif est le degré zéro du discours, lequel mobilise la sémantique, la rhétorique, toute la gamme des phrases dites complexes ; il sollicite la passion autant que la raison, persuade autant qu'il convainc, etc.
Je crains que vous n'ayez tendance à hiérarchiser subrepticement et dans l'absolu les jeux de langage. Subrepticement parce que vous glissez insensiblement, dans votre argumentation, du discours descriptif au discours évaluatif, ce qui est le défaut numéro un des journalistes mais dont les philosophes devraient se garder. Et dans l'absolu parce que vous ne précisez pas la raison de cette évaluation : faut-il recruter un collaborateur, corriger une dissertation de lycéen, analyser un discours politique, ou quoi d'autre encore ? Par ailleurs, dans la terminologie des philosophes dits "du langage ordinaire" (Wittgenstein, Quine, Putnam, Austin, Searle, Ryle, etc.) un énoncé ou une déclaration, c'est simplement une phrase affirmative (par distinction d'avec une phrase interrogative, optative, injonctive, normative, etc.). En particulier, tout discours philosophique est déclaratif. Est-il pour autant "le degré zéro du discours" ? Par ailleurs, j'avais écrit :
Philippe Jovi a écrit:
bien avant Wittgenstein, Quine ou Chomsky, d'autres philosophes avaient insisté sur cette corrélation étroite entre langage et humanité : Hegel et surtout Aristote qui assimile zôon politikon et zôon logon ekhon
à quoi vous répliquez :
Euterpe a écrit:
puisque vous mentionnez le zôon logon ekhon, il vaut la peine qu'on cite Hannah Arendt : "La définition aristotélicienne de l'homme, zôon politikon, n'était pas seulement étrangère, voire opposée à la société naturelle vécue dans la maisonnée ; on ne la comprend pleinement qu'en y ajoutant la seconde et non moins célèbre définition donnée par Aristote de l'homme, zôon logon ekhon ("un être vivant capable de langage"). La traduction latine, animal rationale, repose sur un malentendu aussi fondamental que l'expression "animal social". Aristote ne voulait définir ni l'homme en général ni désigner la plus haute faculté humaine, qui pour lui n'était pas le logos, c'est-à-dire le langage ou la raison, mais le nous, la faculté de la contemplation, dont le principal caractère est de ne pouvoir s'exprimer dans le langage." (Condition de l'homme moderne, chap. II : Le domaine public et le domaine privé, p. 64). Aristote, sur ce point, est encore platonicien. Il y a des choses qui échappent au langage, et qui sont bel et bien pensées.
Nous sommes donc tout à fait d'accord puisque j'établissais, en l'occurrence, une relation de corrélation et non pas d'assimilation entre le langage et la pensée chez Aristote (cf. http://phiphilo.blogspot.com/2009/09/en-quoi-lhomme-est-il-un-animal.html).

Euterpe a écrit:
Plus une langue est concise, comme peut l'être le latin, et plus elle est capable de ramasser la pensée en unités qui frappent l'esprit, et qui court-circuitent certaines des difficultés du langage. Le langage s'efface, et c'est aussi pour ça qu'il peut en dire plus. En ce sens, qui dit le moins dit le plus. C'est donc plus compatible avec la pensée, qui a plus de place - pour parler métaphoriquement.
Là, désolé, mais je n'ai pas compris. Enfin, last but not least,
Euterpe a écrit:
La pensée ne peut pas ne pas précéder le langage. Comment ne serait-il pas lui-même a theory laden ? D'abord parce que l'apparition du langage est extrêmement tardive, que le langage suppose nécessairement une accumulation absolument incommensurable d'expériences acquises et transmises inlassablement, reprises et perfectionnées, oubliées puis retrouvées, etc.
D'abord, pour Quine, theory laden et language laden sont deux expressions synonymes (cf. http://phiphilo.blogspot.com/2011/12/quine-dukheim-et-la-perception-de-dieu.html).

Ensuite que veut dire "l'apparition du langage est extrêmement tardive" ? Enfin, comment "une accumulation absolument incommensurable d'expériences acquises et transmises inlassablement, reprises et perfectionnées" est-elle possible sans le langage, selon vous ?

Navré d'avoir été un peu long. Mais c'est que j'ai une réputation à défendre, moi. (Quant à la mise en forme, elle est un peu bizarre mais je suis incapable de la modifier)

PS : un petit dernier pour le voyage. Votre intransigeance à l'égard de l'orthographe (que j'approuve sans réserve, croyez-le bien) n'est-elle pas l'indice d'une relation tout autre que contingente entre l'expression correcte et la pensée juste, ou pour le dire comme nos logiciens de Port-Royal, l'art de bien penser et l'art de bien parler sont-ils aussi peu congrus l'un à l'autre que vous avez l'air de le dire (de le penser) ?

descriptionPeut-on parler d'une pensée non discursive ? - Page 2 EmptyRe: Peut-on parler d'une pensée non discursive ?

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Je dois dire que je suis plutôt abasourdi par votre réaction, qui me paraît disproportionnée. Qu'est-ce qui pouvait motiver une telle réponse ?

Puisque vous avez proposé un historique de notre échange, je commencerai par un contre-historique, pour que les quelques rectifications qui s'imposent soient faites, dussiez-vous juger qu'il en va de votre réputation, dont j'ai bien du mal à comprendre, telle que vous l'énoncez, comment vous pouvez la concilier avec ce que vous appelez, du reste légitimement, une activité philosophique.

Philippe Jovi a écrit:
au lieu de montrer, notamment au moyen d'exemples analysés dans des "formes d'activités cognitives" que vous ne spécifiez pas plus avant, en quoi cette "errance", serait imputable, soit aux seuls processus neurologiques (mais vous semblez vous-même avoir abandonné cette piste), soit à un processus quoad se qui ne soit ni neurologique ni linguistique

D'abord, quand vous portez votre attention sur l'errance dont parle benfifi, je porte la mienne sur cette remarque :
benfifi a écrit:
Mon idée originale est-elle toujours présente à mon esprit ? Toujours est-il que, finalement, je ressors de cette pêche avec la solution que je mettrai en œuvre, et qui ne correspond souvent plus avec l'idée de départ.

C'est pourquoi l'hypothèse que je propose à benfifi implique d'interpréter autrement que comme une "errance" l'expérience dont il témoigne, et qu'il fait régulièrement. Il parle certes de "mise en œuvre", il dit même être conscient que cette mise en œuvre est une pensée discursive. Dès lors, il serait absurde de prétendre qu'il se trompe : il sait mieux que moi comment il pense ce qu'il pense au moment où il le pense. Mais c'est en constatant une deuxième chose, qu'il pose la question, essentielle, de savoir s'il existe une pensée non discursive. Il soumet l'exemple d'une activité qui, ne mobilisant pas le langage, est pourtant discursive, comme si cela lui paraissait suffisamment étonnant pour poser la question. Étonnant parce qu'il se demande probablement comment il a pu passer d'une activité non discursive à une activité discursive, même s'il précise que la partie discursive de son activité consiste à mettre en œuvre son idée de départ. Comme si la discursivité de sa pensée, comme si la mise en œuvre n'était pas complètement convaincante, au contraire, puisque ça lui inspire la question. Il a choisi le mot "errance" faute de mieux. C'est d'autant plus remarquable qu'à aucun moment, dans sa recherche, il n'a l'air perdu, à aucun moment il ne semble livré au hasard : il a une idée originale, une idée de départ.

Ainsi, je ne cherche pas à imputer son errance à quoi que ce soit ; je suppose, à partir de son propos, qu'il tient lui-même son activité de recherche comme une possible pensée non discursive, d'où ma première réponse, qui se veut une réponse générale. A la suite de quoi vous proposez vous-même de considérer que la pensée serait exclusivement discursive, en rappelant les limites de la physiologie et les potentialités du langage, lequel n'est pas réductible à la seule expression, notamment orale, de la pensée. Je vous ai répondu. Qu'en retenez-vous ? Ce qui suit :
Philippe Jovi a écrit:
vous commencez par prétendre que réduire la pensée au langage serait catastrophique au motif que les langues, notamment les langues "occidentales", seraient intrinsèquement "analytiques" et donc ne feraient pas droit au caractère inéluctablement "synthétique" de la pensée.

Je ne parle pas notamment des langues occidentales, je parle exclusivement des langues occidentales, et, parmi ces langues occidentales, notamment des langues philosophiques et scientifiques par excellence. Je restitue l'exactitude de mes propos :
Euterpe a écrit:
D'abord, les langues occidentales et plus particulièrement les langues traditionnelles de la science et de la philosophie forment un cas à part. Elles sont éminemment analytiques et leur degré d'élaboration est proprement stupéfiant.

Je parle de langues analytiques et de leur degré d'élaboration. Prenons un exemple : il est impossible de traduite Leibniz dans une quelconque des langues bantoues. Alors, puisque vous invoquez les exigences argumentatives inhérentes au dialogue philosophique, me reprochant de ne pas tenir compte de vos arguments (ce que nous allons vérifier ensemble un peu plus bas...) quand il est patent que vous n'avez tenu aucun compte de la plupart des miens, sauf un (!) - j'y reviens ci-dessous -, reprenons la question "analytique". Je vous l'ai précisé : je prends le terme en son sens le plus trivial. Il n'y a aucun "mystère", comme vous dites, dans l'emploi que j'en fais : résolution d'un tout en ses parties, décomposition d'une chose en ses divers éléments. Plus une langue est élaborée, plus elle permet de se saisir d'aspects du réel qui échappent à d'autres langues. C'est éminemment et évidemment le cas des langues par excellence de la philosophie. Je ne me situais donc pas dans le champ du positivisme logique. Ce qui explique également pourquoi vous n'apercevez pas le point de vue que j'occupe lorsque je parle du discours, notamment.

Pour achever de rectifier votre remarque, corrigeons ce que vous me faites dire à tort, puisque je ne le dis nulle part : les langues occidentales ne feraient pas droit au caractère inéluctablement "synthétique" de la pensée. Où diable avez-vous trouvé ça ? Vous aurez beau cherché, vous ne trouverez pas. J'ai on ne peut plus clairement et simplement dit que l'activité de l'hémisphère droit est synthétique, et qu'il y a de la pensée non discursive, de la pensée qui ne passe absolument pas par le langage. Je n'emploie pas le terme "inéluctable"... J'admets donc deux formes de pensée, dont je ne dis nulle part, autant le préciser, qu'elles sont isolées ou qu'elles ne pourraient collaborer.

Autre rectification. Comparons, là encore. Vous :
Philippe Jovi a écrit:
Piaget, Changeux, Lhermitte, Sperry, ...  auraient produit la preuve irréfutable d'une "pensée consciente non-verbale"

Moi :
Euterpe a écrit:
le cas des aphasiques [...] dont l'étude est justement ce qui a permis à des gens comme Lhermitte, Sperry, etc., de faire des découvertes dont la philosophie doit se saisir, parce que la question est ouverte, et on ne pourra plus la refermer, celle d'une pensée consciente non verbale

Comment dois-je qualifier la différence (euphémisme) entre ce que vous prétendez que je dis, et ce que je dis réellement ?

Autre rectification. Vous :
Philippe Jovi a écrit:
Vous excipez des "acquis définitifs" de Nietzsche

Moi :
Euterpe a écrit:
Cela me fait penser à Nietzsche, évidemment, dont il est curieux que certaines de ses découvertes ou intuitions ne constituent pas des acquis, pour nous

Faut-il expliciter ce qui, en l'occurrence, va au-delà de la seule nuance ?

Autre rectification. Vous :
Philippe Jovi a écrit:
vous vous prévalez des travaux de Merleau-Ponty, "le plus lumineux sur ce point", dites-vous

Moi :
Euterpe a écrit:
Merleau-Ponty me paraît avoir été un des plus lumineux sur ce point

Comme vous le voyez, j'aime l'exactitude.

Pourquoi vous ai-je proposé Merleau-Ponty ? Parce que, ayant eu la politesse de lire votre cours ("Dans quelle mesure le langage est-il l'expression de la pensée ?" -> http://phiphilo.blogspot.com/2009/09/dans-quelle-mesure-le-langage-est-il.html), je ne pouvais pas ne pas supposer que cet auteur, d'accord avec Hegel et Wittgenstein (comme eux, il pense que considérer le langage seulement comme expression de la pensée, c'est réducteur), conviendrait tout particulièrement, dans la mesure où il se situe dans un autre champ de recherches, ce qui est propice à l'ouverture de notre débat... Pour la même raison, je vous proposais, parmi trois pistes dont vous n'avez tenu aucun compte, une piste liée à l'activité artistique. En effet, vous en venez à des considérations sur l'art à la fin de la 2e partie de votre cours. Or vous l'abandonnez en passant à la 3e partie. Je vous cite :
Philippe Jovi a écrit:
En tout cas, pour Hegel, la pensée reste indissociable de son expression, que ce soit par le moyen de l’art ou bien par celui du langage.

Or, si la pensée et son expression par le langage sont effectivement indissociables, qu'est-ce qui nous empêche de dire que la pensée se confond tout simplement avec son moyen d’expression ?

III - On peut même aller jusqu'à dire que la pensée se confond avec le langage dont un jeu de langage particulier pose comme une règle tautologique que le langage est l'expression de la pensée.

"On peut même aller jusqu'à dire..." C'est exactement ce que vous dites. Bien sûr, l'objet de votre cours n'est pas de discuter la question de l'art. Mais vous avez intégré la question artistique dans votre argumentaire, ce qui lui donne du poids, dans la partie concernée, mais qui constitue une faiblesse logique, quand vous passez à la partie suivante, puisque vous ne motivez pas l'extension : "on peut même aller jusqu'à dire..." De sorte que la proposition du titre du III est incompatible avec la conclusion du II, sauf à préciser que toute expression de la pensée est un langage. Pourquoi pas ? Du moins, vous savez maintenant pourquoi je vous soumettais la piste artistique.

Philippe Jovi a écrit:
Vous déclarez refuser mon hypothèse de travail consistant à tenir pour synonymes les termes "langue", "langage" et "discours". Fort bien. Quelles distinctions y introduisez-vous donc et à quelles fins ? Le moins que l'on puisse dire, c'est que tout cela manque un peu de rigueur et de profondeur argumentatives.

Je n'ai pas refusé votre hypothèse de travail. Vous avez répondu ce qui suit :
Philippe Jovi a écrit:
Euterpe a écrit:
Si nous devions admettre que la pensée est exclusivement discursive, nous devrions renoncer à comprendre plusieurs formes d'activité cognitive. [...] La langue n'est pas le seul moyen d'exercer et d'exprimer sa pensée.

Oui à condition de réduire la langue, le langage ou le discours (nous tiendrons ces trois termes pour synonymes dans toute notre argumentation) à son seul aspect actuel, déclaratif et conscient (ce que les anglo-saxons appellent the statement, "l'énoncé"). Or le langage n'est pas simplement l'ensemble des énoncés.

Qu'ai-je répondu ?
Euterpe a écrit:
Outre que pour faire leur place aux exemples ou aux champs d'investigation que je soumets plus haut, il ne faut surtout pas réduire la chose au seul énoncé, pour ma part je ne peux pas tenir les trois termes comme des synonymes, encore moins les tenir pour des énoncés.

Bref, vous me dites que pour que mon hypothèse tienne, il faut opérer une réduction. J'oppose, non un refus, mais un argument logique, lequel consiste à dire que c'est cette réduction elle-même qui interdirait l'hypothèse d'une pensée non discursive. Pour ce faire, et contrairement à ce que vous prétendez, j'établis des distinctions. Mais je ne me situe pas dans le positivisme logique. J'ai commis un paragraphe on ne peut plus clair sur le langage, et motivé de bout en bout. J'ai également commis un paragraphe sur le discours, tel qu'on l'enseigne dans la rhétorique en littérature, et en grande partie encore fondé sur Aristote, quoique "modernisé". Avec ça, vous me dites que ça manque de rigueur et de profondeur argumentatives ?...

Alors, à quelles fins, mes distinctions ? (On en arrivera ainsi à une des questions importantes pour le débat : la définition de la pensée.) Le langage et la pensée supposent une intention : que veut-on dire quand on le dit ? Est-on certain d'avoir dit exactement ce qu'on voulait dire ? Cela pose la question de l'écart entre ce qui est dit et ce qui est pensé, par conséquent, du degré de compréhension possible entre deux interlocuteurs (j'ai parlé de malentendu, d'incompréhension, qui sont des réalités quotidiennes et, pour le débat qui nous occupe, impérieuses). On ne peut faire abstraction de ce problème au seul motif qu'il représente une difficulté pour qui propose de considérer que langage et pensée seraient la même chose. Cette question peut être subdivisée en deux : échouer à dire ce qu'on voudrait dire, est-ce la preuve d'une pensée défaillante, inachevée, à éclaircir ? Ou bien est-ce la preuve d'un écart irréductible entre le langage et la pensée ? Vous me parlez de congruence entre les deux. Supposons une congruence parfaite, aussitôt apparaissent des problèmes insolubles. J'ai proposé bien d'autres choses. Il suffit de reprendre celles qui peuvent intéresser les uns ou les autres...

Philippe Jovi a écrit:
Mais il y a pire. Non content de vous abstenir d'analyser mes arguments, vous en produisez sans cesse de nouveaux, pratiquant ainsi la stratégie dite de la "cible mouvante", bien connue des publicitaires et des communicants de tout poil, y compris, bien entendu des sophistes et des rhéteurs.

Nouvelle rectification. Mes trois premières pistes n'ayant pas eu l'honneur de trouver grâce à vos yeux, sans rien dire, pas même contrarié par le fait, je suis aussitôt passé à d'autres pistes, dont je rappelle qu'elles sont des propositions. Il ne tient qu'à vous d'en tenir compte. Ça commence à faire beaucoup de pistes pour une seule que vous avez daigné reprendre... Aucune commune mesure entre cette forme de politesse silencieuse de ma part, et votre réaction objectivement inappropriée. Si, en plus de multiplier les pistes, il fallait les développer par le menu, vu ce que les trois premières ont donné...

Philippe Jovi a écrit:
Euterpe a écrit:
Le passage de Wittgenstein que vous citez, dans lequel il ne fait que redécouvrir une banalité, ne doit pas faire illusion. On se souvient de cette phrase célèbre de La Bruyère, que tout le XIXe siècle ressassait comme une obsession triste : "Tout est dit, et l'on vient trop tard depuis plus de sept mille ans qu'il y a des hommes et qui pensent." Si tout est dit, cela signifie que le nouveau n'est jamais qu'une variation du même, que tout n'est que répétition, qu'un "à quoi bon ?", que les "jeux de langage" dont parle Wittgenstein ne sont jamais que des jeux.

Quel est le rapport avec le sujet ? À supposer que "le passage de Wittgenstein que [je] cite [...] ne fait que redécouvrir une banalité" [...], en quoi cela vous exempte-t-il de réfuter sa pertinence quant au problème de savoir si oui ou non il existe une pensée non discursive ?

Sur ce point, je ne parlais pas de la pensée discursive ou non, je répondais à votre propos sur la potentialité du langage. Si tout est dit, tout est dit... Pour ce qu'il reste de potentialité, ce ne sera ni plus ni moins que jouer avec des coquillages... De surcroît, la référence implicite à l'histoire n'est toutefois pas allusive à ce point qu'on puisse la juger incompréhensible ou inaccessible. Je faisais évidemment allusion à la crise du langage, provoquée par la crise ontologique et théologique, au XIXe siècle. Mais, de fait, la piste notamment poétique que je vous proposais plus haut n'a pas l'air de vous intéresser. Du coup, je ne vous proposerai pas George Steiner, Réelles présences, qui répond en grande partie à la plupart des points essentiels que soulève la question du débat... Vous allez m'accuser de multiplier les arguments pour noyer le poisson... Je n'insisterai pas avec Bonnefoy, pourtant philosophe et mathématicien, dont le premier recueil poétique porte le sous-titre ô combien significatif d'Anti-Platon, encore moins son recueil d'essais, L'improbable et autres essais, ni toutes ses œuvres dédiées à Shakespeare, Leopardi, Mallarmé, Baudelaire, Valéry, qui, toutes, reprennent un problème majeur de la modernité, ontologique, avec la dissociation du langage et de l'être, héritant de Saussure, de Heidegger, du surréalisme et de l'écriture automatique, etc. Toutes choses qui concernent directement la question du débat.
Je n'ose pas vous proposer Rudolf Arnheim, La pensée visuelle ; les travaux d'Alain Renaud non plus ; pas davantage la masse d'ouvrages dédiés à la plasticité et à l'iconicité dans l'art... C'est vrai que la sémiologie, ça ne nourrit pas son philosophe... ; encore moins oserai-je vous soumettre un philosophe et médecin confiant dans les neurosciences, comme Jean-Noël Missa, ou encore Gabriel Racle... Je renonce aux autres.

Philippe Jovi a écrit:
Euterpe a écrit:
Ensuite, l'affaire est de savoir ce qu'on veut dire. Est-ce la vérité qui nous anime ? Ou bien autre chose ? Combien de fois, dans toute une vie, quelqu'un a-t-il l'occasion de dire quelque chose de vital, d'essentiel ? Combien de fois parlons-nous pour ne rien dire, ou pour énoncer des choses si insignifiantes, autant pour nous que pour ceux à qui nous les disons, qu'elles disparaissent aussitôt sans trace aucune, comme si nous n'avions rien dit ?

Là encore, oui ... et alors ? Ça prouve quoi, au juste ? À quoi voulez-vous en venir ?

Où diable est la difficulté ? Ça coule de source. Parler pour ne rien dire, parler pour parler, en quoi cela témoignerait-il d'une pensée ? En quoi cela pourrait-il être de la pensée ?...

Philippe Jovi a écrit:
Euterpe a écrit:
Si le langage révèle un déficit, pour des tas de raisons à travers des tas d'expériences que tous nous faisons ou pouvons faire (incapacité ou impossibilité à dire une chose fondamentale à un moment ou à un autre, à quelqu'un qui compte, etc.), c'est qu'il ne constitue pas toujours le meilleur moyen de s'exprimer, de penser, d'agir.

Quel "déficit" ? Quelles sont ces "tas de raisons", "tas d'expériences" qui établissent que nous avons d'autres moyens de nous exprimer ? Et lesquels ? Le geste ? Le regard ? Et s'il existait une grammaire du geste, un code du regard ? Et si tout cela n'était, encore et toujours, que du langage (n'avez-vous jamais pris ou assisté à un cours d'art dramatique ?) Et que devient la pensée, dans tout ça ?

Un code du regard ? Dans un code, par définition, on ne trouve pas de signes, mais des signaux. Un signal, par définition, est univoque. Une langue, par définition, est constituée de mots qui, pour la plupart, sont multivoques, équivoques... Une grammaire du geste ? Il n'y a pas de grammaire du geste, sauf à vouloir codifier du dehors quelque chose qui relève la plupart du temps de la spontanéité, de choses qu'on fait "naturellement" sans passer par l'apprentissage d'un "code". Le geste est trop souvent créateur, "sur le vif", etc.

Philippe Jovi a écrit:
Et pourquoi réserver le terme "langage" aux seuls hommes, sinon pour établir une corrélation (à défaut d'assimilation) entre langage et pensée

A aucun moment je ne remets en doute la corrélation entre la pensée et le langage. Cette corrélation ne me paraît poser aucune difficulté. C'est leur assimilation pure et simple, qui me pose un problème.

Philippe Jovi a écrit:
Et puis il y a carrément des affirmations qui laissent le lecteur perplexe. Juste trois exemples :
Euterpe a écrit:
le déclaratif est le degré zéro du discours, lequel mobilise la sémantique, la rhétorique, toute la gamme des phrases dites complexes ; il sollicite la passion autant que la raison, persuade autant qu'il convainc, etc.

Je crains que vous n'ayez tendance à hiérarchiser subrepticement et dans l'absolu les jeux de langage. Subrepticement parce que vous glissez insensiblement, dans votre argumentation, du discours descriptif au discours évaluatif, ce qui est le défaut numéro un des journalistes mais dont les philosophes devraient se garder. Et dans l'absolu parce que vous ne précisez pas la raison de cette évaluation : faut-il recruter un collaborateur, corriger une dissertation de lycéen, analyser un discours politique, ou quoi d'autre encore ? Par ailleurs, dans la terminologie des philosophes dits "du langage ordinaire" (Wittgenstein, Quine, Putnam, Austin, Searle, Ryle, etc.) un énoncé ou une déclaration, c'est simplement une phrase affirmative (par distinction d'avec une phrase interrogative, optative, injonctive, normative, etc.). En particulier, tout discours philosophique est déclaratif. Est-il pour autant "le degré zéro du discours" ?

Aucun rapport avec ma remarque. Sortez donc du seul positivisme logique. Je vous ai précisé ce que j'entendais par discours. Quand on enseigne la grammaire et la langue française, on n'enseigne pas la langue des philosophes du langage ordinaire... On enseigne l'argumentation, dont la partie la plus centrale est celle dédiée au discours... Rien que de très banal dans ce que j'ai dit. Je m'étonne fort qu'il faille vous le préciser... La documentation idoine est disponible dans tous les lycées de France, de Navarre et de Brabant.

Philippe Jovi a écrit:
Ensuite que veut dire "l'apparition du langage est extrêmement tardive" ? Enfin, comment "une accumulation absolument incommensurable d'expériences acquises et transmises inlassablement, reprises et perfectionnées" est-elle possible sans le langage, selon vous ?

J'entendais ici les langues. Pour le reste, homo faber ne parlait aucune langue, comment a-t-il accumulé ses expériences techniques, par exemple ? Pas par l'Opération du Saint Esprit.

Philippe Jovi a écrit:
Navré d'avoir été un peu long. Mais c'est que j'ai une réputation à défendre, moi.

Si quelqu'un exprime un désaccord, je ne crois pas que ce soit de nature à mettre en péril ce que vous appelez votre "réputation", qui ne concerne personne ici, et à laquelle vous n'avez pas à nous lier, encore moins nous obliger, ni moi ni aucun des membres du forum. En ce genre d'affaires, il est hors de question d'accepter une initiative unilatérale et arbitraire. Misez simplement sur la confiance qu'on vous porte, et l'honnêteté intellectuelle de ceux qui vous lisent, et sur laquelle veille l'administration, du mieux qu'elle peut. Pour le reste, je ne vois absolument pas ce que votre réputation vient faire dans un forum de philosophie. Nous ne sommes pas dans un concours de réputation, mais dans un lieu qui, c'est le vœu de ce forum, donne l'occasion à des personnes que la philosophie passionne, pour des motifs qui leur sont personnels et privés, de constater qu'on peut se soumettre sans crainte à certaines exigences lâchement abandonnées ailleurs. Le dialogue philosophique, nous sommes tombés d'accord sur ce point dans un autre fil de discussion, n'est pas possible sur internet. Seule importe l'autorité, qui ne se gagne pas avec un nom, mais avec la parole qu'on porte, dont on est l'auteur.

Quant à l'administration, croyez bien qu'elle se réjouit de compter un membre comme vous. Mais, de votre côté, ayez le bon sens de ne pas oublier les compétences de ceux à qui vous avez affaire. Pour ma part, je suis viscéralement janséniste, intraitable et plus que combattif sur la question de la vie privée. Je refuse que quiconque ici en vienne à des considérations liées à des motifs aussi vaniteux que la réputation. Les philosophes ne sont que les gardiens de la philosophie, pas des propriétaires. Je ne me soumettrai donc qu'à titre exceptionnel, et pour que les choses soient bien claires, à des considérations "personnelles". Je n'ai plus aucun diplôme à obtenir en philosophie. Je n'ai pas non plus de réputation à défendre. Et j'ai quelques titres de gloire, comme disent les gueux, aussi nombreux dans l'intelligentsia, quelle qu'elle soit, de Paris ou de province, qui m'offrent la reconnaissance de pairs et d'amis dont la réputation en ferait pâlir plus d'un. Mais, à dieu ne plaise que je succombe à ce genre d'amusements vulgaires et indignes de certains principes. Quand on a le privilège de penser, on devrait avoir le courage d'être la tombe de sa petite personne, et murer, comme disait avec retentissement un de mes jansénistes favoris, sa vie privée. Vous voudrez bien, par conséquent, admettre qu'en termes d'argumentation, de dialogue philosophique, ou de tout ce que vous jugerez être un titre à la philosophie, je n'ai rien à apprendre de vous. Ce forum est et restera ce que je veux qu'il soit. La probité même. Invoquer si tôt, si vite, une réputation à défendre, quand par ailleurs on ne vous connaît pas, c'est demander la probité sans se soucier de la faculté des autres à en juger par eux-mêmes. Ici, c'est l'administration qui juge.

Vous parlez de responsabilité intellectuelle, ailleurs, et votre argument n'est pas sans force. George Steiner en a un plus fort encore, qu'il énonce justement dans les premières pages de Réelles présences. La responsabilité n'est pas toujours là où on croit qu'elle est. Elle est surtout dans ce qu'on dit, qu'on s'appelle Pierre, Paul ou Jacques. L'iconoclasme janséniste est implacable.

Dernière édition par Euterpe le Sam 30 Juil 2016 - 23:33, édité 2 fois

descriptionPeut-on parler d'une pensée non discursive ? - Page 2 EmptyRe: Peut-on parler d'une pensée non discursive ?

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Dont acte.

Disons qu'il convient de verser notre dialogue de sourd, (car c'en est réellement un : il est patent que nous ne parlons pas du tout de la même chose !), à la liste interminable des quiproquos philosophiques. Et je ne vous apprendrai rien en vous disant que nous sommes en flatteuse compagnie (Bouveresse/Deleuze ; Searle/Derrida ; Wittgenstein/Russell pour vous citer quelques uns des exemples les plus récents de ce qui s'apparente à un échange digne de la Cantatrice Chauve de Ionesco !). Pour être plus précis, notre incompréhension mutuelle me semble typiquement relever de l'incommunicabilité entre deux courants qu'il est convenu de désigner par les expressions "philosophie analytique" et "philosophie continentale" (cf., à titre d'exemple, http://phiphilo.blogspot.com/2008/01/philosophie-analytique-vs-philosophie.html).

Juste deux ou trois remarques à la volée.

Euterpe a écrit:
me reprochant de ne pas tenir compte de vos arguments (ce que nous allons vérifier ensemble un peu plus bas...) quand il est patent que vous n'avez tenu aucun compte de la plupart des miens
Dans l'historique de l'échange, c'est moi qui ai énoncé des thèses. Il vous appartient donc de les réfuter. Neganti onus probationis incubit !

Euterpe a écrit:
Sortez donc du seul positivisme logique.
Je ne me situe pas dans le champ du "positivisme logique" mais beaucoup plus largement dans celui de la "philosophie analytique" que Michael Dummett définit de la manière suivante :
Ce qui distingue la philosophie analytique en ses divers aspects d’autres courants philosophiques, c’est en premier lieu la conviction qu’une analyse philosophique du langage peut conduire à une explication philosophique de la pensée et, en second lieu, la conviction que c’est là la seule façon de parvenir à une explication globale (les Origines de la Philosophie Analytique)
Le "positivisme logique" est le courant, historiquement fondateur (correspondant, grosso modo, au wiener Kreis de Carnap, Neurath, Schlick, Reichenbach, etc., plus les pères fondateurs que sont Frege et Russell) de la "philosophie analytique" qui considère que la seule façon de procéder à cette "analyse philosophique du langage" dont fait état Dummett (ce qui ne veut pas dire, d'ailleurs, que le langage, lui-même, soit, par nature, analytique) est de procéder à une paraphrase logique du langage au sens de Russell, cf. http://phiphilo.blogspot.com/2011/10/la-theorie-russellienne-des.html). Wittgenstein, Quine, Goodman, Putnam, Austin, Searle et quelques autres, ("les philosophes du langage ordinaire", pour les distinguer justement des "positivistes logiques") dont je me sens plus proche, considèrent la logique comme un cas particulier de la grammaire dont les règles structurent la totalité de nos "formes de vie", comme le dit Wittgenstein.

Euterpe a écrit:
Si quelqu'un exprime un désaccord, je ne crois pas que ce soit de nature à mettre en péril ce que vous appelez votre "réputation", qui ne concerne personne ici, et à laquelle vous n'avez pas à nous lier, encore moins nous obliger, ni moi ni aucun des membres du forum.
Vous avez raison. Aussi, ma remarque in fine ne concernait-elle que ma "réputation" de pourfendeur des forums virtuels prétendument philosophique, la seule dont vous puissiez jusqu'à présent m'honorer, cela va de soi.

Désormais, il y en aura une seconde. "Tous les Wittgensteiniens sont des terroristes" proclamait Deleuze pour conclure son Abécédaire. Certains, à défaut d'être traités de "terroristes" ont été comparés à des "jansénistes implacables". C'est le cas de Jacques Bouveresse, mon maître en philosophie. D'où la justesse de votre conclusion :
Euterpe a écrit:
L'iconoclasme janséniste est implacable.


En tout cas bravo pour la hauteur de votre réaction à ce qu'il faut bien appeler, du moins quant à la forme de mon intervention, une provocation de ma part. Décidément, il y a doit y avoir des degrés dans le néant philosophique des forums électroniques.
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