Georges Réveillac a écrit: Mais si je m’avisais de toutes les remettre en cause, je serais paralysé. Il nous faut donc faire avec.
Pourquoi paralysé ? Les moments de remise en cause totale qui se sont produits dans l'histoire n'ont pas provoqué de "paralysie", mais des crises et donc des réorientations historiques.
Georges Réveillac a écrit: Quand les hommes cherchent ensemble des moyens d’assurer au mieux leur existence, s’ils se montrent capables de remettre en cause les idées reçues les plus suspectes de conduire au fossé, et parmi celles-là, en premier lieu les dogmes, ils augmenteront leur chance d’avancer vers une juste voie.
Deux remarques. D'abord, si "assurer au mieux son existence" devait être l'objectif principal de l'humanité, le jeu n'en vaudrait pas la chandelle. Du moins cela ne peut pas, cela ne doit pas être un "idéal", un "but". Autant se proposer de faire une bonne partie de tennis. Ça
vaut mieux. Aucune des civilisations que l'histoire a jugé dignes d'elle ne s'est donné pour tâche essentielle, vitale, d'assurer son existence, même quand ça avait l'air d'être le motif principal de ses actions. Ensuite, vous mentionnez une "voie juste" sans prendre la peine d'expliciter ce qu'il faudrait entendre par là. La lettre de ce que vous écrivez implique de considérer que cette "voie juste" n'est guère plus que le moyen ou l'ensemble des moyens à mettre en œuvre pour "assurer notre existence". Nous sommes loin de la philosophie. Pour le reste, ça manque de poésie, de noblesse, de bien des choses qui justifient d'accorder une quelconque consistance à ce qu'on appelle "humanité". Pour espérer savoir ce que pourrait être une "voie juste", il faudrait déjà savoir à quoi on croit, savoir ce qui nous anime, nous fait vivre, ce à quoi on tient, ce par quoi nous sommes tenus. Nos croyances, en somme. Autrement dit, ce qui nous fait vivre. Or, ce qui nous fait vivre, ce ne sont pas les "moyens d'assurer au mieux notre existence".
Georges Réveillac a écrit: Un bon moyen, parmi d’autres, de tester la validité d’une idée reçue, c’est de retracer son histoire, de refaire sa genèse. Alors, on peut s’apercevoir que les raisons qui ont poussé certains hommes à l’adopter en leur temps n’existent plus. Ainsi, le « Croissez et Multipliez » de la Bible, fut initié en un temps où les groupes humains étaient encore à la limite de la survie ; d’ailleurs, plusieurs espèces d’hommes avaient déjà disparu, telles l’Homme de Neandertal. Mais à notre époque, c’est la surpopulation qui menace notre existence.
Alors ?
De plus, cette démarche peut entraîner une catharsis :
La prise de conscience historique réalise une véritable catharsis, une libération de notre inconscient sociologique un peu analogue à celle que sur le plan psychologique cherche à obtenir la psychanalyse.
H.-I. MARROU, De la Connaissance hist., 1954, p. 273.
Cette démarche sera probablement exceptionnelle. Plus ordinairement, il est toujours possible d’examiner l’idée reçue suspecte à la lueur de la raison.
En lançant cette discussion, j’avais en tête l’inefficacité remarquable des débats censés trouver des remèdes aux maux de la planète. Et si l’on pouvait faire mieux ?
Justement, la question a déjà été étudiée, par Ortega y Gasset. Il s'agit de ce qu'il appelle les crises historiques (toute théorie du changement, en sociologie, devrait puiser chez Ortega...). Que vit l'homme qui vit une crise historique ?
la sensation de se trouver sur la ligne de partage de deux formes de vie, de deux mondes, de deux époques. Et comme la nouvelle forme de vie n’a pas encore germé, qu’elle n’est pas encore ce qu’elle va être, nous ne pouvons faire la lumière sur elle, sur notre futur, qu’en retournant la tête vers la vieille forme de la vie, vers ce que nous venons d’abandonner. C’est précisément parce que nous la voyons achevée que nous la voyons avec le maximum de clarté. […]. La vie, disais-je, est une opération qui se fait vers l’avant. Nous vivons originellement vers le futur, projetés vers lui. Mais le futur est ce qu’il y a d’essentiellement problématique, nous ne pouvons prendre pied en lui, il n’a pas de figure fixe, de profil déterminé. Comment en aurait-il, s’il n’est pas encore ? Le futur est toujours plural, il consiste en ce qui peut se produire. Et il peut arriver bien des choses diverses, contradictoires même. De là vient la condition paradoxale, essentielle à notre vie : l’homme n’a pas d’autre moyen de s’orienter dans le futur que de se rendre compte de ce qu’a été le passé, dont la figure, elle, est inéquivoque, fixe et immuable. […]. Le passé est le seul arsenal où nous trouvions les moyens de rendre notre futur effectif.
Ortega y Gasset, Le schéma des crises, in Idées et croyances, Stock, Paris, 1945, p. 166.
Il y a cependant un certain type d’événements qui empêche de puiser à la source du passé pour trouver les moyens de notre futur : la révolution. En effet, elle consiste à décréter un changement dans le cours même de l’histoire, se substituant à elle pour instituer un commencement ou un recommencement, ce qui implique de détruire tout ce qui la précède. Or, nous ne sommes pas sortis de la révolution de 1789 (l'Occident est en crise depuis plus de deux siècles - je renvoie aux œuvres d'Ortega, mais on peut lire Martin Malia aussi, outre Ellul et Castoriadis - je n'ai pas le temps de développer suffisamment). Notre crise possède une double caractéristique qui laisse penser que nous n’avons pas les moyens d’en sortir. D’abord, la place que nous accordons à la culture historique. D’un côté, l’histoire a une grande importance, mais la façon même dont nous nous intéressons à elle fait que nous la regardons comme quelque chose de mort ; de l’autre, nous manquons de culture historique :
il est fort possible que l’une des causes qui rendent si grave la désorientation de l’homme actuel soit que, durant les quatre dernières générations, l’homme moyen, qui sait tant de choses, n’a rien su en fait d’histoire. Bien des fois je l’ai fait remarquer : le type de l’homme qui, au XVIIe ou au XVIIIe siècle correspondait à ce que nous appelons aujourd’hui l’homme moyen, connaissait beaucoup mieux l’histoire que nous. Il savait du moins l’histoire grecque et romaine, et ces deux passés servaient de fond à son actualité, lui donnaient une perspective. Aujourd’hui, l’homme moyen se trouve par son ignorance historique à peu près au niveau du primitif, du premier homme, et de là vient, entre autres causes, qu’en effet, à l’intérieur de sa vieille âme super-civilisée, jaillissent brusquement des modes inattendus de sauvagerie et de barbarie.
Op. cit. p. 189.
Nos connaissances historiques, pour être bien plus perfectionnées, nous ne les mobilisons pas, dans notre vie, pour résoudre les problèmes que nous affrontons. Car nos problèmes prennent leur source dans quelque chose qui semble abolir le passé, le rendre superflu, au mieux une curiosité pour intellectuels. Le passé est forcément moins bien : nous croyons encore au progrès. Mais quel progrès ? Pas un progrès moral : le seul progrès technique. Et il me semble que c'est de cela dont vous parlez à travers les moyens d'assurer nos moyens d'existence... (Encore faudrait-il mobiliser les deux questions de l'égalité et de la culture...)
Nous sommes en train de sortir de l’âge moderne (vivre de la raison - dogme actuel), pour entrer dans un autre âge : la raison cartésienne ne nous convient plus ; elle ne répond pas correctement aux problèmes qui sont les nôtres, car nous vivons des circonstances étrangères aux circonstances qui ont vu naître la raison cartésienne. Mais nous n’en finissons pas de sortir de l’âge moderne. Nous sommes comme bloqués dans une crise qui perdure. Pourquoi ne sommes-nous pas encore parvenus à inventer notre monde, c’est-à-dire « l’ensemble des solutions que l’homme découvre en face des problèmes que lui pose sa circonstance » (Ortega) ? Notre circonstance n’est pas la même que celle de l’homme moderne, mais nous nous obstinons à répondre aux problèmes qu’elle nous pose avec les solutions que l’homme moderne créa pour résoudre les problèmes que lui posait sa circonstance.
Nous ne savons pas ce qui nous arrive, mais c’est là précisément ce qui nous arrive : ne pas savoir ce qui nous arrive. L’homme d’aujourd’hui commence à se trouver désorienté par rapport à lui-même, dépaysé, jeté dans une circonstance nouvelle comme dans une terre inconnue. Telle est toujours la sensation vitale qui s’empare de lui dans les crises historiques.
Op. cit. p. 186.
D'où l'importance de regarder du côté de la "culture" et de l'art depuis au moins la fin du XIXe siècle. Or, que révèle l’art moderne depuis la fin du XIXe siècle ? Reprenons Ortega : l’homme moyen actuel, donc, serait au niveau du primitif, du premier homme. Que veut-il dire au juste ? Pour bien le comprendre, il faut reprendre son concept de crise historique. « Il se réfère à ce qui dans la vie humaine est changement. La crise est un changement historique particulier. » Il ne s’agit pas seulement d’un changement dans le monde, mais d’un changement du monde lui-même. La crise est une forme exacerbée du changement historique normal, qui implique une continuité. La crise est une rupture, une mutation :
il y a crise historique lorsque le changement de monde qui se produit consiste en ceci qu’au monde ou au système de convictions de la génération antérieure succède un état vital dans lequel l’homme demeure sans ces convictions, et pour autant, sans monde. L’homme en revient à ne plus savoir que faire, parce qu’il en revient, vraiment, à ne plus savoir que penser sur le monde. Ainsi le changement au superlatif devient une crise et revêt le caractère d’une catastrophe. Le changement du monde a consisté en ce que le monde dans lequel on vivait s’est effondré, et en cela seulement. C’est un changement qui commence par être négatif, critique. On ne sait plus que penser, on sait ou l’on croit savoir seulement ceci, que les idées et les normes traditionnelles sont fausses, inadmissibles. On ressent un mépris profond pour tout ou presque tout ce que l’on croyait hier, mais la vérité c’est qu’on n’a pas encore de croyances nouvelles et positives à substituer aux traditionnelles. Comme ce système de convictions ou ce monde était le plan qui permettait à l’homme de cheminer avec une certaine sécurité parmi les choses et qu’à cette heure il manque de plan, l’homme se sent de nouveau perdu, déconcerté, sans orientation. Il se jette de ci de là, sans ordre et sans se concerter, il va d’un côté à l’autre sans que ses efforts soient soutenus par une pleine conviction : il feint seulement d’être convaincu. Et je tiens à vous faire souligner ce que je viens de dire. Dans les époques de crise les positions fausses ou feintes sont fréquentes. Des générations entières se falsifient elles-mêmes, je veux dire qu’elles s’entichent de styles artistiques, de doctrines, de mouvements politiques sans sincérité, qui remplissent le vide laissé par les convictions authentiques.
Op. cit. pp. 147-148.
L’homme de la crise, donc, ne forge pas ses propres croyances, mais les emprunte à ses prédécesseurs
sans y croire. Pris par le doute, il réagit d’abord en feignant d’y croire encore, basculant dans le primitivisme dont parle Ortega, car cette feinte n’est pas durable, puisque les croyances ne répondent pas aux problèmes de l’homme de la crise. Quand la feinte ne fonctionne plus, il ne reste plus rien. « L’homme primitif est un homme socialisé, sans individualité. » La socialisation de l’homme est son aliénation. Il doit donc reprendre contact avec lui-même.
Il ne lui reste donc plus que de s’attaquer à cette culture, de la secouer, de s’en dépouiller, de s’en retirer, pour se mettre de nouveau devant l’univers dans sa chair vive, et à vivre de nouveau de vérité. De là viennent ces périodes de “retour à la nature”, c’est-à-dire à ce qu’il y a en l’homme d’autochtone, en face de ce qu’il y a en lui de cultivé et contre cela. Par exemple la Renaissance, par exemple Rousseau et le romantisme et… toute notre époque.
Op. cit. p. 165.
L’homme de la crise se livre volontiers au mépris de la culture, à l’insolence anti-culturelle. Or, si nous admettons que l’homme moderne est en train de disparaître et qu’essaie d’émerger à sa place un type d’homme nouveau, qui n’y parvient pas, et sachant que l’homme moderne est le rationaliste, alors on peut commencer à comprendre que « bien des hommes d’aujourd’hui veulent secouer cette obligation de raisonner, qu’ils renoncent, avec un dédain agressif, à avoir raison ». L’homme de la crise se comporte comme un premier homme. Et nous sommes encore loin du compte, avec un être à la fois hypersocialisé mais sans individualité. Remettre en cause tout et n'importe quoi, il sait faire. Mais quant à réinventer de nouvelles croyances (de nouvelles erreurs historiques), c'est ce dont il s'est montré, pour lors, incapable, du moins ne semble-t-il pas désireux de le faire. Ainsi, ce que dit Marrou n'est vrai que pour ceux qui ont une histoire, autrement dit qui vivent encore de l'histoire, ceux que le passé fait vivre.