John Maynard Keynes - Théorie générale de l'emploi, de l'intérêt et de la monnaie (1936) a écrit:[...] les idées, justes ou fausses, des philosophes de l'économie et de la politique ont plus d'importance qu'on ne le pense généralement. À vrai dire le monde est presque exclusivement mené par elles. Les hommes d'action qui se croient parfaitement affranchis des influences doctrinales sont d'ordinaire les esclaves de quelque économiste passé.
[Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien]
Sous ce point de vue rationaliste, les idées des hommes précèdent leurs actions, la théorie est antérieure à la pratique. Les idées (que l'on retrouve dans des ouvrages, des journaux et sur internet) sont donc prises au sérieux dans la mesure où elles exerceraient (par l'intermédiaire de penseurs, intellectuels, universitaires, journalistes) une influence considérable sur les lecteurs, auditeurs, spectateurs et internautes. Les phénomènes, dont les hommes seraient à l'origine, sont donc appréhendés en fonction de la mainmise supposée de quelque courant de pensée, idéologie politique ou doctrine philosophique. Réprouvés ou approuvés, on accorde aux courants d'idées un crédit non négligeable. On retrouve cette tendance chez un auteur comme Hayek. D'après ce dernier, par exemple, les idées de Freud mettraient en péril le fondement de notre civilisation :
Friedrich Hayek - Droit, législation et liberté - PUF - p.920-923 (1979) a écrit:Mais les effets culturellement les plus dévastateurs sont sortis de l'entreprise des psychiatres s'efforçant de guérir les gens en libérant leurs instincts héréditaires. Après avoir loué tout à l'heure mes amis de Vienne, Popper, Lorenz, Gombrich et Bertalanffy, je suis au regret de devoir concéder que le positivisme logique de Carnap et le positivisme juridique de Kelsen ne sont pas, de loin, les pires choses qui soient venues de Vienne. Par ses profondes répercussions sur l'éducation, Sigmund Freud est probablement devenu le plus grand démolisseur de la culture. Bien que sur ses vieux jours, dans Malaise dans la civilisation, il semble n'avoir pas peu été troublé par certaines conséquences de son enseignement, son objectif fondamental qui fut d'abolir les répressions culturellement acquises et d'affranchir les pulsions naturelles a ouvert la plus fatale offensive contre la base de toute civilisation. Le mouvement a culminé il y a une trentaine d'années et la génération qui a mûri depuis a été largement éduquée selon ses théories. [...] C'est la moisson de cette semence que nous récoltons aujourd'hui. Ces sauvages non domestiqués qui se représentent comme aliénés de quelque chose qu'ils n'ont jamais appris, et qui même entreprennent de bâtir une "contre-culture", sont l'inévitable produit de l'éducation permissive qui se dérobe au devoir de transmettre le fardeau de la culture, et se fie aux instincts culturels qui sont les instincts du sauvage. [...] Si notre civilisation survit - ce qu'elle ne pourra sans renoncer à ses erreurs - je crois que les hommes de l'avenir considéreront rétrospectivement notre époque comme marquée par la superstition, dont les noms de Karl Marx et Sigmund Freud seront les principaux symboles.
Pareto, a contrario, propose, en quelque sorte, d'inverser le rapport de causalité :
Vilfredo Pareto - Mythes et idéologies (1920) a écrit:Tout d'abord, il est une difficulté qu'il faut tâcher d'écarter. On suppose généralement que ce sont les intellectuels qui créent les croyances, mais, au contraire, l'expérience porte à croire que, même si cette action existe en partie, elle est incomparablement moindre que celle des croyances, pour donner de l'autorité aux intellectuels. Ce ne sont pas les théologiens qui ont converti les peuples au christianisme, ce sont les Évangiles. Voltaire n'a pas créé l'incrédulité de la fin du XVIIIe siècle, bien qu'il ait pu en aider la propagation ; c'est cette incrédulité qui a fait la renommée de Voltaire. Nous devons donc estimer que l’œuvre des intellectuels a beaucoup moins d'importance qu'on ne lui en donne d'habitude. Ensuite, l'expérience fait voir que les faits qui se produisent dans les sociétés humaines dépendent du raisonnement et des sentiments. Le premier est souverain dans ce qui touche aux sciences et aux arts les seconds dominent les faits purement sociaux ; tout raisonnement, pour agir sur ceux-ci, doit se transformer en sentiments, en mythes, comme dirait mon bon ami G. Sorel. [...] Cicéron était, sans nul doute, un intellectuel de marque, mais c'est Octave, avec ses légions, qui a sauvé le monde romain, et - oserais-je le dire ? - les proscriptions des triumvirs n'ont pas nui à cette œuvre. [...] Nous avons dit du mal des intellectuels ; tournons la page. Les sentiments indistincts, confus, et par là même de peu d'efficacité, prennent une forme plus précise, plus agissante, grâce à l’œuvre des intellectuels. La démocratie Athénienne doit beaucoup à Périclès. Le droit romain, une des plus hautes conceptions de l'humanité, a sa source dans les sentiments du peuple romain, mais ce sont les intellectuels qui lui ont donné sa forme, et qui l'ont rendu immortel. La Renaissance doit beaucoup aux grands intellectuels de l'antiquité. Si la grande Révolution française est quelque chose de plus qu'une explosion de brutalité, elle le doit aux intellectuels ; et les œuvres de ceux-ci auront des lecteurs tant que notre civilisation subsistera.
En suivant son raisonnement, il ne serait pas exagéré de dire que l'idée (dont on surestimerait, par habitude, l'impact) est moins la cause que l'effet des sentiments, des passions et des croyances. Plus exactement, elle donnerait tout au plus une forme à ces derniers (aussi raffinée soit-elle) afin de les embellir. En conséquence, il est possible de faire le rapprochement entre son raisonnement et les nombreuses théories qui font dériver l'action des hommes - au choix - du progrès technique, de l'infrastructure économique, de l'élan vital, des passions, des intérêts, des sentiments, des instincts et des pulsions dont les idées ne seraient, après tout, que le voile ou vêtement.
Dans quelle mesure, d'après vous, les idées exercent-elles une influence sur le cours des événements ? Et si oui, comment ? À quelles conditions ?