Bonjour,
Voici une proposition de dissertation sur le thème auto-imposé de « Pascal et la justice ». Ce n’est pas un devoir à rendre, mais un exercice que je me suis proposé dans le cadre de révisions sur un cours sur la « Morale et pensée politique de Pascal ». L’examen étant passé, j’espère ne pas avoir commis ici de gros contresens, ;) mais je suis intéressé par toute erreur que vous pourriez relever.
Par ailleurs, certains souhaitent discuter plus précisément certains éléments, je suis prêt à le faire. Sachez toutefois qu’après un cours sur les pensées, je ne risque pas d’être un spécialiste. Si je raconte des bêtises, je compte sur les spécialistes du forum pour me corriger.
Cordialement,
D
---------------------------------------------------------------------
Lorsque l’on se penche sur le « vivre ensemble », la question de la justice surgit immanquablement. Comment définir des règles qui permettent à chacun de vivre avec les autres en ayant le sentiment de fournir sa juste part tout en recevant en conséquence ? Au travers des Pensées, Pascal peut nous aider à répondre à cette question. Faisant face à plusieurs problèmes portant préjudice à ses croyances religieuses, Pascal va devoir y répondre. Notamment, les théoriciens du contrat social, tels que Hobbes, vont commencer à faire le lien entre les lois qu’ils découvrent et les lois de Dieu montrant ainsi que la raison et la foi peuvent se rejoindre. Hobbes fera d’ailleurs le rapprochement entre ses découvertes et les textes sacrés dans De Cive. Cette situation est inacceptable pour Pascal, car les lois de Dieu seraient alors menacées d’être remplacées par les lois issues de la raison. Pascal va donc être contraint de repenser toute l’émergence et les fondements de la justice en partant tant de sa foi chrétienne que de son esprit scientifique.
Une conception de la justice peut être tirée de la nature. C’est ce que propose Aristote qui constate que les hommes se voient distribuer par la nature des capacités variées : tel est fort, tel autre est intelligent… Sur cette base, il semble pertinent de suivre cette tendance naturelle et d’établir un droit correspondant à la situation de fait qu’a engendrée la nature. La cité distribuera la charge de sa défense à l’homme fort et sa conduite politique à l’homme intelligent. Aristote propose ainsi une justice distributive chargée de répartir les fonctions de la cité et les avantages correspondants aux hommes les mieux à même d’en prendre la charge. Ce n’est cependant qu’un pan de la justice, car le différend n’est jamais loin et la cité doit être capable de le régler pacifiquement si l’on ne veut pas que le chaos prenne place. Aristote propose alors un deuxième volet à la justice : une justice commutative qui sera chargée de rétablir l’équilibre dans ce genre de situation.
Avec Le droit de la guerre et de la paix, Grotius formule pour la première fois l’idée que la société pourrait ne pas être un donné naturel mais plutôt une convention passée entre ses membres. Les individus se réunissent et tentent de construire un pouvoir de décision commun. Pour se faire, ils recourent à un contrat dans lequel ils s’échangent des droits : je reconnais par exemple le droit aux autres membres de la cité de participer à parts égales avec moi aux décisions qui concernent l’ensemble de la société. Cependant, pour que ces droits puissent être échangés, il faut qu’ils existent au préalable : ce sont donc des droits naturels que chaque homme possède par défaut. De plus, tous les hommes possédant ces mêmes droits par nature, il n’y a pas de différence en droit entre eux au contraire de ce que propose Aristote. La justice commutative est donc la justice principale qu’il faut prendre en compte afin de préserver cette égalité naturelle entre les hommes.
Si l’on considère ces droits naturels, Hobbes va identifier un droit particulier sur lequel il va baser sa théorie du contrat social : le droit de chaque homme à assurer sa propre conservation. Pour Hobbes, la nécessité de se conserver lui donne même un droit illimité sur toutes choses lui permettant de mieux assurer cette conservation : mon objectif est de survivre, pour cela je peux prendre, voler, tuer… Les limites de ce droit naturel sont facilement visibles dès qu’on le généralise à l’ensemble de la population : c’est la célèbre notion de « guerre de tous contre tous ». Tout comme chez Grotius, les hommes vont donc renoncer à certains de leurs droits afin de fonder un contrat social leur assurant une meilleure possibilité de conservation qu’un chaos généralisé. Cependant, contrairement à ce que Grotius propose, il n’existe pas pour Hobbes, d’équilibre naturel entre les droits des personnes que la justice devrait préserver. Le droit est totalement contractuel et ne résulte que de la convention passée entre tous les hommes. Dès lors, la justice distributive n’a plus lieu d’être et la justice commutative se contente de faire respecter les termes du contrat.
Ces notions de droit naturel et de loi naturelle vont cependant poser problème à Pascal. Dans les Pensées S94, il indique « trois degrés d’élévation du pôle renversent toute jurisprudence, un méridien décide de la vérité ». Dès lors, comment imaginer que des lois naturelles, qui par définition devraient être constantes dans l’espace et le temps, puissent donner lieu à tant de variation dans la réalité de la justice ?
Dans le cadre de ses travaux scientifiques, Pascal s’intéresse aux modèles de la connaissance. Comment s’assurer, en science notamment, que j’appuie mes connaissances sur des bases solides ? Pour caricaturer légèrement : d’un coté, les empiristes peuvent prétendre que la connaissance ne peut venir que d’une perception intuitive des règles, mais se trouvent démentis par certains raisonnements aboutissant à des vérités contre-intuitives ; de l’autre, les sceptiques prônent de ne se fier qu’au raisonnement, mais tombent dans le problème de la régression à l’infinie de ces mêmes raisonnements. Pascal va proposer un modèle de connaissance s’appuyant tant sur l’intuition que sur le raisonnement comme il l’indique dans les Pensées S142 « Nous connaissons la vérité non seulement par le raisonnement, mais encore par le cœur ». Ce modèle présente cependant des limites bien évidentes lorsque l’on compare la finitude de notre pensée à l’infini de l’univers. Certains problèmes sont ainsi imperméables à notre raison, au moins pour un temps.
Que se passe-t-il lorsque nous transposons ce modèle de la connaissance à la morale ? En premier lieu, au contraire de la morale antique qui place la vertu dans les comportements de l’homme, la morale chrétienne de tradition augustinienne à laquelle Pascal souscrit, place la vertu en Dieu uniquement. Après la chute, l’homme corrompu ne peut être source de vertu. Pascal peut cependant analyser la portée des concepts de droit et de loi naturelle dans le domaine de la morale. Le modèle de la connaissance développé dans le cadre de ses travaux scientifiques peut être utilisé à cette fin. Dans les Pensées S164, Pascal propose par exemple d’appliquer une méthode de preuve par l’absurde au doute radical des sceptiques : « Doutera-t-il de tout ? Doutera-t-il s’il veille, si on le pince, si on le brûle ? Doutera-t-il s’il doute ? » Douter de douter est déjà une preuve par l’absurde de la fausseté de ce doute radical.
Mais qu’en est-il de la justice ? Plusieurs normes de justices peuvent être envisagées : commodité du souverain, autorité du législateur ou même simplement la coutume. Et aucune de ces normes, pourtant mutuellement exclusives, ne peut être réellement validée selon le modèle de connaissance proposé par Pascal. Proposer le sens contraire de chacune d’entre elles n’aboutit à aucune aberration par exemple. Dès lors, comment identifier quelle est la véritable loi naturelle qu’il convient de suivre en matière de justice ? Dans les Pensées S94, Pascal aboutit à la conclusion qu’il n’y en a pas. Dès lors, la loi naturelle n’existe pas, le droit naturel n’existe pas, le contrat social est impossible, tout l’édifice construit par Grotius et Hobbes s’effondre immédiatement. Quelle est l’origine de la justice ? Pascal répond à cela par la célèbre phrase du S135 des Pensées : « Et ainsi ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort, on a fait que ce qui est fort fût juste » - seule la force est à l’origine de la justice.
Le problème est que maintenant que Pascal a démonté pierre à pierre tout l’édifice du contrat social, que nous reste-t-il pour définir nos normes de justice ? La force seule ne peut être la source d’une paix durable, car un plus fort surviendra toujours comme le proposera Rousseau dans Le Contrat Social. Pourtant la paix sociale existe, des gouvernements parviennent à durer, des nations pérennes ont émergé… Il y a donc bien un mécanisme sous-jacent qui permet de l’expliquer.
L’anthropologie de Pascal fait partir nos comportements de la notion d’amour-propre. L’homme déchu a perdu l’amour divin tout en se rappelant vaguement de la sensation de bonheur qu’il en tirait. Il cherche donc à retrouver cette sensation de bonheur, mais ne pouvant combler ce manque d’amour par la grâce de Dieu, il tente de la combler par un amour de lui-même : l’amour propre. Le problème est qu’il cherche encore ici à combler un vide infini à l’aide de moyens finis et s’enfonce dans une course sans fin qu’il ne pourra jamais terminer. Cet amour propre doit accaparer la totalité de ce qui entoure l’homme dans cette course et notamment, la totalité de la reconnaissance des autres hommes qui l’entourent.
Ce besoin immodéré de reconnaissance est partagé par tous les hommes et débouche sur la jalousie puis le conflit. Cependant, dans le même temps, il peut permettre d’expliquer cette stabilisation des normes de justice. Le fort crée la justice lorsqu’il a triomphé des plus faibles. Il sait cependant qu’il ne peut compter sur sa force seule pour que cette justice perdure. L’amour propre des plus faibles ne tolérera pas cette situation, car ils se sentent dévalorisés et reprendront le dessus à la première occasion. Pour qu’une norme de justice puisse perdurer, il faut qu’elle soit perçue comme impersonnelle et équitable.
Or, cette perception n’est qu’une croyance, elle n’a pas besoin d’être une vérité naturelle, car, comme Pascal l’a montré, de telles lois naturelles sont impossibles à identifier. Cette croyance, c’est par la coutume qu’elle va pouvoir s’installer : des lois se mettent en place et durent plus ou moins longtemps. Plus une loi dure, plus elle est jugée comme recevable. Le mécanisme est assez simple : les personnes soumises à la loi doivent croire qu’elle est juste, car leur amour-propre serait perdu dans le cas contraire. Plus une loi est ancienne, plus ils vont s’autopersuader qu’elle est juste. Pascal l’indique dans les Pensées S94 : « Il ne faut pas qu’il sente la vérité de l’usurpation. Elle a été introduite autrefois sans raison, elle est devenue raisonnable ». Et ce n’est pas un simple masque que les dominants mettraient sur les yeux des dominés, c’est un masque que toute la société porte.
Malheureusement, il semble que nous soyons maintenant devant une absence totale de justice, la porte ouverte aux pires tyrannies. Mais Pascal va faire intervenir sa notion de justice des ordres qu’il présente dans les Pensées S339.
Issus de ses travaux mathématiques, les ordres sont des grandeurs totalement incommensurables entre elles. Pascal identifie le corps, l’esprit et la charité « La distance infinie des corps aux esprits, figure la distance infiniment plus infinie des esprits à la charité, car elle est surnaturelle ». Correspondant à des grandeurs incommensurables, les objets de ces ordres ne peuvent être comparés entre eux. Par exemple, il est impossible de comparer une richesse et une théorie scientifique. Un moyen simple de le constater est que l’homme le plus riche au monde ne pourra jamais faire qu’une théorie scientifique soit fausse. Il pourra peut-être la faire croire fausse, mais jamais la rendre réellement fausse.
Cette constatation à une importance capitale pour la justice : les objets d’un ordre ne peuvent être dominés par les objets d’un autre ordre. Le Pape peut bien condamner Galilée, il ne peut rendre sa théorie fausse. Nous avons là une norme de justice qui peut être définie par cette incommensurabilité entre les ordres. Les objets dans l’ordre du corps ne peuvent être dominés que par des objets de l’ordre du corps : la force domine la force ou la richesse domine la force… De même, les objets de l’esprit ne peuvent être dominés que par les objets de l’ordre de l’esprit : une théorie scientifique peut être démontrée fausse par un raisonnement.
Au sein d’un ordre cependant, la comparaison peut avoir lieu : le plus fort peut-être identifié ainsi que le plus prolixe scientifiquement ou le plus charitable. Et de la découle un deuxième volet de cette norme de justice : cette hiérarchie doit être reconnue sous peine d’injustice. Mon voisin est plus fort que moi, je dois lui reconnaître cette supériorité physique. Je peux ne pas manifester cette reconnaissance, mais cela est injustice, car aux yeux de tous et même de moi, il restera le plus fort malgré mon mensonge.
Pascal définit donc une norme de justice qui n’est pas contractuelle et qui oblige chacun. Cette obligation est également un atout en ce qui concerne la lutte contre la tyrannie, car cette classification nous permet d’identifier facilement ces situations intolérables : le pape s’immisçant dans une théorie scientifique par exemple.
Fidèle à sa foi chrétienne de tradition augustinienne, Pascal ne peut voir en l’homme aucune piste de salvation ou de justice. Démontrant que les lois de la nature en matière de justice sont inconnaissables, il démonte pierre à pierre tout l’édifice du contrat social. Les conclusions qu’il tire de ces réflexions nous montrent une société ou les hommes se trompent eux-mêmes en élaborant des illusions de justice permettant aux uns de dominer les autres. Cette vision est de nature à renforcer son projet apologétique en démontrant une fois de plus notre vanité dans la recherche de toute vérité. Mais Pascal ne s’arrête pas dans cette situation inconfortable ou la justice ne semble plus avoir de sens et où la pire tyrannie pourrait être justifiée. Pascal nous propose un concept de justice dénué de tout fondement contractuel. La justice des ordres peut être vu comme un outil de contrôle : contrôle au sens de la vérification, car elle permet de comparer et de hiérarchiser les positions de pouvoir des hommes entre eux au sein de chaque ordre ; contrôle au sens de la limitation, car elle permet de définir des critères de justice facilement identifiables par le cantonnement au sein d’un ordre de ces positions de pouvoir
Voici une proposition de dissertation sur le thème auto-imposé de « Pascal et la justice ». Ce n’est pas un devoir à rendre, mais un exercice que je me suis proposé dans le cadre de révisions sur un cours sur la « Morale et pensée politique de Pascal ». L’examen étant passé, j’espère ne pas avoir commis ici de gros contresens, ;) mais je suis intéressé par toute erreur que vous pourriez relever.
Par ailleurs, certains souhaitent discuter plus précisément certains éléments, je suis prêt à le faire. Sachez toutefois qu’après un cours sur les pensées, je ne risque pas d’être un spécialiste. Si je raconte des bêtises, je compte sur les spécialistes du forum pour me corriger.
Cordialement,
D
---------------------------------------------------------------------
Lorsque l’on se penche sur le « vivre ensemble », la question de la justice surgit immanquablement. Comment définir des règles qui permettent à chacun de vivre avec les autres en ayant le sentiment de fournir sa juste part tout en recevant en conséquence ? Au travers des Pensées, Pascal peut nous aider à répondre à cette question. Faisant face à plusieurs problèmes portant préjudice à ses croyances religieuses, Pascal va devoir y répondre. Notamment, les théoriciens du contrat social, tels que Hobbes, vont commencer à faire le lien entre les lois qu’ils découvrent et les lois de Dieu montrant ainsi que la raison et la foi peuvent se rejoindre. Hobbes fera d’ailleurs le rapprochement entre ses découvertes et les textes sacrés dans De Cive. Cette situation est inacceptable pour Pascal, car les lois de Dieu seraient alors menacées d’être remplacées par les lois issues de la raison. Pascal va donc être contraint de repenser toute l’émergence et les fondements de la justice en partant tant de sa foi chrétienne que de son esprit scientifique.
Une conception de la justice peut être tirée de la nature. C’est ce que propose Aristote qui constate que les hommes se voient distribuer par la nature des capacités variées : tel est fort, tel autre est intelligent… Sur cette base, il semble pertinent de suivre cette tendance naturelle et d’établir un droit correspondant à la situation de fait qu’a engendrée la nature. La cité distribuera la charge de sa défense à l’homme fort et sa conduite politique à l’homme intelligent. Aristote propose ainsi une justice distributive chargée de répartir les fonctions de la cité et les avantages correspondants aux hommes les mieux à même d’en prendre la charge. Ce n’est cependant qu’un pan de la justice, car le différend n’est jamais loin et la cité doit être capable de le régler pacifiquement si l’on ne veut pas que le chaos prenne place. Aristote propose alors un deuxième volet à la justice : une justice commutative qui sera chargée de rétablir l’équilibre dans ce genre de situation.
Avec Le droit de la guerre et de la paix, Grotius formule pour la première fois l’idée que la société pourrait ne pas être un donné naturel mais plutôt une convention passée entre ses membres. Les individus se réunissent et tentent de construire un pouvoir de décision commun. Pour se faire, ils recourent à un contrat dans lequel ils s’échangent des droits : je reconnais par exemple le droit aux autres membres de la cité de participer à parts égales avec moi aux décisions qui concernent l’ensemble de la société. Cependant, pour que ces droits puissent être échangés, il faut qu’ils existent au préalable : ce sont donc des droits naturels que chaque homme possède par défaut. De plus, tous les hommes possédant ces mêmes droits par nature, il n’y a pas de différence en droit entre eux au contraire de ce que propose Aristote. La justice commutative est donc la justice principale qu’il faut prendre en compte afin de préserver cette égalité naturelle entre les hommes.
Si l’on considère ces droits naturels, Hobbes va identifier un droit particulier sur lequel il va baser sa théorie du contrat social : le droit de chaque homme à assurer sa propre conservation. Pour Hobbes, la nécessité de se conserver lui donne même un droit illimité sur toutes choses lui permettant de mieux assurer cette conservation : mon objectif est de survivre, pour cela je peux prendre, voler, tuer… Les limites de ce droit naturel sont facilement visibles dès qu’on le généralise à l’ensemble de la population : c’est la célèbre notion de « guerre de tous contre tous ». Tout comme chez Grotius, les hommes vont donc renoncer à certains de leurs droits afin de fonder un contrat social leur assurant une meilleure possibilité de conservation qu’un chaos généralisé. Cependant, contrairement à ce que Grotius propose, il n’existe pas pour Hobbes, d’équilibre naturel entre les droits des personnes que la justice devrait préserver. Le droit est totalement contractuel et ne résulte que de la convention passée entre tous les hommes. Dès lors, la justice distributive n’a plus lieu d’être et la justice commutative se contente de faire respecter les termes du contrat.
Ces notions de droit naturel et de loi naturelle vont cependant poser problème à Pascal. Dans les Pensées S94, il indique « trois degrés d’élévation du pôle renversent toute jurisprudence, un méridien décide de la vérité ». Dès lors, comment imaginer que des lois naturelles, qui par définition devraient être constantes dans l’espace et le temps, puissent donner lieu à tant de variation dans la réalité de la justice ?
Dans le cadre de ses travaux scientifiques, Pascal s’intéresse aux modèles de la connaissance. Comment s’assurer, en science notamment, que j’appuie mes connaissances sur des bases solides ? Pour caricaturer légèrement : d’un coté, les empiristes peuvent prétendre que la connaissance ne peut venir que d’une perception intuitive des règles, mais se trouvent démentis par certains raisonnements aboutissant à des vérités contre-intuitives ; de l’autre, les sceptiques prônent de ne se fier qu’au raisonnement, mais tombent dans le problème de la régression à l’infinie de ces mêmes raisonnements. Pascal va proposer un modèle de connaissance s’appuyant tant sur l’intuition que sur le raisonnement comme il l’indique dans les Pensées S142 « Nous connaissons la vérité non seulement par le raisonnement, mais encore par le cœur ». Ce modèle présente cependant des limites bien évidentes lorsque l’on compare la finitude de notre pensée à l’infini de l’univers. Certains problèmes sont ainsi imperméables à notre raison, au moins pour un temps.
Que se passe-t-il lorsque nous transposons ce modèle de la connaissance à la morale ? En premier lieu, au contraire de la morale antique qui place la vertu dans les comportements de l’homme, la morale chrétienne de tradition augustinienne à laquelle Pascal souscrit, place la vertu en Dieu uniquement. Après la chute, l’homme corrompu ne peut être source de vertu. Pascal peut cependant analyser la portée des concepts de droit et de loi naturelle dans le domaine de la morale. Le modèle de la connaissance développé dans le cadre de ses travaux scientifiques peut être utilisé à cette fin. Dans les Pensées S164, Pascal propose par exemple d’appliquer une méthode de preuve par l’absurde au doute radical des sceptiques : « Doutera-t-il de tout ? Doutera-t-il s’il veille, si on le pince, si on le brûle ? Doutera-t-il s’il doute ? » Douter de douter est déjà une preuve par l’absurde de la fausseté de ce doute radical.
Mais qu’en est-il de la justice ? Plusieurs normes de justices peuvent être envisagées : commodité du souverain, autorité du législateur ou même simplement la coutume. Et aucune de ces normes, pourtant mutuellement exclusives, ne peut être réellement validée selon le modèle de connaissance proposé par Pascal. Proposer le sens contraire de chacune d’entre elles n’aboutit à aucune aberration par exemple. Dès lors, comment identifier quelle est la véritable loi naturelle qu’il convient de suivre en matière de justice ? Dans les Pensées S94, Pascal aboutit à la conclusion qu’il n’y en a pas. Dès lors, la loi naturelle n’existe pas, le droit naturel n’existe pas, le contrat social est impossible, tout l’édifice construit par Grotius et Hobbes s’effondre immédiatement. Quelle est l’origine de la justice ? Pascal répond à cela par la célèbre phrase du S135 des Pensées : « Et ainsi ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort, on a fait que ce qui est fort fût juste » - seule la force est à l’origine de la justice.
Le problème est que maintenant que Pascal a démonté pierre à pierre tout l’édifice du contrat social, que nous reste-t-il pour définir nos normes de justice ? La force seule ne peut être la source d’une paix durable, car un plus fort surviendra toujours comme le proposera Rousseau dans Le Contrat Social. Pourtant la paix sociale existe, des gouvernements parviennent à durer, des nations pérennes ont émergé… Il y a donc bien un mécanisme sous-jacent qui permet de l’expliquer.
L’anthropologie de Pascal fait partir nos comportements de la notion d’amour-propre. L’homme déchu a perdu l’amour divin tout en se rappelant vaguement de la sensation de bonheur qu’il en tirait. Il cherche donc à retrouver cette sensation de bonheur, mais ne pouvant combler ce manque d’amour par la grâce de Dieu, il tente de la combler par un amour de lui-même : l’amour propre. Le problème est qu’il cherche encore ici à combler un vide infini à l’aide de moyens finis et s’enfonce dans une course sans fin qu’il ne pourra jamais terminer. Cet amour propre doit accaparer la totalité de ce qui entoure l’homme dans cette course et notamment, la totalité de la reconnaissance des autres hommes qui l’entourent.
Ce besoin immodéré de reconnaissance est partagé par tous les hommes et débouche sur la jalousie puis le conflit. Cependant, dans le même temps, il peut permettre d’expliquer cette stabilisation des normes de justice. Le fort crée la justice lorsqu’il a triomphé des plus faibles. Il sait cependant qu’il ne peut compter sur sa force seule pour que cette justice perdure. L’amour propre des plus faibles ne tolérera pas cette situation, car ils se sentent dévalorisés et reprendront le dessus à la première occasion. Pour qu’une norme de justice puisse perdurer, il faut qu’elle soit perçue comme impersonnelle et équitable.
Or, cette perception n’est qu’une croyance, elle n’a pas besoin d’être une vérité naturelle, car, comme Pascal l’a montré, de telles lois naturelles sont impossibles à identifier. Cette croyance, c’est par la coutume qu’elle va pouvoir s’installer : des lois se mettent en place et durent plus ou moins longtemps. Plus une loi dure, plus elle est jugée comme recevable. Le mécanisme est assez simple : les personnes soumises à la loi doivent croire qu’elle est juste, car leur amour-propre serait perdu dans le cas contraire. Plus une loi est ancienne, plus ils vont s’autopersuader qu’elle est juste. Pascal l’indique dans les Pensées S94 : « Il ne faut pas qu’il sente la vérité de l’usurpation. Elle a été introduite autrefois sans raison, elle est devenue raisonnable ». Et ce n’est pas un simple masque que les dominants mettraient sur les yeux des dominés, c’est un masque que toute la société porte.
Malheureusement, il semble que nous soyons maintenant devant une absence totale de justice, la porte ouverte aux pires tyrannies. Mais Pascal va faire intervenir sa notion de justice des ordres qu’il présente dans les Pensées S339.
Issus de ses travaux mathématiques, les ordres sont des grandeurs totalement incommensurables entre elles. Pascal identifie le corps, l’esprit et la charité « La distance infinie des corps aux esprits, figure la distance infiniment plus infinie des esprits à la charité, car elle est surnaturelle ». Correspondant à des grandeurs incommensurables, les objets de ces ordres ne peuvent être comparés entre eux. Par exemple, il est impossible de comparer une richesse et une théorie scientifique. Un moyen simple de le constater est que l’homme le plus riche au monde ne pourra jamais faire qu’une théorie scientifique soit fausse. Il pourra peut-être la faire croire fausse, mais jamais la rendre réellement fausse.
Cette constatation à une importance capitale pour la justice : les objets d’un ordre ne peuvent être dominés par les objets d’un autre ordre. Le Pape peut bien condamner Galilée, il ne peut rendre sa théorie fausse. Nous avons là une norme de justice qui peut être définie par cette incommensurabilité entre les ordres. Les objets dans l’ordre du corps ne peuvent être dominés que par des objets de l’ordre du corps : la force domine la force ou la richesse domine la force… De même, les objets de l’esprit ne peuvent être dominés que par les objets de l’ordre de l’esprit : une théorie scientifique peut être démontrée fausse par un raisonnement.
Au sein d’un ordre cependant, la comparaison peut avoir lieu : le plus fort peut-être identifié ainsi que le plus prolixe scientifiquement ou le plus charitable. Et de la découle un deuxième volet de cette norme de justice : cette hiérarchie doit être reconnue sous peine d’injustice. Mon voisin est plus fort que moi, je dois lui reconnaître cette supériorité physique. Je peux ne pas manifester cette reconnaissance, mais cela est injustice, car aux yeux de tous et même de moi, il restera le plus fort malgré mon mensonge.
Pascal définit donc une norme de justice qui n’est pas contractuelle et qui oblige chacun. Cette obligation est également un atout en ce qui concerne la lutte contre la tyrannie, car cette classification nous permet d’identifier facilement ces situations intolérables : le pape s’immisçant dans une théorie scientifique par exemple.
Fidèle à sa foi chrétienne de tradition augustinienne, Pascal ne peut voir en l’homme aucune piste de salvation ou de justice. Démontrant que les lois de la nature en matière de justice sont inconnaissables, il démonte pierre à pierre tout l’édifice du contrat social. Les conclusions qu’il tire de ces réflexions nous montrent une société ou les hommes se trompent eux-mêmes en élaborant des illusions de justice permettant aux uns de dominer les autres. Cette vision est de nature à renforcer son projet apologétique en démontrant une fois de plus notre vanité dans la recherche de toute vérité. Mais Pascal ne s’arrête pas dans cette situation inconfortable ou la justice ne semble plus avoir de sens et où la pire tyrannie pourrait être justifiée. Pascal nous propose un concept de justice dénué de tout fondement contractuel. La justice des ordres peut être vu comme un outil de contrôle : contrôle au sens de la vérification, car elle permet de comparer et de hiérarchiser les positions de pouvoir des hommes entre eux au sein de chaque ordre ; contrôle au sens de la limitation, car elle permet de définir des critères de justice facilement identifiables par le cantonnement au sein d’un ordre de ces positions de pouvoir