Zingaro a écrit: D'où vient cette spécificité grecque ? Les œuvres des Grecs sont tellement libres et légères comparées à celles des Égyptiens !
Ça suppose de comparer des époques trop éloignées les unes des autres. L'influence de la statuaire égyptienne sur la Grèce archaïque, malgré l'absence de sources, semble bien établie. Voici ce que raconte Diodore de Sicile :
Diodore, Bibliothèque historique, I, 98 a écrit: Lycurgue, Platon et Solon ont emprunté aux Égyptiens la plupart de leurs institutions. Pythagore a, dit-on, appris chez ces mêmes Égyptiens ses doctrines concernant la divinité, la géométrie, les nombres et la transmigration de l'âme dans le corps de toutes sortes d'animaux. Ils prétendent aussi que Démocrite a séjourné cinq ans chez eux et qu'il leur est redevable de beaucoup de ses connaissances astrologiques. Oenopide passe également pour avoir vécu avec les prêtres et les astrologues égyptiens et pour avoir appris d'eux, entre autres choses, l'orbite que le soleil parcourt, son inclinaison, et son mouvement opposé à celui des autres astres. Ils disent la même chose d'Eudoxe, qui s'acquit beaucoup de gloire en introduisant en Grèce l'astrologie et beaucoup d'autres connaissances utiles. Ils vont plus loin, et réclament comme leurs disciples les plus anciens sculpteurs grecs, surtout Téléclès et Théodore, tous deux fils de Rhœcus, qui exécutèrent pour les habitants de Samos la statue d'Apollon le Pythien. La moitié de cette statue fut, disent-ils, faite à Samos par Téléclès, et l'autre moitié fut achevée à Éphèse par Théodore, et ces deux parties s'adaptèrent si bien ensemble que la statue entière semblait être l'œuvre d'un seul artiste. Or, cette manière de travailler n'est nullement en usage chez les Grecs, tandis qu'elle est très commune chez les Égyptiens. Ceux-ci ne conçoivent pas comme les Grecs le plan de leurs statues d'après les vues de leur imagination ; car, après avoir arrangé et taillé leur pierre, ils exécutent leur ouvrage de manière que toutes les parties s'adaptent les unes aux autres jusque dans les moindres détails. C'est pourquoi ils divisent le corps humain en vingt et une parties un quart, et règlent là-dessus toute la symétrie de l'œuvre. Ainsi, après que les ouvriers sont convenus entre eux de la hauteur de la statue, ils vont faire chacun chez soi les parties qu'ils ont choisies ; et ils les mettent tellement d'accord avec les autres, qu'on en est tout étonné. C'est ainsi que la statue d'Apollon à Samos fut exécutée conformément à la méthode égyptienne ; car elle est divisée en deux moitiés depuis le sommet de la tête jusqu'aux parties génitales et ces deux moitiés sont exactement égales. Ils soutiennent aussi que cette statue, représentant Apollon les mains étendues et les jambes écartées comme dans l'action de marcher, rappelle tout à fait le goût égyptien
Cela vous donne des éléments de réponse. Ce n'est pas du côté des langues qu'il faut chercher, mais du côté des mathématiques. En outre, le style des kouroi rappelle nettement la statuaire égyptienne :
Zingaro a écrit: Que s'est-il précisément libéré en Grèce à cette époque, à quoi correspond l'incarnation ?
Les Grecs célébraient l'individu, non au sens moderne, mais au sens où est un individu celui qui se distingue des autres. Sans compter toute la question de la conception grecque de l'apparence. Mais l'art grec n'est pas naturel, sa période classique n'est pas à proprement parler "réaliste", mais "idéaliste" (le canon à 8 têtes ne se rencontre pas dans la nature, contrairement au canon de 7 et demi...). On peut, en revanche, parler d'un véritable réalisme égyptien, et d'une grande élégance :
Zingaro a écrit: Par ailleurs (un peu du coq à l'âne), les réflexions de W. Benjamin dans The work of art in the age of its technical reproductibility s'appuient-elles sur des connaissances historiques fiables, ou disons complètes ?
Je ne suis pas un adepte de la thèse de Benjamin, trop conjecturale à mon sens. Ça reste de la philosophie, pas de l'histoire de l'art. Ça ne vaut pas Focillon, Huyghe, Malraux ou Pierre Daix, qui ont beaucoup mieux compris l'impact de la technique sur la production artistique. D'une manière générale, les philosophes ou penseurs allemands me paraissent d'une faiblesse inquiétante quant à la pensée de la technique. Si c'est ce point qui vous intéresse plus particulièrement, Jacques Ellul et Jean Clair sont autrement plus instructifs et éclairants.
Dernière édition par Euterpe le Ven 22 Juil 2022 - 2:42, édité 1 fois