Dans la préface de Jacques Monod au livre "La logique de la découverte scientifique" de Karl Popper, on lit : "...il demeure éloigné des écoles régnantes, notamment de la philosophie linguistique oxfordienne qu'il critique sans merci.... il ne va pas... jusqu'à nier (tel Wittgenstein) l'existence même de problèmes philosophiques."
Dans
Logik der Forschung, oui, en effet. Et il s'en prend directement à l'
inductivisme sous-jacent au
vérificationnisme revendiqué par Russell, le premier Wittgenstein et le Wiener Kreis (à commencer par son chef de file, Carnap) en matière de validation des
hypothèses. En revanche :
- dans son auto-biographie intellectuelle (
the Unended Quest), en tant qu'
épistémologue, il rend un hommage appuyé au Wiener Kreis (c'est-à-dire au foyer intellectuel qui, entre 1920 et 1940, a donné naissance à ce qu'il est convenu d'appeler le "courant analytique") en écrivant, notamment : "
ce qui m'attirait peut-être le plus au Cercle de Vienne, c'était l'attitude scientifique ou, comme je préfère l'appeler maintenant, l'attitude rationnelle"(p.120 de la trad. franç.)
- la question de savoir si les
problèmes philosophiques sont ou non,
in fine, liés à l'incompréhension de la grammaire profonde de la langue dans laquelle ils sont énoncés, cela remonte à Platon, à Aristote, aux Stoïciens et le débat a pris une ampleur considérable à l'époque médiévale au cours de "la querelle des universaux" et continue de faire rage, aujourd'hui, au sein ... du courant
analytique (cantabrigiens et oxoniens réunis) ; bref, sur ce point, Popper s'inscrit tout simplement dans LA grande tradition philosophique d'une opposition entre
réalistes et
nominalistes.
Je donne cet extrait pour introduire une réflexion éventuelle sur un problème que je ne maitrise pas du tout, mais qui se pose régulièrement sur ce forum : un passionné de langage et de logique, quand il se livre à une analyse des propositions philosophiques des membres du forum ne va-t-il pas systématiquement couper l'herbe sous le pied des "philosophes amateurs", agir comme un pseudo-modérateur qui entend retreindre les sujets à son propre centre d'intérêt, et désamorcer la discussion en démontrant (suivant sa méthode) qu'il n'y a finalement rien à comprendre dans le discours de l'intervenant, ce qui ne manquera pas de le dégoûter d'un forum où des questions pourraient être approfondies au moyen d'un véritable dialogue où la pensée aurait plus d'intérêt que le langage et la logique ?
Sur la forme de cet argument, disons d'abord qu'il est d'une mauvaise foi en béton :
- si le "passionné de langage et de logique" est la description attachée au pseudo-nommé "PhiPhilo", elle est ridicule en ce qu'il lui semble (c'est rigolo de parler de soi à la troisième personne !) avoir contribué à des fils de discussions à propos de Spinoza, Kant, Platon, la psychanalyse, la philosophie de l'esprit et l'épistémologie, autrement dit, des sujets dont "le langage et la logique" n'étaient nullement l'objet (il lui, par ailleurs été aussi reproché, et avec le même aplomb par l'auteur même de ces propos, d'être un passionné de métaphysique à propos de Spinoza, et d'être un passionné de sciences sociales à propos du
mind-body problem : cherchez l'erreur !)
- si, maintenant, par "passionné de langage et de logique", l'auteur de ces propos veut signifier "passionné par l'exactitude du langage et la rigueur logique", alors là, oui, il (c'est-à-dire je) revendique et il (je) signe dans le sens où, comme disait l'autre, "
les vérités [de la philosophie] me paraissent, si je peux dire, tenir l’une à l’autre et former toute une chaîne. Et, si je peux dire, ces vérités sont enchaînées les unes aux autres au moyen d’arguments de fer et de diamant [...] des arguments que tu ne vas pas pouvoir rompre, ni toi, ni quelqu’un d’autre, encore plus impétueux que toi"(Platon,
Gorgias, 509a).
Sur le fond, à présent et corrélativement (pardon pour la logique de l'enchaînement, mais je ne sais pas procéder autrement) : effectivement, le
risque évoqué est bien réel. Mais ce n'est pas un
problème : c'est au contraire la
solution à un
problème. La solution à quel
problème ? Celui-ci : "
tu as, je pense, Gorgias, assisté comme moi à bien des disputes, et tu y as sans doute remarqué une chose, savoir que, sur quelque sujet que les hommes entreprennent de converser, ils ont bien de la peine à fixer, de part et d'autre leurs idées, et à terminer l'entretien, après s'être instruits et avoir instruit les autres. Mais s'élève-t-il entre eux quelque controverse, et l'un prétend-il que l'autre parle avec peu de justesse ou de clarté ? Ils se fâchent, et s'imaginent que c'est par envie qu'on les contredit, qu'on parle pour disputer, et non pour éclaircir le sujet. Quelques-uns finissent par les injures les plus grossières, et se séparent après avoir dit et entendu des personnalités si odieuses, que les assistants se veulent du mal de s'être trouvés présents à de pareilles conversations. A quel propos te préviens-je là-dessus ? C'est qu'il me paraît que tu ne parles point à présent d'une manière conséquente, ni bien assortie à ce que tu as dit précédemment sur la rhétorique ; et j'appréhende, si je te réfute, que tu n'ailles te mettre dans l'esprit que mon intention n'est pas de disputer sur la chose même, pour l'éclaircir, mais contre toi. Si tu es donc du même caractère que moi, je t'interrogerai avec plaisir ; sinon, je n'irai pas plus loin. Mais quel est mon caractère ? Je suis de ces gens qui aiment qu'on les réfute, lorsqu'ils ne disent pas la vérité, qui aiment aussi à réfuter les autres, quand ils s'écartent du vrai, et qui, du reste, ne prennent pas moins de plaisir à se voir réfutés qu'à réfuter. Je tiens en effet pour un bien d'autant plus grand d'être réfuté, qu'il est véritablement plus avantageux d'être délivré du plus grand des maux, que d'en délivrer un autre ; et je ne connais, pour l'homme, aucun mal égal à celui d'avoir des idées fausses sur la matière que nous traitons. Si donc tu m'assures que tu es dans les mêmes dispositions que moi, continuons la conversation ; ou, si tu crois devoir la laisser là, j'y consens, terminons ici l'entretien"(Platon,
Gorgias, 457c-458b).
Faire de la musique, ce n'est pas faire du bruit. Faire de la peinture, ce n'est pas barbouiller une toile. Faire de la poésie, ce n'est pas aligner des mots. De même, faire de la
philosophie, ce n'est pas balancer trois propositions paradoxales qui heurtent le sens commun. Dans tous les cas, l'originalité, la créativité sont toujours à la fois secondes et optionnelles. Ce qui est premier et nécessaire, en revanche, consiste à se référer à une culture, à une tradition, à tout un "schème conceptuel", pour parler comme Quine. A cet égard, je suis consterné par l'
inculture de la plupart des contributeurs à ce forum, tout particulièrement par la vacuité
épistémologique de ceux qui annoncent qu'ils vont aborder une question scientifique, ou par l'ignorance complète de la
philosophie de l'esprit de la part de certains qui prétendent, néanmoins, débattre du
mind-body problem, pour ne rien dire de la bêtise de ceux qui, au nom d'une laïcité fantasmée, se croient obligés de tourner en dérision toute forme d'allusion théologique ou religieuse. Bref, en tant que contributeurs occasionnels à un "forum philosophique" je pense que nous n'aurons pas perdu notre temps si nous parvenons à combattre quelques idées fausses au sujet de la philosophie, à montrer ce qu'elle n'est pas, à défaut de dire ce qu'elle est, fût-ce au prix de quelques découragements, de quelques déceptions, voire de quelques réorientations intellectuelles. Après tout, contrairement à ce que pense Descartes, on peut très bien vivre (et même, vivre très bien) sans faire de
philosophie !
PS : quelle différence faites-vous entre "philosophie analytique", "philosophie linguistique" (
sic !) et "philosophie du langage" ? Que vient faire la "phénoménologie" au milieu de tout ça ?