Bon, à ce stade, et pour que la question de ce nouveau sujet ne s'égare pas, il va nous falloir être plus précis, et donc aller chercher les textes.
lameàuser a écrit: Selon moi, il n'envisageait pas les rapports humains comme des rapports de force, il suffit de voir comment il se comportait dans la vraie vie, avec les autres. Il n'y a qu'une domination qu'il prodigue, celle de soi-même !
Voilà qui m'a l'air un peu pauvre pour prouver ce que vous dites.
Nietzsche, Par-delà bien et mal, §13 a écrit: Les physiologistes devraient hésiter à considérer l’instinct de conservation comme instinct fondamental de tout être organisé. Avant tout, c’est quelque chose de vivant qui veut épancher sa force. La vie elle-même est volonté de puissance. La conservation de soi n’en est qu’une des conséquences indirectes les plus fréquentes. — Bref, ici comme ailleurs, gardez-vous des principes téléologiques superflus, tels que l’instinct de conservation (— l’effort de persévérer dans l’être que l’on doit à l’inconséquence de Spinoza —). Car c’est ainsi que l’exige la méthode qui doit être avant tout économe dans ses principes.
Nous voyons d'emblée ici que la force est une sorte de fond qui régit tout. Elle est toujours déjà là, et elle est intimement liée à la Volonté de puissance. Concentrons-nous donc sur ce rapport force/Volonté de puissance.
Nietzsche, l'Antéchrist, §6 a écrit: J’appelle corrompu un animal, une espèce, un individu, quand il perd ses instincts, quand il choisit, quand il préfère ce qui lui est désavantageux. Une histoire des « sentiments les plus élevés », des « idéaux de l’humanité » — et il est possible qu’il me faille la raconter — serait presque aussi une explication, pourquoi l’homme est si corrompu. La vie elle-même est pour moi un instinct de croissance, de durée, d’accumulation de forces, de puissance : où la volonté de puissance fait défaut, il y a dégénérescence. Je prétends que cette volonté manque dans toutes les valeurs supérieures de l’humanité — que des valeurs de dégénérescence, des valeurs nihilistes règnent sous les noms les plus sacrés.
Fragments posthumes, XI, 40 [42] :
La seule force qui existe est de même nature que celle de la volonté
La vie, qui est toujours nécessairement soumise à la Volonté de puissance, veut donc aussi toujours plus de force. La force est donc bien ici une manifestation de la Volonté de puissance. La force et la puissance d'un individu varient selon l'intensité de ses pulsions et de ses instincts. Plus les instincts et pulsions s'accordent à l'expression de la Volonté de puissance, plus l'individu est fort, et moins il est corrompu.
Reste à savoir quelle est la nature de cette force :
Nietzsche, Généalogie de la morale, 1ère dissertation, §13 a écrit: Exiger de la force qu'elle ne se manifeste pas comme force, qu'elle ne soit pas une volonté de terrasser, d'assujettir et de dominer, une soif d'ennemis, de résistances et de triomphes, c'est tout aussi insensé que d'exiger de la faiblesse qu'elle se manifeste comme force
Fragments posthumes, 36 [31] :
Ce victorieux concept de « force » grâce auquel nos physiciens ont créé Dieu et le monde, a encore besoin d'un complément : il faut lui attribuer une dimension intérieure que j'appellerai « volonté de puissance », c'est-à-dire appétit insatiable de démonstration de puissance ; ou d'usage et d'exercice de puissance sous forme d'instinct créateur, etc.
je vois ici deux manifestations de cette force et de cette puissance qui sont le fond de toute chose chez Nietzsche. 1) un caractère extérieur et physique, au sens où la force d'un individu se manifeste par une domination effective sur les autres, et notamment les plus faibles. 2) une dimension intérieure, à savoir une force qui permet à l'individu de créer. Cette puissance de création est certainement chez Nietzsche ce qui importe le plus, car la création (la création artistique, qui seule pénètre véritablement le monde, cf. Fragment posthumes, X, 2 [119]) est l'expression la plus haute de la Volonté de puissance, celle qui façonne le monde (sur ce point il serait intéressant de lire attentivement les textes que Nietzsche consacre à ce qu'il nomme la cruauté, qui n'a rien à voir avec la barbarie ou autre, mais qui est au contraire lié à la création du monde et de soi).
J'aimerais désormais insister sur l'opposition forts/faible, comment Nietzsche établit ces catégories et ce que cela implique dans les relations sociales. Partons de ce texte déjà cité partiellement plus haut :
Nietzsche, l'Antéchrist, §2 a écrit: Qu’est ce qui est bon ? — Tout ce qui exalte en l’homme le sentiment de puissance, la volonté de puissance, la puissance elle-même.
Qu’est-ce qui est mauvais ? — Tout ce qui a sa racine dans la faiblesse.
Qu’est-ce que le bonheur ? — Le sentiment que la puissance grandit — qu’une résistance est surmontée.
Non le contentement, mais encore de la puissance, non la paix avant tout, mais la guerre ; non la vertu, mais la valeur (vertu, dans le style de la Renaissance, virtù, vertu dépourvue de moraline).
Périssent les faibles et les ratés : premier principe de notre amour des hommes. Et qu’on les aide encore à disparaître !
Qu’est-ce qui est plus nuisible que n’importe quel vice ? — La pitié qu’éprouve l’action pour les déclassés et les faibles : — le christianisme… »
Qu'avons-nous là ? Nietzsche sépare radicalement les forts et les faibles. La force est la faiblesse deviennent même le critère pour juger ce qui est bon et ce qui est mauvais. La force est bonne ; la faiblesse est mauvaise.
Quant à ce qu'on doit faire des faibles, il faut évidemment prendre avec des pincettes le style de Nietzsche ici volontairement provocateur. Mais cela ne veut pas dire qu'il faille faire comme si ces phrases n'existaient pas.
Nietzsche, Généalogie de la morale, 3e dissertation, §14 a écrit: Le droit d’existence des bien portants — c’est le privilège de la cloche sonore sur la cloche fêlée au son trouble — est d’une importance mille fois plus grande : eux seuls sont la garantie de l’avenir, eux seuls sont responsables de l’humanité. Ce qu’ils peuvent, ce qu’ils doivent faire, jamais un malade ne devrait et ne pourrait le faire : mais pour qu’ils puissent faire ce qu'ils sont seuls à devoir faire, comment leur laisserait-on encore la liberté d’agir en médecins, en consolateurs, en « sauveurs » des malades ?… Et pour cela, laissez entrer de l’air pur ! Évitez surtout le voisinage des asiles d’aliénés et des hôpitaux de la civilisation ! Ayez bonne compagnie, notre compagnie ! Ou bien créez la solitude, s’il le faut ! Mais fuyez en tous les cas les émanations nuisibles de la corruption interne et de la secrète atteinte de la maladie.
Les forts ont plus de légitimité à l'existence dans la mesure où ce sont eux qui mèneront au surhomme, qui sauveront la vitalité, qui empêcheront la dégénérescence. Et pour cela, "créez la solitude, s'il le faut". On touche ici le point du sujet et ce qui m'interroge dans ma lecture de Nietzsche, à savoir le rapport aux autres, la possibilité d'une vie stable en compagnie des autres.
Nietzsche, Par-delà bien et mal, §259 a écrit: S’abstenir réciproquement de froissements, de violences, d’exploitations, coordonner sa volonté à celle des autres : cela peut, entre individus, passer pour être de bon ton, mais seulement à un point de vue grossier, et lorsque l’on est en présence de condition favorable (c’est-à-dire qu’il y a effectivement conformité de forces à l’intérieur d’un corps, et que les valeurs s’accordent et se complètent réciproquement). Mais dés que l’on pousse plus loin ce principe, dès que l’on essaye d’en faire même le principe fondamental de la société, on s’aperçoit qu’il s’affirme pour ce qu’il est véritablement : volonté de nier la vie, principe de décomposition et de déclin. Il faut ici penser profondément et aller jusqu’au fond des choses, en se gardant de toute faiblesse sentimentale. La vie elle-même est essentiellement appropriation, agression, assujettissement de ce qui est étranger et plus faible, oppression, dureté, imposition de ses propres formes, incorporation, et, tout au moins exploitation. Mais pourquoi employer toujours des mots auxquels fut attaché, de tout temps, un sens calomnieux ? Ce corps social, dans le sein duquel, comme il a été indiqué plus haut, les unités se traitent en égales — c’est le cas dans toute aristocratie saine —, ce corps, s’il est lui-même un corps vivant et non pas un organisme qui se désagrège, doit agir lui-même, à l’égard des autres corps, exactement comme n’agiraient pas, les unes à l’égard des autres, ses propres unités. Il devra être la volonté de puissance incarnée, il voudra grandir, s’étendre, attirer à lui, arriver à la prépondérance, — non par un motif moral ou immoral, mais parce qu’il vit et que la vie est précisément volonté de puissance. — Admettons que, comme théorie, ceci soit une nouveauté, en réalité c’est le fait primitif qui sert de base à toute histoire. Qu’on soit donc assez loyal envers soi-même pour se l’avouer !
Nietzsche, Par-delà bien et mal, §265 a écrit: Au risque de scandaliser les oreilles naïves, je pose en fait que l’égoïsme appartient à l’essence des âmes nobles ; j’entends affirmer cette croyance immuable qu’à un être tel que « nous sommes » d’autres êtres doivent être soumis, d’autres êtres doivent se sacrifier. L’âme noble accepte l’existence de son égoïsme sans avoir de scrupule, et aussi sans éprouver un sentiment de dureté, de contrainte, de caprice, mais plutôt comme quelque chose qui doit avoir sa raison d’être dans la loi fondamentale des choses. Si elle voulait donner un nom à cet état de faits, elle dirait : « c’est la justice même ». Elle s’avoue, dans les circonstances qui d’abord la font hésiter, qu’il y a des êtres dont les droits sont égaux au siens ; dès qu’elle a résolu cette question du rang, elle se comporte envers ses égaux, privilégiés comme elle, avec le même tact dans la pudeur et le respect délicat que dans son commerce avec elle-même, — conformément à un mécanisme céleste qu’elle connaît de naissance comme toutes les étoiles. C’est encore un signe de son égoïsme, que cette délicatesse et cette circonspection dans ses rapports avec ses semblables. Chaque étoile est animée de cette égoïsme : elle s’honore elle-même dans les autres étoiles et dans les droits qu’elle leur abandonne ; elle ne doute pas que cet échange d’honneurs et de droits, comme l’essence de tout commerce, n’appartienne aussi à l’état naturel des choses. L’âme noble prend comme elle donne, par un instinct d’équité passionné et violent qu’elle a au fond d’elle-même. Le concept « grâce » n’a pas de sens, n’est pas un bonne odeur inter pares ; il peut y avoir une manière sublime de laisser sur soi les bienfaits d’en haut et de les boire avidement comme des gouttes de rosée, mais une âme noble n’est pas née pour cet art et pour cette attitude. Son égoïsme ici fait obstacle : elle ne regarde pas volontiers « en haut », mais plutôt devant elle, lentement et en ligne droite, ou vers en bas : — elle sait qu’elle est à la hauteur.
Ces deux textes me semblent explicites. Les rapports humains sont des rapports de force, où le plus fort opprime le plus faible, et la bienveillance, la solidarité, le respect d'autrui, etc. ne mènent qu'à une négation de la vie et de la nature, et un tel comportement en société devient une marque de faiblesse, et ne peuvent créer à terme qu'une dégénérescence. L'homme fort est égoïste, et ne se soucie pas des autres. Il ne se soucie que de l'accroissement de sa puissance et de sa force, même si cela se fait au prix des autres.
Du reste, Nietzsche ne semble pas donner de clé pour mettre fin à un état de guerre entre les individus. Bien au contraire, il semble préconiser une telle situation :
Ainsi parlait Zarathoustra, De la guerre et des guerriers a écrit: Vous devez être de ceux dont l’œil cherche toujours un ennemi — votre ennemi. Et chez quelques-uns d’entre vous il y a de la haine à première vue. Vous devez chercher votre ennemi et faire votre guerre, une guerre pour vos pensées ! Et si votre pensée succombe, votre loyauté doit néanmoins crier victoire ! Vous devez aimer la paix comme un moyen de guerres nouvelles. Et la courte paix plus que la longue. Je ne vous conseille pas le travail, mais la lutte. Je ne vous conseille pas la paix, mais la victoire. Que votre travail soit une lutte, que votre paix soit une victoire !
Pour mettre tout cela en perspective, ces deux textes de Fouillée me semblent instructifs :
Fouillée, Nietzsche et l'immoralisme a écrit: Pour lui, l'opposition à la lutte, la volonté d'union et de concorde, qui consiste à s'abstenir réciproquement de froissements, de violences, d'exploitations, à coordonner sa volonté avec celle des autres, ne peut être ni le principe fondamental de la société, ni sa vraie loi. Si on la change en principe, elle se montre aussitôt, dit-il, ce qu'elle est réellement « Volonté de négation de la vie, principe de dissolution et de déclin. La vie elle-même, en effet, nous l'avons vu, est « essentiellement appropriation, agression, assujettissement de ce qui est étranger et plus faible, oppression, dureté, imposition de ses propres formes, incorporation et, tout ait moins, dans le cas le plus doux, exploitation ».
Fouillée, Nietzsche et l'immoralisme a écrit: L'erreur initiale de Nietzsche sur l'activité, confondue avec l'agression, entraîne sa théorie de la société humaine, aussi inexacte que son idée de la vie individuelle. Nietzsche prétend que « la société est, au fond, contre nature parce qu'elle contrarie sur beaucoup de points l'expansion de la nature individuelle. Les forts, dit Nietzsche, « aspirent à se séparer, comme les faibles à s'unir » si les premiers forment société, c'est « en vue d'une action agressive commune, pour la satisfaction commune de leur volonté de puissance « Leur conscience individuelle, ajoute Nietzsche, répugne beaucoup à cette action en commun. Les faibles, eux, se mettent en rangs serrés pour le plaisir qu'ils éprouvent à ce groupement, et par là leur instinct est satisfait.
J'ai découvert ces deux textes de fouillée il y a à peine 3 heures, et ne les ai donc pas assez lu pour les analyser. Ceci dit, et même si on peut/doit se méfier de toute lecture anti-Nietzsche, celle-ci me semble tout à fait légitime, et ces propos sont, je pense, à prendre très au sérieux.
En somme, Nietzsche, comme Calliclès (je pense qu'il est important de lire ce passage de Platon pour comprendre Nietzsche), désire voir les hommes déployer leur force, et vivre selon les lois de la nature plutôt que les lois morales qui sont, quant à elles, contre-nature (cf. Crépuscule des idoles, V). Or, l’inégalité règne dans la nature, et on sait ce que Nietzsche pense de la démocratie, de l’égalité, etc. Je pose donc la question : une société nietzschéenne est-elle seulement possible ? Entendu que si je ne me trompe pas, il s’agirait d’une société régit par les forces naturelles. Mais s'agit-il encore d'une société ? J’ai posé dans mon premier message la question de la stabilité, à savoir que je ne vois pas comment Nietzsche peut permettre des rapports sociaux stables. Les deux conceptions me semblent s’opposer. C’est pour ça que je vois une dichotomie entre ce que la pensée de Nietzsche permet au niveau d’un individu, et ce qu’elle impliquerait au regard de notre vie faite de rapports sociaux.
Enfin, je voudrais préciser quelque chose quant à ce que je cherche, car je crois m'être mal exprimé dans mes premiers messages : Je sais bien que la force et la Volonté de puissance ne sont pas uniquement liés à la victoire d’un bras de fer ; que la cruauté chez Nietzsche n’a rien à voir avec une boucherie à la mitrailleuse. Je sais très bien que ce dont parle Nietzsche est souvent beaucoup plus subtile et poétique ; que force, Volonté de puissance et cruauté sont intimement liés chez lui à l’art, à la création artistique comme affirmation de la vitalité. Ainsi, ce que je me demande, ce n’est pas si deux nietzschéens enfermés dans une pièce passeraient leur temps à s'entre-tuer, mais si deux nietzschéens pourraient vivre ensemble, car vivre ensemble implique de faire une place à l’autre, implique de se retirer pour que l’autre ait de l’espace. Or, avec Nietzsche, j’ai l’impression qu’il s’agit de prendre tout l’espace disponible, car l’instinct de vie, la Volonté de puissance, etc. veulent toujours plus, n’ont pas de fin.
Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Des tarentules a écrit: Elle veut être sa propre ascension, la vie, à force de pilier et de marches : elle veut regarder vers des horizons lointain et découvrir des beautés bienheureuses, c’est pourquoi il lui faut de la hauteur. Et parce qu’elle à besoin de hauteur, il lui faut des marches et la résistance qu’opposent les degrés à ceux qui les gravissent ! La vie veut s’élever et se surmonter elle-même en s’élevant.
L’autre peut-il encore avoir une place dans une telle vision de l'existence ?
lameàuser a écrit: Desassossego a écrit: Je sais bien qu'on ne peut passer ici à côté du caractère volontairement provocateur de ces propos, et je ne suis pas de ceux qui se servent de ces citations pour accuser Nietzsche de facho ou de pré-nazis, et je sais aussi que rien n'est plus trompeur qu'une phrase de Nietzsche sortie d'un aphorisme, mais je m'interroge tout de même sur la possibilité d'une vie en communauté avec sa pensée.
Je suis bien heureux de vous entendre le dire. Un peu moins de voir que vous faites l'inverse de ce que vous prônez. En effet, comme vous le dites, une phrase sortie de son contexte ne signifie absolument rien, d'autant plus quand il s'agit d'un auteur comme Nietzsche, donc pour moi, les citations que vous apportez n'ont pas d'intérêt dans la discussion.
Vous avez certainement raison, et c'est pour ça que j'ai pris le temps ce soir de réunir non plus des citations (qui peuvent mener à une confusion et des contresens), mais les textes en entier.
Du reste, et pour la suite de la conversation, je voudrais que vous preniez vous aussi le temps d'étayer vos propos. Je suis plus que disposé à apprendre de vous, dans la mesure où la question que je pose fait signe vers quelque chose que je ne comprends pas. Mais pour l'instant, force est de constater que vos interventions ne soufflaient que du vent, et qu'il va désormais falloir vous astreindre à un régime plus strict de précisions.