Bonsoir,
Afin de présenter ce questionnement de manière la plus claire, j'ai choisi d'ordonner le tout de manière... carrée.
I. Origine du questionnement
Cette interrogation quant aux rapports qu'entretiennent le choix et la normalité (entendus comme des concepts à définir, ce que je tenterai de faire plus bas) avec la maladie psychique, ou maladie mentale, ne me vient pas de l'aléatoire, je ne vous le cache pas.
C'est en fait mes expériences personnelles, passées et actuelles, qui m'amènent à ce champ de questionnements. Et puisqu'elles sont personnelles, j'y vois encore plus d'attrait dans la mesure où plusieurs personnes peuvent y avoir été confrontées, consciemment ou non.
Passons sur cette parenthèse singulière.
Concrètement, mon sujet est en rapport avec autrui. On retrouve ainsi le lot conventionnel : "que puis-je faire pour autrui ?", "où s'arrêtent mes droits vis-à-vis de lui ?" et "jusqu'où puis-je l'aider sans lui nuire ?" ; mais, au-delà de ceci, on s'intéresse davantage à l'autrui pathologique.
Canguilhem, dans Le Normal et le Pathologique, définissait le pathologique comme un mal contraignant un sujet. Autrement dit, et c'est l'interprétation retenue de mon cours d'Éthique de l'an dernier, une maladie n'est pathologique que si elle se manifeste comme une contrainte. On peut donc la porter sans être dans le pathos, puisqu'une maladie peut être existante scientifiquement, mais pas physiquement. C'est tristement le cas du fameux virus d'immunodéficience humaine dans son premier stade.
Partant de cette définition, nous pouvons considérer que les perturbations d'ordre psychiques peuvent être pathologiques, et donc, être des maladies à part entière. La reconnaissance des troubles mentaux en tant que maladies à part entière à pris un certain temps, et je suis le premier, par un manque de savoir et d'études à ce sujet, à l'avoir négligé.
L'interrogation principale de ce sujet sont les notions de choix et de normalité, deux thèmes distincts mais reliés, au sein de l'individu atteint d'une maladie mentale. A ce stade on peut imaginer lancer un énième sujet sur l'euthanasie et le choix individuel dans le cas de la démence ou de la sénilité, mais ce n'est pas exactement le point que je veux traiter avec vous, afin d'éviter la redondance. En réalité dans le cas de la sénilité et de l'euthanasie, le principe de normalité n'est pas remis en question. Et l'autre réalité, c'est que dans beaucoup de troubles psychiques, ce même principe est éclaté de manière partielle ou totale.
Parler de normalité est, je pense qu'on en a tous conscience, dangereux. La plupart des discours au sujet du normal ces derniers temps se sont contentés d'épouser les variations des perceptions et des genres, autrement dit, il s'agit de renouer avec les personnalités et de laisser les gens s'exprimer : "venez comme vous êtes". Ainsi l'ouverture d'esprit et la tolérance sont devenus des standards, ou en tout cas des idéologies qui se favorisent, et si je peux donner mon avis, ce n'est pas une si mauvaise chose. Mais lors de l'atteinte mentale, à quel point est éclatée la notion de normalité ? Devrions-nous nous risquer à dire qu'il existe un seuil au-delà duquel un comportement n'est plus normal, ni même tolérable, mais est simplement pathologique ?
Et lorsqu'il s'agit de choisir, tant dans le "traitement" d'autrui que pour la personne mentalement atteinte, n'y a-t-il pas diverses difficultés ?
Ce sont ces questions difficiles qui vont ouvrir le sujet.
II. Le problème initial
Avant d'aborder de front nos problématiques, j'aimerais attirer votre attention sur une donnée importante du débat : la naissance de la psychologie, et de toutes les terminologies de troubles mentaux.
En effet, la naissance des "sciences de la psyché" - terme à prendre avec des pincettes, selon les études de Popper et du mouvement falsificationniste en général - n'a pas eu que des effets positifs, même s'il faut admettre que c'est un grand pas en avant pour l'homme pour bien des raisons. En créant la terminologie et en répertoriant symptômes et cas cliniques de manière parfois obscure, on peut penser que ces sciences sont elles-mêmes à l'origine de leurs malades. Cette conclusion venant du fait qu'il est aisé de constater une augmentation radicale, assurée par des chiffres que je ne pourrais retrouver, de personnes atteintes par diverses névroses, troubles obsessionnels, troubles alimentaires, etc. en corrélation directe avec l'étude de plus en plus approfondie de la psyché humaine.
Ne crions pourtant pas contre ces sciences si rapidement, car il est bien possible que l'évolution simultanée d'une société complexe, nihiliste et faite d'apparences y soit également pour une grande part.
Le problème dans cette "création du pathologique moderne" est que la nuance entre le vrai malade au sens scientifique, celui qui souffre d'un problème d'ordre physiologique amenant à des troubles mentaux, et celui qui souffre de la pathologie, au sens de Canguilhem, s'est floutée. Ainsi il est devenu difficile d'identifier des schémas psychiques dits "sains", et on commence même à penser que chaque être humain, à sa façon, possède ses propres névroses et affections psychiques.
Pourtant, la réalité rattrape ces considérations. La clientèle d'un psychologue/psychiatre/psychanalyste est aujourd'hui extrêmement variée, du vrai cas clinique devenu danger pour lui-même et pour les autres jusqu'à celui dont les mœurs difficile ou la moralité complexe provoque des désagréments dans une vie quotidienne qui échappe à certains codes qu'on retrouve dans notre société. Pourtant, c'est auprès du même médecin que nous avons recours !
La pire conséquence de ceci, c'est que la notion de normalité pourrait presque disparaître au profit de pathologies diverses et universelles, et par extension, il est aujourd'hui permis de se demander une fois de plus si ce qu'on aperçoit comme sain n'est pas en réalité un dégradé plus ou moins agressif de la folie. Et par suite, la folie en elle-même s'épaissit, si bien qu'on ne peut plus vraiment l'appeler folie.
Jusqu'ici j'espère que je me suis montré assez clair, et qu'on peut donc passer à la suite.
III. Un exemple : l'anorexie mentale
L'anorexie est un trouble alimentaire plutôt commun, et c'est pour cela que je l'ai choisi. Il est en effet possible que beaucoup de lecteurs aient été confrontés de près ou de loin à des personnes qui en souffrent.
Une simple recherche permet aujourd'hui de se rendre compte que l'anorexie se divise en deux types : celle qui n'est que passade, complexes physiques et d'apparences compulsifs généralement calmés par une confiance en soi nouvelle, et la maladie, dont on cherche encore une cause physiologique scientifique, qu'on appelle alors anorexie mentale.
C'est ce deuxième trouble qui nous intéresse.
Dans l'anorexie mentale, la personne ne fait pas que vouloir s'approcher de manière brutale du canon esthétique douteux de notre modernité, elle est atteinte de dysmorphophobie. Cette affection transforme l'image de soi, autrement dit elle crée une vision totalement fragmentée et résolument différente de son image corporelle. Dans le cas de l'anorexie mentale, il s'agit de se considérer en surpoids même lorsque le corps semble s'approcher d'une maigreur morbide. Pour ces personnes, les tentatives pour les raisonner sont perçues comme des flatteries et n'ont donc pas seulement aucun sens, mais elles sont également des mensonges, des outrages, et dans une certaine mesure, des faiblesses.
Par suite, une personne qu'une généralité considérerait mince passe littéralement à la catégorie au-dessus à travers les yeux de l'anorexique mentale, c'est-à-dire en embonpoint : et lorsqu'on écoute les patientes, il s'agit véritablement d'une différence de perception et de terminologie.
Autre détail important : l'anorexie mentale est une lutte permanente qui s'étend sur la durée de la vie de la personne concernée. Et la raison est celle-ci : l'anorexie mentale ne vise pas autrui, mais soi. C'est une haine personnelle qui ne dépend nullement du jugement des autres, et qui n'est plus exécutée dans le sens de complexes de société, ou alors, dans une moindre mesure. Par suite les personnes atteintes ne peuvent pas vraiment s'en débarasser, et peuvent rechuter à différentes étapes de leurs vies. Comprenez qu'en réalité, au-delà du changement de perceptions sur son physique, c'est l'ensemble du schéma logique qui est dégradé, et vous avez alors affaire à des gens meurtris, difficiles à comprendre, qui possèdent de nombreuses addictions et ont une tendance souvent affirmée pour le suicide, ou en tout cas la sensation ressentie lorsqu'on est près de la mort.
Ceci simplement pour vous donner les informations nécessaire. Entrons davantage dans le vif du sujet, toujours avec cet exemple.
IV. La normalité
Scientifiquement, on utilise l'indicateur de masse corporelle (IMC) pour déterminer l'état corporel sain. Comme la plupart des échelles scientifiques, il s'agit donc d'une définition parfaitement humaine, reposant sur des faits concluants, certes, mais toujours soumis à la relativité humaine de la science. Ce que je veux dire par là, c'est qu'une échelle scientifique n'est pas plus vraie qu'une échelle subjective, dans la mesure où "science" n'a jamais vraiment été de pair avec "vérité". De nombreux cas viennent étoffer le fait que la science n'est qu'un ensemble de théories et de regroupements de données qui changent constamment et dont on ne peut jamais être sûr à 100%. Dans le cas de l'IMC, l'échelle apparaît aux yeux de tous comme un descriptif du "normal corporel", alors que dans le cas de l'anorexie mentale, le normal corporel est différent. C'est en quelque sorte une autre échelle.
Et c'est là que notre questionnement sur le normal intervient. A-t-on le droit de dire que ces personnes ont une perception faussée ? A bien y réfléchir, comment pouvons-nous décréter que leur vision est d'ordre pathologique ? Ne pouvons pas nous risquer à penser qu'il s'agit d'une "différence" à respecter ?
On pourrait penser que le simple fait de statuer sur l'appellation "maladie mentale" suffit à éliminer la possibilité que cela soit une différence saine. Mais parler de maladie ne vient qu'après l'observation de ce phénomène, et comment pouvons-nous être catégoriques quant à cette typologie ?
Comment se penser sain et les penser malade ? En excluant le danger de mort auquel sont exposés les anorexiques, qui en cela, forme le pathologique (non la maladie), nous pourrions, j'ai l'impression, considérer ces différences comme ce qu'elles sont : de simples différences.
Tout comme il est impossible de s'assurer de la valeur de ses propres perceptions, il est aléatoire de statuer sur la déficience de perception d'autrui. Qu'en pensez-vous ?
Considérant maintenant que cette dysmorphophobie les conduit à la mort, nous entrons dans le domaine du pathologique, et notamment du compulsif. Et parce qu'une raison physiologique est recherchée, on peut penser à parler de maladie réelle. Mais cela ne change pas les problèmes de la notion de normalité, car ces personnes vivent et côtoient les êtres "sains" constamment, et leur essence est typiquement d'être atteint de ce trouble mental. C'est ce qui les définit sur le plan pathologique.
Autrement dit, elles restent des personnes à part entière, qui expriment volonté, désir et tout un tas de choses qui ne nous permettent pas vraiment de les mettre dans une catégorie à part. Elles font à la fois partie du monde sain, et du monde pathologique. C'est cela, qui pose problème.
Au final, pouvons-nous dire qu'il existe un seuil au-delà duquel la tolérance est éclatée ? Et si oui, quel est-il ? Celui de s'approcher de la mort ? D'agir contre une caractéristique animale naturelle ?
Et comment traiter leurs perceptions comme un individu parmi d'autres ?
V. Le choix
Deux facettes du choix peuvent être questionnées : celui qui ne regarde que l'anorexique, et celui qui nous concerne par rapport à celui-ci.
Dans un premier temps, les personnes souffrant d'anorexie mentale, puisqu'elles sont rapidement subsumée sous la maladie, peuvent avoir l'impression de lutter contre quelque chose. Néanmoins, puisqu'il s'agit d'une perception presque naturelle, il est difficile de la nier. Cela se rapproche de nier ce que vous voyez avec certitude, comme le fait que votre canapé est rouge ou que vos chaussures sont noires. Il s'en suit une incapacité décisionnelle dans le comportement à adopter - comprenez, manger ou ne pas manger - car il est impossible pour la personne de déterminer quelle est la vraie version. C'est comme si, après avoir acquis la certitude personnelle depuis une vue spatiale que la terre était plate, on commençait petit à petit à vous répéter formellement que : "non, elle est ronde". Vous êtes face à ce point d'interrogation : que dois-je croire ? Et c'est lorsque des croyances qui touchent à l'état vital s'effondrent, comme celle de manger, qu'un comportement sceptique extrême apparaît, et par la suite on peut imaginer une continuité des symptômes avec de nouveaux, comme des angoisses ou une impossibilité à se réaliser dans la vie.
Pouvons-nous penser qu'il est nécessaire de restreindre le désir à la vision traditionnelle de l'alimentation ? N'est-ce pas, justement, s'opposer à la liberté individuelle et au choix personnel ?
Par suite, en ce qui concerne nos choix face à l'anorexie, c'est tout aussi complexe.
Une personne souffrant d'anorexie, dite "en cours de soin", lorsqu'elle reprend du poids et recommence à manger, peut littéralement vous demander de l'aider à rechuter. Littéralement, mais pas vraiment concrètement. Elle vous dira qu'elle le veut, mais qu'il ne le faut pas, mais qu'il le faudrait, etc. Et elle fera sentir à quel point elle se sentirait mieux si vous l'aidiez, et vous voyez que ce visage souvent dépressif commence à reprendre des couleurs rien qu'à cette idée. Pourtant, vous pouvez sans doute imaginer que cela vous place dans une position extrêmement délicate.
Il s'agit ici quasiment du même problème que celui que posait l'euthanasie : peut-on choisir pour quelqu'un d'autre ?
Dans le cas de l'euthanasie, je dois dire que j'étais plutôt pour, considérant qu'une personne sénile ou souffrante était dans son bon droit de mourir, qu'elle soit capable d'accéder à l'intégrité de sa logique ou non. A mes yeux, il était clair qu'une modification des perceptions revenait à modifier l'ensemble de l'existence d'une personne, et donc, une personne dont les fonctions logiques sont atteintes n'en reste pas moins une personne, simplement différente.
Mais notre cas est plus délicat car les personnes atteintes d'anorexie mentale peuvent parfaitement raisonner et identifier les dangers. Leur logique n'a pas l'air diminuée, mais différente.
On se retrouve dans le cas d'une culpabilité totale : on blesse la personne en la contraignant à un mode de vie qu'elle ne reconnaît pas comme normal, mais on la blesse aussi en l'aidant à retrouver un état dans lequel sa vie est possiblement en danger.
Alors, quelle est notre place dans ces affections mentales ? C'est une question que je me pose davantage de jour en jour, et si les chiffres de ce genre de pathologies augmentent encore, on risque de commencer à tous se la poser.
Pour l'instant, je suis porté à penser qu'il est possible d'arriver à des justes milieux. Comme je crois fermement à l'ouverture d'esprit comme une qualité hautement importante, loin de me dire qu'il faudrait tout laisser passer, je me dis que ces personnes atteintes de pathologies de la perception peuvent elles aussi "ouvrir" leurs perceptions, et acquérir une meilleure ouverture d'esprit dans la recherche d'alternative, tout en restant proches de leur idéologie et de leur naturel comportemental. A l'heure actuelle, cela me semble la pensée la plus juste et la plus proche de l'humain. Mais peut-être avez-vous des informations intéressantes à apporter, ainsi que des opinions différentes. En tout cas, même si je ne peux pas constater l'efficacité d'un tel raisonnement, divers retours au sujet de la psychiatrie et des autres domaines de la psyché semblent indiquer que ce genre de troubles sont systématiquement perçus comme des maladies et des anormalités, ce qui est peut-être également le vif du problème...
En espérant que tout ceci s'accorde avec la charte, merci de votre lecture.
Algèbre √
Afin de présenter ce questionnement de manière la plus claire, j'ai choisi d'ordonner le tout de manière... carrée.
I. Origine du questionnement
Cette interrogation quant aux rapports qu'entretiennent le choix et la normalité (entendus comme des concepts à définir, ce que je tenterai de faire plus bas) avec la maladie psychique, ou maladie mentale, ne me vient pas de l'aléatoire, je ne vous le cache pas.
C'est en fait mes expériences personnelles, passées et actuelles, qui m'amènent à ce champ de questionnements. Et puisqu'elles sont personnelles, j'y vois encore plus d'attrait dans la mesure où plusieurs personnes peuvent y avoir été confrontées, consciemment ou non.
Passons sur cette parenthèse singulière.
Concrètement, mon sujet est en rapport avec autrui. On retrouve ainsi le lot conventionnel : "que puis-je faire pour autrui ?", "où s'arrêtent mes droits vis-à-vis de lui ?" et "jusqu'où puis-je l'aider sans lui nuire ?" ; mais, au-delà de ceci, on s'intéresse davantage à l'autrui pathologique.
Canguilhem, dans Le Normal et le Pathologique, définissait le pathologique comme un mal contraignant un sujet. Autrement dit, et c'est l'interprétation retenue de mon cours d'Éthique de l'an dernier, une maladie n'est pathologique que si elle se manifeste comme une contrainte. On peut donc la porter sans être dans le pathos, puisqu'une maladie peut être existante scientifiquement, mais pas physiquement. C'est tristement le cas du fameux virus d'immunodéficience humaine dans son premier stade.
Partant de cette définition, nous pouvons considérer que les perturbations d'ordre psychiques peuvent être pathologiques, et donc, être des maladies à part entière. La reconnaissance des troubles mentaux en tant que maladies à part entière à pris un certain temps, et je suis le premier, par un manque de savoir et d'études à ce sujet, à l'avoir négligé.
L'interrogation principale de ce sujet sont les notions de choix et de normalité, deux thèmes distincts mais reliés, au sein de l'individu atteint d'une maladie mentale. A ce stade on peut imaginer lancer un énième sujet sur l'euthanasie et le choix individuel dans le cas de la démence ou de la sénilité, mais ce n'est pas exactement le point que je veux traiter avec vous, afin d'éviter la redondance. En réalité dans le cas de la sénilité et de l'euthanasie, le principe de normalité n'est pas remis en question. Et l'autre réalité, c'est que dans beaucoup de troubles psychiques, ce même principe est éclaté de manière partielle ou totale.
Parler de normalité est, je pense qu'on en a tous conscience, dangereux. La plupart des discours au sujet du normal ces derniers temps se sont contentés d'épouser les variations des perceptions et des genres, autrement dit, il s'agit de renouer avec les personnalités et de laisser les gens s'exprimer : "venez comme vous êtes". Ainsi l'ouverture d'esprit et la tolérance sont devenus des standards, ou en tout cas des idéologies qui se favorisent, et si je peux donner mon avis, ce n'est pas une si mauvaise chose. Mais lors de l'atteinte mentale, à quel point est éclatée la notion de normalité ? Devrions-nous nous risquer à dire qu'il existe un seuil au-delà duquel un comportement n'est plus normal, ni même tolérable, mais est simplement pathologique ?
Et lorsqu'il s'agit de choisir, tant dans le "traitement" d'autrui que pour la personne mentalement atteinte, n'y a-t-il pas diverses difficultés ?
Ce sont ces questions difficiles qui vont ouvrir le sujet.
II. Le problème initial
Avant d'aborder de front nos problématiques, j'aimerais attirer votre attention sur une donnée importante du débat : la naissance de la psychologie, et de toutes les terminologies de troubles mentaux.
En effet, la naissance des "sciences de la psyché" - terme à prendre avec des pincettes, selon les études de Popper et du mouvement falsificationniste en général - n'a pas eu que des effets positifs, même s'il faut admettre que c'est un grand pas en avant pour l'homme pour bien des raisons. En créant la terminologie et en répertoriant symptômes et cas cliniques de manière parfois obscure, on peut penser que ces sciences sont elles-mêmes à l'origine de leurs malades. Cette conclusion venant du fait qu'il est aisé de constater une augmentation radicale, assurée par des chiffres que je ne pourrais retrouver, de personnes atteintes par diverses névroses, troubles obsessionnels, troubles alimentaires, etc. en corrélation directe avec l'étude de plus en plus approfondie de la psyché humaine.
Ne crions pourtant pas contre ces sciences si rapidement, car il est bien possible que l'évolution simultanée d'une société complexe, nihiliste et faite d'apparences y soit également pour une grande part.
Le problème dans cette "création du pathologique moderne" est que la nuance entre le vrai malade au sens scientifique, celui qui souffre d'un problème d'ordre physiologique amenant à des troubles mentaux, et celui qui souffre de la pathologie, au sens de Canguilhem, s'est floutée. Ainsi il est devenu difficile d'identifier des schémas psychiques dits "sains", et on commence même à penser que chaque être humain, à sa façon, possède ses propres névroses et affections psychiques.
Pourtant, la réalité rattrape ces considérations. La clientèle d'un psychologue/psychiatre/psychanalyste est aujourd'hui extrêmement variée, du vrai cas clinique devenu danger pour lui-même et pour les autres jusqu'à celui dont les mœurs difficile ou la moralité complexe provoque des désagréments dans une vie quotidienne qui échappe à certains codes qu'on retrouve dans notre société. Pourtant, c'est auprès du même médecin que nous avons recours !
La pire conséquence de ceci, c'est que la notion de normalité pourrait presque disparaître au profit de pathologies diverses et universelles, et par extension, il est aujourd'hui permis de se demander une fois de plus si ce qu'on aperçoit comme sain n'est pas en réalité un dégradé plus ou moins agressif de la folie. Et par suite, la folie en elle-même s'épaissit, si bien qu'on ne peut plus vraiment l'appeler folie.
Jusqu'ici j'espère que je me suis montré assez clair, et qu'on peut donc passer à la suite.
III. Un exemple : l'anorexie mentale
L'anorexie est un trouble alimentaire plutôt commun, et c'est pour cela que je l'ai choisi. Il est en effet possible que beaucoup de lecteurs aient été confrontés de près ou de loin à des personnes qui en souffrent.
Une simple recherche permet aujourd'hui de se rendre compte que l'anorexie se divise en deux types : celle qui n'est que passade, complexes physiques et d'apparences compulsifs généralement calmés par une confiance en soi nouvelle, et la maladie, dont on cherche encore une cause physiologique scientifique, qu'on appelle alors anorexie mentale.
C'est ce deuxième trouble qui nous intéresse.
Dans l'anorexie mentale, la personne ne fait pas que vouloir s'approcher de manière brutale du canon esthétique douteux de notre modernité, elle est atteinte de dysmorphophobie. Cette affection transforme l'image de soi, autrement dit elle crée une vision totalement fragmentée et résolument différente de son image corporelle. Dans le cas de l'anorexie mentale, il s'agit de se considérer en surpoids même lorsque le corps semble s'approcher d'une maigreur morbide. Pour ces personnes, les tentatives pour les raisonner sont perçues comme des flatteries et n'ont donc pas seulement aucun sens, mais elles sont également des mensonges, des outrages, et dans une certaine mesure, des faiblesses.
Par suite, une personne qu'une généralité considérerait mince passe littéralement à la catégorie au-dessus à travers les yeux de l'anorexique mentale, c'est-à-dire en embonpoint : et lorsqu'on écoute les patientes, il s'agit véritablement d'une différence de perception et de terminologie.
Autre détail important : l'anorexie mentale est une lutte permanente qui s'étend sur la durée de la vie de la personne concernée. Et la raison est celle-ci : l'anorexie mentale ne vise pas autrui, mais soi. C'est une haine personnelle qui ne dépend nullement du jugement des autres, et qui n'est plus exécutée dans le sens de complexes de société, ou alors, dans une moindre mesure. Par suite les personnes atteintes ne peuvent pas vraiment s'en débarasser, et peuvent rechuter à différentes étapes de leurs vies. Comprenez qu'en réalité, au-delà du changement de perceptions sur son physique, c'est l'ensemble du schéma logique qui est dégradé, et vous avez alors affaire à des gens meurtris, difficiles à comprendre, qui possèdent de nombreuses addictions et ont une tendance souvent affirmée pour le suicide, ou en tout cas la sensation ressentie lorsqu'on est près de la mort.
Ceci simplement pour vous donner les informations nécessaire. Entrons davantage dans le vif du sujet, toujours avec cet exemple.
IV. La normalité
Scientifiquement, on utilise l'indicateur de masse corporelle (IMC) pour déterminer l'état corporel sain. Comme la plupart des échelles scientifiques, il s'agit donc d'une définition parfaitement humaine, reposant sur des faits concluants, certes, mais toujours soumis à la relativité humaine de la science. Ce que je veux dire par là, c'est qu'une échelle scientifique n'est pas plus vraie qu'une échelle subjective, dans la mesure où "science" n'a jamais vraiment été de pair avec "vérité". De nombreux cas viennent étoffer le fait que la science n'est qu'un ensemble de théories et de regroupements de données qui changent constamment et dont on ne peut jamais être sûr à 100%. Dans le cas de l'IMC, l'échelle apparaît aux yeux de tous comme un descriptif du "normal corporel", alors que dans le cas de l'anorexie mentale, le normal corporel est différent. C'est en quelque sorte une autre échelle.
Et c'est là que notre questionnement sur le normal intervient. A-t-on le droit de dire que ces personnes ont une perception faussée ? A bien y réfléchir, comment pouvons-nous décréter que leur vision est d'ordre pathologique ? Ne pouvons pas nous risquer à penser qu'il s'agit d'une "différence" à respecter ?
On pourrait penser que le simple fait de statuer sur l'appellation "maladie mentale" suffit à éliminer la possibilité que cela soit une différence saine. Mais parler de maladie ne vient qu'après l'observation de ce phénomène, et comment pouvons-nous être catégoriques quant à cette typologie ?
Comment se penser sain et les penser malade ? En excluant le danger de mort auquel sont exposés les anorexiques, qui en cela, forme le pathologique (non la maladie), nous pourrions, j'ai l'impression, considérer ces différences comme ce qu'elles sont : de simples différences.
Tout comme il est impossible de s'assurer de la valeur de ses propres perceptions, il est aléatoire de statuer sur la déficience de perception d'autrui. Qu'en pensez-vous ?
Considérant maintenant que cette dysmorphophobie les conduit à la mort, nous entrons dans le domaine du pathologique, et notamment du compulsif. Et parce qu'une raison physiologique est recherchée, on peut penser à parler de maladie réelle. Mais cela ne change pas les problèmes de la notion de normalité, car ces personnes vivent et côtoient les êtres "sains" constamment, et leur essence est typiquement d'être atteint de ce trouble mental. C'est ce qui les définit sur le plan pathologique.
Autrement dit, elles restent des personnes à part entière, qui expriment volonté, désir et tout un tas de choses qui ne nous permettent pas vraiment de les mettre dans une catégorie à part. Elles font à la fois partie du monde sain, et du monde pathologique. C'est cela, qui pose problème.
Au final, pouvons-nous dire qu'il existe un seuil au-delà duquel la tolérance est éclatée ? Et si oui, quel est-il ? Celui de s'approcher de la mort ? D'agir contre une caractéristique animale naturelle ?
Et comment traiter leurs perceptions comme un individu parmi d'autres ?
V. Le choix
Deux facettes du choix peuvent être questionnées : celui qui ne regarde que l'anorexique, et celui qui nous concerne par rapport à celui-ci.
Dans un premier temps, les personnes souffrant d'anorexie mentale, puisqu'elles sont rapidement subsumée sous la maladie, peuvent avoir l'impression de lutter contre quelque chose. Néanmoins, puisqu'il s'agit d'une perception presque naturelle, il est difficile de la nier. Cela se rapproche de nier ce que vous voyez avec certitude, comme le fait que votre canapé est rouge ou que vos chaussures sont noires. Il s'en suit une incapacité décisionnelle dans le comportement à adopter - comprenez, manger ou ne pas manger - car il est impossible pour la personne de déterminer quelle est la vraie version. C'est comme si, après avoir acquis la certitude personnelle depuis une vue spatiale que la terre était plate, on commençait petit à petit à vous répéter formellement que : "non, elle est ronde". Vous êtes face à ce point d'interrogation : que dois-je croire ? Et c'est lorsque des croyances qui touchent à l'état vital s'effondrent, comme celle de manger, qu'un comportement sceptique extrême apparaît, et par la suite on peut imaginer une continuité des symptômes avec de nouveaux, comme des angoisses ou une impossibilité à se réaliser dans la vie.
Pouvons-nous penser qu'il est nécessaire de restreindre le désir à la vision traditionnelle de l'alimentation ? N'est-ce pas, justement, s'opposer à la liberté individuelle et au choix personnel ?
Par suite, en ce qui concerne nos choix face à l'anorexie, c'est tout aussi complexe.
Une personne souffrant d'anorexie, dite "en cours de soin", lorsqu'elle reprend du poids et recommence à manger, peut littéralement vous demander de l'aider à rechuter. Littéralement, mais pas vraiment concrètement. Elle vous dira qu'elle le veut, mais qu'il ne le faut pas, mais qu'il le faudrait, etc. Et elle fera sentir à quel point elle se sentirait mieux si vous l'aidiez, et vous voyez que ce visage souvent dépressif commence à reprendre des couleurs rien qu'à cette idée. Pourtant, vous pouvez sans doute imaginer que cela vous place dans une position extrêmement délicate.
Il s'agit ici quasiment du même problème que celui que posait l'euthanasie : peut-on choisir pour quelqu'un d'autre ?
Dans le cas de l'euthanasie, je dois dire que j'étais plutôt pour, considérant qu'une personne sénile ou souffrante était dans son bon droit de mourir, qu'elle soit capable d'accéder à l'intégrité de sa logique ou non. A mes yeux, il était clair qu'une modification des perceptions revenait à modifier l'ensemble de l'existence d'une personne, et donc, une personne dont les fonctions logiques sont atteintes n'en reste pas moins une personne, simplement différente.
Mais notre cas est plus délicat car les personnes atteintes d'anorexie mentale peuvent parfaitement raisonner et identifier les dangers. Leur logique n'a pas l'air diminuée, mais différente.
On se retrouve dans le cas d'une culpabilité totale : on blesse la personne en la contraignant à un mode de vie qu'elle ne reconnaît pas comme normal, mais on la blesse aussi en l'aidant à retrouver un état dans lequel sa vie est possiblement en danger.
Alors, quelle est notre place dans ces affections mentales ? C'est une question que je me pose davantage de jour en jour, et si les chiffres de ce genre de pathologies augmentent encore, on risque de commencer à tous se la poser.
Pour l'instant, je suis porté à penser qu'il est possible d'arriver à des justes milieux. Comme je crois fermement à l'ouverture d'esprit comme une qualité hautement importante, loin de me dire qu'il faudrait tout laisser passer, je me dis que ces personnes atteintes de pathologies de la perception peuvent elles aussi "ouvrir" leurs perceptions, et acquérir une meilleure ouverture d'esprit dans la recherche d'alternative, tout en restant proches de leur idéologie et de leur naturel comportemental. A l'heure actuelle, cela me semble la pensée la plus juste et la plus proche de l'humain. Mais peut-être avez-vous des informations intéressantes à apporter, ainsi que des opinions différentes. En tout cas, même si je ne peux pas constater l'efficacité d'un tel raisonnement, divers retours au sujet de la psychiatrie et des autres domaines de la psyché semblent indiquer que ce genre de troubles sont systématiquement perçus comme des maladies et des anormalités, ce qui est peut-être également le vif du problème...
En espérant que tout ceci s'accorde avec la charte, merci de votre lecture.
Algèbre √