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L'homme dans la nature, la nature dans l'homme

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Silentio
agur
Janus
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Zingaro
9 participants

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Bonjour,

Je cherche à développer une réflexion autour de la notion de nature, la place que l'homme y occupe et réciproquement. Les axes a priori seront historiques, anthropologiques et géographiques.

Au départ de cette réflexion se trouve la dichotomie qu'on présente comme une évidence, où la nature paraît strictement opposée à l'homme. Elle est rapidement dépassée. Et après ? Reste l'être humain, cet animal à part : langage, technique, mythe, politique, bref : culture. C'est également le seul être vivant, à ce que l'on sache, qui s'interroge sur sa place dans le monde et même se fait une conception du monde.

Sur le plan historique, voilà où j'en suis :

- Chez les Grecs, avec Homère et Hésiode, les hommes issus de l'âge d'or sont devenus des "mangeurs de pain", qui ne consomment pas leurs semblables ni ne pratiquent l'inceste, qui cultivent les champs et cuisent leur nourriture, qui sacrifient aux dieux, ont une mémoire et règlent leur vie selon des principes ; à cet égard, l'homme grec se trouve dans l'ordre du monde en quelque sorte coincé entre deux étages, bestial et divin. La principale faute qu'il puisse commettre serait de méconnaître cette place, la démesure par exemple (se prendre pour un dieu). Puis, si cette généralité n'a aucun sens, il conçoit le monde, la nature ou disons la "réalité" comme une apparence trompeuse au fond de laquelle se trouve la vérité des choses, enfouie, cachée (comme chez Pandore, divinement belle au dehors mais essentiellement mauvaise en dedans). Voilà un tableau à grands traits.

La question qui me vient : peut-on parler de "nature" en général chez les Grecs ? Ne risque-t-on pas d'appliquer un schéma contemporain à une époque qui l'ignore, n'ayant rien qui puisse même de loin s'y rapporter ? A ce titre il me semble que cette notion de nature implique en elle-même une formidable mise à distance de tous les éléments du monde, en sorte que nous puissions concevoir tout d'un coup : la nature - ceci pourrait s'expliquer par l'omniprésence de la technique ? -. Or peut-être les Grecs ne conçoivent-ils pas les choses ainsi, en bloc. (Et pourtant chez les latins on trouve des traités sur la "nature" des choses. En ce sens la nature est ce qui s'oppose à l'apparence, on est donc assez loin de la nature comme environnement de l'homme. Comment le sens de cette notion a-t-il glissé ; est-ce même seulement à cela qu'il faut la rapporter ?)

- Dans la Genèse, l'homme se caractérise également par le fait qu'il travaille la terre et mange du pain (après la chute), il ne pratique pas non plus l'inceste et, chose intéressante, il domine sur l'animal. C'est en effet à Adam qu'il revient de nommer les animaux chacun selon son espèce - ce qui n'est pas rien dans une mythologie où la Parole est créatrice - puis il est explicitement dit aux hommes qu'ils régneront sur les animaux. D'ailleurs Dieu commande à Noé de sauver du déluge au moins un couple de chaque espèce. L'homme à la fois commande et est responsable de l'animal.

Ainsi, comme chez les Grecs, l'homme se trouve en quelque sorte coincé entre le bestial et le divin, à la différence toutefois qu'il commande aux animaux par décret divin et que le divin lui-même n'est pas de ce monde. Cette différence me semble importante. En effet les seuls points où le divin fait irruption ici-bas, d'abord sont temporels et non spatiaux, mais surtout se réduisent aux révélations faites aux prophètes et à l'incarnation : Jésus (pour les chrétiens). Pour le reste, la vérité est ailleurs et l'homme, seul en ce monde. Autre chose intéressante : l'homme est coupable de sa déchéance. Chez les Grecs, les hommes sont bien déchus mais non coupables : ce sont les dieux qui le provoquent, notamment la dispute entre Zeus et Prométhée. Par ailleurs, et cela me semble aller ensemble, l'homme dans la religion judéo-chrétienne est libre dans ses choix (sans cette liberté il n'y aura pas culpabilité). Je ne sais toutefois pas comment rapporter ce dernier point en particulier à mon problème, ni même si ça a vraiment un rapport (j'en vois peut-être un lointain dans la culpabilisation de l'être humain pour la destruction d'une nature idéalisée, mais ça s'arrête là).

- Pour l'époque médiévale, je ne dispose d'aucune référence et accueillerait chaudement toute suggestion.

- Puis nous voilà chez les modernes. Je suis perplexe : quelques auteurs ont bien analysé les conceptions qu'on se faisait en philosophie de la nature (par opposition à l'homme, principalement, un homme qui se caractérise par l'usage de la raison, la liberté et l'histoire, contrairement à une nature immobile, répétitive...) mais je ne sais pas concrètement comment les individus, sans aller chercher chez les philosophes, considèrent le monde et s'il leur arrive de penser à "la nature". De là où je viens par exemple, on trouve encore des vieux pour nous parler du temps où la neige bloquait les chemins parfois plusieurs mois et où on avait peur du loup ! Les idées des philosophes me semblent complètement décalées par rapport à cette réalité-là : ces paysans étaient loin de dominer le monde, ils subissent les éléments de plein fouet, travaillent une terre qu'ils chérissent plus que tout et s'en remettent à Dieu quant au salut. Aujourd'hui, bien sûr, ça a changé. Mais donc comment faire la part des choses ?


Je remets les axes anthropologique et géographique à plus tard, c'est déjà conséquent et il y a probablement déjà de nombreuses remarques à faire.

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Zingaro a écrit:
Chez les Grecs, les hommes sont bien déchus mais non coupables : ce sont les dieux qui le provoquent, notamment la dispute entre Zeus et Prométhée.


Peut-on parler de déchéance chez les Grecs ? Le feu apporté par Prométhée permet à l’homme de se rapprocher des dieux au contraire et notamment de croire en eux et de leur vouer un culte. C’est également courir le risque de ne pas rester à sa place en ne respectant pas le « connais-toi toi-même », mais la déchéance n’est pas une donnée de départ. Peut-être l’épisode de Pandore ?

Zingaro a écrit:

- Pour l'époque médiévale, je ne dispose d'aucune référence et accueillerait chaudement toute suggestion.

- Puis nous voilà chez les modernes. Je suis perplexe : quelques auteurs ont bien analysé les conceptions qu'on se faisait en philosophie de la nature (par opposition à l'homme, principalement, un homme qui se caractérise par l'usage de la raison, la liberté et l'histoire, contrairement à une nature immobile, répétitive...) mais je ne sais pas concrètement comment les individus, sans aller chercher chez les philosophes, considèrent le monde et s'il leur arrive de penser à "la nature". De là où je viens par exemple, on trouve encore des vieux pour nous parler du temps où la neige bloquait les chemins parfois plusieurs mois et où on avait peur du loup ! Les idées des philosophes me semblent complètement décalées par rapport à cette réalité-là : ces paysans étaient loin de dominer le monde, ils subissent les éléments de plein fouet, travaille une terre qu'ils chérissent plus que tout et s'en remettent à Dieu quant au salut. Aujourd'hui, bien sûr, ça a changé. Mais donc comment faire la part des choses ?


Concernant l’époque médiévale, j’ai le souvenir que Némésius d’Emèse (Ve siècle) avait été brièvement évoqué lors d’un cours sur la nature humaine. D'après ce cours, son traité De la nature de l'homme faisait référence pendant le moyen âge chrétien. Je ne l’ai pas lu, je ne peux donc vous dire ce qu’il peut apporter à votre réflexion.

Concernant les modernes, les notes du Dr Itard sur Victor de l'Aveyron peuvent vous intéresser ainsi que Ancient Society (la version française ne semble pas disponible) de Lewis Morgan avec son idée du passage des sociétés du stade sauvage au stade barbare puis à la civilisation. Ces deux références sont plutôt de nature anthropologique, mais sont peut-être intéressantes pour regarder ce qu’il se passe au XIXe siècle concernant ces questions. La naissance de l’anthropologie elle-même est peut-être un facteur intéressant à considérer d’un point de vue historique.

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Déchéance n'est peut-être pas le bon mot ? J'avais en effet l'épisode de Pandore en tête, au cours duquel les hommes perdent la jeunesse éternelle et se voient offerts tous les maux, etc. Cela dit, il est peut-être arbitraire de privilégier ce mythe à d'autres ; je suis loin de les connaître tous...

J'ai jeté un coup d’œil rapide à De la nature de l'homme. Il semble qu'on se situe encore dans le sens "vérité", être vrai. Par ailleurs Pascal dans une pensée que je citais il y a peu sur ce forum parle de l'"ample sein de la nature" : nous voilà plus près du sens contemporain. Je me demande quand ce sens s'est affirmé dans l'histoire, et les autres termes qui éventuellement ont pu désigner "la nature" dans ce sens-là ? Et également ce qui lie la nature comme être vrai, et la nature comme environnement, pour que ce soit un seul mot.

Comment la naissance de l'anthropologie se rapporte à mon sujet ; avez-vous quelque chose de plus précis en tête ?

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Zingaro a écrit:
Déchéance n'est peut-être pas le bon mot ? J'avais en effet l'épisode de Pandore en tête, au cours duquel les hommes perdent la jeunesse éternelle et se voient offerts tous les maux etc. Cela dit, il est peut-être arbitraire de privilégier ce mythe à d'autres ; je suis loin de les connaître tous...


Avec l’explication, ça ne me choque pas. J’hésiterais cependant à l’utiliser de peur de l’amalgame avec le thème de la Chute dans le christianisme.

Zingaro a écrit:
J'ai jeté un coup d’œil rapide à De la nature de l'homme. Il semble qu'on se situe encore dans le sens "vérité", être vrai. Par ailleurs Pascal dans une pensée que je citais il y a peu sur ce forum parle de l'"ample sein de la nature" : nous voilà plus près du sens contemporain. Je me demande quand ce sens s'est affirmé dans l'histoire, et les autres termes qui éventuellement ont pu désigner "la nature" dans ce sens-là ? Et également ce qui lie la nature comme être vrai, et la nature comme environnement, pour que ce soit un seul mot.


Effectivement, ce peut être intéressant. Par contre, je ne sais pas où il est possible de trouver ça.

Zingaro a écrit:
Comment la naissance de l'anthropologie se rapporte à mon sujet ; avez-vous quelque chose de plus précis en tête ?


Une étude comparée de quelques œuvres d’anthropologie permettrait peut-être de se faire une idée de l’évolution de notre perception de l’homme dans la nature et de la nature dans l’homme. Par exemple, de Morgan à Lévi-Strauss, nous pouvons remarquer des différences importantes : en passant de la vision d’une progression des hommes passant de l’état sauvage à l’état barbare puis civilisé chez Morgan au « le barbare, c’est d’abord celui qui croit à la barbarie. » Chez Lévi-Strauss, notre vision de la place de l’homme dans la nature change. Chez Morgan, l’homme semble s’extirper progressivement de la nature pour aller vers la culture alors que chez Lévi-Strauss, la culture côtoie toujours la nature.

Autre exemple, si l’on compare l’expérience de Frédéric II de Prusse au XIIIe siècle et les constatations du Dr Itard sur Victor de l’Aveyron au XIXe siècle, on trouve deux idées opposées de cette dichotomie homme / nature. Frédéric II, en proposant une expérience « d’isolement culturel » d’enfants afin de découvrir quelle est la « langue naturelle de l’homme », pose probablement la culture comme inscrite dans la nature (ce que dément le résultat de son expérience) alors que le Dr Itard pose la culture comme une potentialité toujours présente en l’homme, mais qui doit être réalisée (ce que montre son travail avec Victor). Certes, ce second exemple sort de l’anthropologie, mais si cette dernière n’apparaît qu’à partir du XIXe siècle, de nombreux récits antérieurs peuvent être pris comme source de réflexion à son sujet.

J’ai un peu lu Lévi-Strauss, mais pas du tout Morgan. De même, si j’ai lu le Dr Itard, je ne connais l’histoire de l’expérience de Frédéric II que de seconde main (tierce même, car je n’ai pas lu Salimbene de Adam qui relate l’épisode). Je ne saurais donc vous donner une analyse précise de ces deux pistes ou même vous assurer que cette analyse serait féconde, mais c’est une piste qui peut être intéressante à creuser pour le volet historique de votre recherche.

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En parlant de Victor de l'Aveyron en particulier, et de ce qu'on appelle les "enfants sauvages" en général, et bien qu'ils aient le mérite de stimuler la réflexion, il faudrait s'en méfier : ce ne sont pas des faits (bien qu'on ait tendance à les faire passer pour tels), mais bien plutôt des mythes (comme le célèbre livre de Margaret Mead) utilisés, la plupart du temps, pour légitimer le culturalisme comme idéologie. En effet, il s'avère que les cas d'enfants dits "sauvages" (c'est-à-dire ayant été élevés par des animaux lorsqu'ils n'auraient pas grandi à la marge de la société) seraient, au choix : autistes, handicapés, battus et abandonnés par leurs parents, la conséquence d'un isolement prolongé aux premières phases de la croissance, quand ce ne sont pas des escroqueries pures et simples, etc.
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