Je viens de lire
Archéologie de la violence, la guerre dans les sociétés primitives, de Pierre Clastres, publié en 1977, c’est-à-dire 3 ans après
La Société contre l’État. Dans ce petit texte, l’analyse de Clastres porte sur la place de la guerre dans la société primitive. Il est vrai qu’entre les premières descriptions de ces sociétés mentionnant la guerre comme étant un état de fait et la quasi-absence de cette dimension dans les recherches ethnologiques plus récentes (selon Clastres au moment de la publication de ce texte), il semble y avoir place pour une étude méthodique du phénomène.
Clastres commence par réfuter trois propositions avancées pour expliquer ces phénomènes de violence organisée :
- Un discours naturaliste (Leroi-Gourhan) qui présente la guerre comme étant une manifestation de l’agressivité naturelle de l’homme, agressivité qui se retrouve de la même façon dans la chasse. Le comportement prédateur de l’homme lui permet de subvenir à ses besoins et la guerre est la manifestation d’un débordement de ce comportement. Cette analyse ne tient pas selon Clastres pour deux raisons : elle évacue la dimension sociale de la guerre ; elle ne prend pas en compte une différence radicale entre la chasse et la guerre, l’agressivité ;
- Un discours économistes (anthropologie économique et marxisme) qui postule que la rareté des ressources disponibles pour les hommes primitifs les pousse à se faire la guerre entre clans pour leur accaparation. Cette analyse ne tient pas non plus, car les recherches plus récentes montrent que les sociétés primitives sont plutôt dans une économie d’abondance que de pénurie (Sahlins) ;
- Un discours échangiste (Lévi-Strauss), qui situe bien la guerre dans le champ des relations sociales, mais qui la situe sur le même plan que les échanges. La société serait prioritairement échangiste et, lorsque les échanges se passent mal, elle peut basculer dans la guerre. Cette analyse est également démentie par Clastres, car elle ne tient pas compte des données ethnographiques qui montrent la quasi-universalité du phénomène guerrier dans les sociétés primitives.
En fait, Clastres renverse l’ordre de cette dernière analyse : ce n’est pas la guerre qui découle d’un échange impossible, c’est la guerre qui est première et l’échange qui est nécessaire dans certains cas seulement, pour lier des alliances, pour faire la guerre. Comme analysée dans
La Société contre l’État, pour Clastres, la société primitive est une société sans État par refus de l’État. Elle est un Nous qui refuse l’Un. Ce Nous doit nécessairement se confronter à un Autre pour exister en tant que Nous. Attention, Clastres précise bien qu’il n’est pas question ici de psychologie, mais bien d’une logique sociologique : Le Nous est là pour éviter toute aliénation d’une partie de la population par une autre ; pour se penser comme tel, le Nous doit être mis en opposition avec un Autre. C’est par le morcellement en petits clans en opposition les uns avec les autres que ces Nous peuvent être maintenus et la base de cette opposition, c’est la guerre. Pas nécessairement une guerre ouverte perpétuelle, mais un état de guerre ponctué de luttes. C’est dans le cadre de ces luttes que des alliances sont nécessaires pour éviter l’éradication de tel ou tel groupe à un moment donné. C’est dans le cadre de ces alliances que les échanges prennent place, ces derniers sont donc secondaires au phénomène de guerre.
Pour Clastres, Hobbes avait raison de voir la guerre comme condition première des hommes, mais tord de voir ces hommes comme n’ayant pas encore fondé la société. Ces hommes engagés dans une guerre de tous contre tous sont bien des hommes en société, une société pour la guerre. De plus, cette guerre de tous contre tous ne peut s’engager à outrance, car le vaincu se retrouverait alors soumis au vainqueur, situation que veut justement éviter la société primitive. À l’inverse, Lévi-Strauss avait raison de mettre en avant l’échange comme fait sociologique, mais tors d’en faire l’élément fondateur de la société. Si l’échange, notamment l’échange des femmes, est ce qui permet à l’homme de poser sa différence par rapport aux animaux, cet échange est violent en premier lieu, et pacifique seulement par nécessité. Le Nous de la société primitive nécessite une vie en autarcie : l’échange est également un ennemi du Nous car il fédère les hommes qui ne pourraient plus se considérer comme des Nous en face d’Autres si l’échange va trop loin. L’échange généralisé est aussi néfaste que la guerre à outrance.
Pierre Clastres - Archéologie de la violence – p54 a écrit: Résumons. Le discours échangiste sur la société primitive, à vouloir la rabattre intégralement sur l’échange, se trompe sur deux points distincts mais logiquement liés. Il ignore tout d’abord – ou refuse de reconnaître – que les sociétés primitives, loin de rechercher toujours à étendre le champ de l’échange, tendent au contraire à en réduire constamment la portée. Il méconnaît par suite l’importance réelle de la violence, car la priorité et l’exclusivité accordées à l’échange conduisent en fait à abolir la guerre. Se tromper sur la guerre, disons-nous, c’est se tromper sur la société. Croyant que l’être social primitif est être-pour-l’échange, Lévi-Strauss est conduit à dire que la société primitive est société-contre-la-guerre ; la guerre est l’échange manqué. Son discours est très cohérent, mais il est faux. La contradiction n’est pas interne à ce discours, c’est le discours qui est contraire à la réalité sociologique, ethnographiquement lisible, de la société primitive. Ce n’est pas l’échange qui est premier, c’est la guerre, inscrite dans le mode de fonctionnement de la société primitive. La guerre implique l’alliance, l’alliance entraîne l’échange (entendu non comme différence de l’homme et de l’animal, comme passage de la nature à la culture mais, bien sûr, comme déploiement de la socialité de la société primitive, comme libre jeu de son être politique). C’est au travers de la guerre que l’on peut comprendre l’échange, et non l’inverse. La guerre n’est pas un raté accidentel de l’échange, c’est l’échange qui est un effet tactique de la guerre.
La guerre est donc le moyen d’une fin qui est le morcellement et l’échange est lui-même le moyen d’une fin qui est la guerre.
Pierre Clastres - Archéologie de la violence – p64 a écrit: Qu’est-ce que la société primitive ? C’est une multiplicité de communautés indivisées qui obéissent toutes à une même logique du centrifuge. Quelle institution à la fois exprime et garantit la permanence de cette logique ? C’est la guerre, comme vérité des relations entre les communautés, comme principal moyen sociologique de promouvoir la force centrifuge de dispersion contre la force centripète d’unification. La machine de guerre, c’est le moteur de la machine sociale, l’être social primitif repose entièrement sur la guerre, la société primitive ne peut subsister sans la guerre. Plus il y a de la guerre, moins il y a de l’unification, et le meilleur ennemi de l’État, c’est la guerre. La société primitive est société contre l’État en tant qu’elle est société-pour-la-guerre.
Mais de là, nous pouvons supposer que la fin de ce morcellement entraîne la fin de la société primitive (ce que propose Clastres). C’est le cas, par exemple, des Tupi-Guarani d’Amérique du Sud, qui pouvaient être regroupés en villages de plusieurs milliers d’habitants au moment de la découverte du Nouveau Monde. Peut-on penser que c’est un dérèglement quelconque de ces guerres incessantes qui finirait par entraîner la domination d’un groupe sur les autres puis la naissance de l’État ? Clastres est beaucoup plus prudent que cela dans ces deux textes et ne va pas jusqu’à proposer une genèse de l’État. Il avance tout juste l’hypothèse que le discours des prophètes pourrait être à l’origine d’une certaine prise de pouvoir. Peut-être traite-t-il de ce sujet dans
Recherche d’anthropologie politique, que je n’ai pas encore lu (publication posthume de plusieurs de ses textes).