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L'individu contre l'État.

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descriptionL'individu contre l'État. - Page 6 EmptyRe: L'individu contre l'État.

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kercoz a écrit:
Avant d'arrêter cet échange stérile, j'aimerai préciser que la "moindre rigidité comportementale entre individus" ne me cause aucun problème. J'ai simplement tenté de faire passer mon hypothèse que c'était là l'origine de nos déviances. Cette moindre rigidité peut induire des comportements différents qui, s'ils sont adoptés par le groupe, peuvent induire des cultures différentes à condition de ne pas être éliminés par la sélection.
J'ai tenté de surligner le fait que cette "moindre rigidité" était spécifique à l'espèce humaine, et que le fait qu'elle induisait des altérités culturelles, il se pouvait qu'elle soit apparue pour se substituer à l'altérité spécifique ( existence d'espèces voisines pouvant s'hybrider).
J’ai envie de demander : tout ça pour ça ?

Mais permettez tout de même que je reprenne quelques-unes de vos phrases :
Kercoz a écrit:
Nous sommes, comme toutes les espèces sociales, formatés par et (donc) pour une structure de groupes morcelés restreints et fractals. Puisque les interactions s'appuient sur l'affect. S'éloigner de ce modèle ne peut que traumatiser l'individu et déstabiliser son système sociétal.
Kercoz a écrit:
Le système d'organisation sociétale de l'espèce humaine ne peut se prévaloir d'une qualité équivalente ou supérieure au système "naturel" complexe.
Kercoz a écrit:
La démocratie n'a plus le dos assez large pour cacher les dérives du rationalisme et son incapacité à des rétroactions correctives efficaces.
Kercoz a écrit:
Prétendre s'en écarter par une démarche constructiviste (au sens sociologique du terme) me semble faire preuve d'arrogance. Il est possible que les dynamiques étatiques-civilisationnelles soient condamnées à s'effondrer pour ces raisons structurelles.
Kercoz a écrit:
énoncé incohérent et supprimé (Euterpe)
Kercoz a écrit:
Pour la créativité, elle est réelle et même la source de la dérive sociétale (si tant est qu'on veuille présenter cette dynamique civilisationnelle comme un processus pervers) : la créativité d'une espèce résulte du caractère "Néoténique" propre aux espèces sociales "Nidipares" (Voir K. Lorenz, L'Agression). Il semble que ce caractère subisse actuellement un dérapage incontrôlé.
Kercoz a écrit:
Cette temporalité énorme ne peut que nous interroger sur notre arrogance à accepter des modifications rapides de comportement.
Kercoz a écrit:
La sortie du modèle structurel considéré comme optimisé débute au néolithique par une structure "parasite" qui se nourrit de la structure initiale (tout en l'améliorant). On peut supposer que le support de cette structure qui va se centraliser, est l'échange puis le commerce.
De fait, il m’a semblé que vous aviez une position critique, en relation avec le sujet initial, qui dépasse largement le dernier message que vous venez de poster. Il m’a semblé que ces « naturels » contre « inventés » et autre « traumatismes » ou « effondrements » avaient une autre portée pour vous.

Libre à vous de ne pas poursuivre cette discussion, c’est votre droit le plus strict. Mais si vous souhaitez exercer ce droit, il faut être cohérent et ne pas replacer ce sujet dans une autre discussion sur le forum (ici par exemple : La compréhension augmente le bien-être).

descriptionL'individu contre l'État. - Page 6 EmptyRe: L'individu contre l'État.

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Franz Oppenheimer dans L'État, ses origines, son évolution et son avenir (1907) - essai présent dans un ouvrage paru récemment aux Belles Lettres sous le titre Moyens économiques contre moyens politiques - apporte une définition sociologique de l’État :

Franz Oppenheimer, p.1-6 a écrit:
L'étude que contiennent ces pages est un essai exclusivement sociologique sur la nature de l’État considéré du double point de vue de l'histoire philosophique et de la théorie économique : le côté juridique reste en dehors de notre sujet. Nous suivrons l’État, en tant que phénomène socio-psychologique, au cours de son évolution depuis ses origines jusqu'à ses formes constitutionnelles contemporaines et nous essayerons d'établir sur ces bases une prognose raisonnée de son développement ultérieur. Nous nous attacherons à l'essence même de notre sujet, nous inquiétant peu des formes légales extérieures dans lesquelles se poursuit la vie internationale et intra-nationale. Notre but, en un mot, est d'apporter une contribution à la philosophie de l’État et nous ne toucherons au droit politique qu'en tant que ce droit, dans sa forme universelle et commune à toutes les sociétés, peut être considéré comme problème. Toutes les maximes de droit politique se trouvent donc écartées d'avance de notre examen. De même un simple coup d’œil jeté sur les diverses définitions de l’État suffit à nous convaincre qu'il serait vain d'en attendre une élucidation quelconque quant à la nature de l’État, ses origines et ses fins. Nous y trouvons en effet représentées toutes les nuances jusqu'aux extrêmes les plus violents. Lorsque Rousseau fait naître l’État d'un Contrat social et que Garey le fait résulter d'une association de brigands ; lorsque Platon et les Marxistes lui octroient l'omnipotence, reconnaissant en lui l'autocrate absolu ordonnant toutes les relations politiques, économiques et même sexuelles (Platon) des citoyens, pendant que le libéralisme le confine à l'impuissance d’État-Gardien de la paix et que l'anarchisme réclame sa suppression définitive, c'est en vain que l'on essaiera, entre tous ces dogmes contradictoires, d'arriver à une conception satisfaisante de cet État tant discuté. Ces irréconciliables divergences dans les différentes définitions de l’État proviennent de ce qu'aucune d'elles n'a été conçue du point de vue sociologique. [...] Qu'est-ce donc que l’État au sens sociologique? L’État est,entièrement quant à son origine, et presque entièrement quant à sa nature pendant les premiers stages de son existence, une organisation sociale imposée par un groupe vainqueur à un groupe vaincu, organisation dont l'unique but est de réglementer la domination du premier sur le second en défendant son autorité contre les révoltes intérieures et les attaques extérieures. Et cette domination n'a jamais eu d'autre but que l'exploitation économique du vaincu par le vainqueur. Aucun État primitif dans toute l'histoire universelle n'a eu une origine autre. Là où une tradition digne de foi informe différemment il s'est toujours agi de la fusion de deux États primitifs déjà entièrement développés s'unissant en un ensemble d'organisation plus complexe ; ou encore nous nous trouvons en présence d'une variante humaine de la fable des moutons prenant l'ours pour roi afin qu'il les défende contre les loups. Mais même dans ce cas la forme et la substance de l’État sont exactement les mêmes que dans « l’État-Loup » pur et simple.

Voici les six étapes que (d'après lui) l’État dit "primitif" doit traverser, en précisant bien qu'il s'agit d'un modèle théorique :

F. Oppenheimer, p.38-58 a écrit:
On peut distinguer six périodes distinctes dans le développement de l’État né de la subjugation d'un peuple de laboureurs par une tribu pastorale ou par des nomades maritimes. En les décrivant nous ne prétendons pas avancer que dans chaque cas particulier le développement historique ait dû en parcourir l'échelle entière, degré par degré. Sans doute rien de ce que nous exposons ici n'est pure construction théorique, l'histoire et l'ethnologie nous fournissent de nombreux exemples pour chacune des périodes : mais s'il y a des États qui semblent les avoir traversées toutes, le plus grand nombre a sauté un ou plusieurs degrés. Durant la première période c'est le rapt, le meurtre, c'est la guerre de frontière. Incessamment le combat fait rage, un combat qui ne connaît ni paix ni trêve. Hommes massacrés, femmes et enfants enlevés, troupeaux dérobés, fermes incendiées. Les agresseurs sont-ils repoussés ils reviennent à la charge plus nombreux que jamais, animés du désir de vengeance. Parfois la communauté des paysans fait un effort violent, rassemble sa milice, réussit peut-être une fois à forcer au combat l'ennemi généralement insaisissable et à lui ôter pour quelque temps l'envie de revenir. Mais la mobilisation est par trop lente, l'approvisionnement dans le désert trop difficile pour les troupes paysannes qui ne transportent pas avec eux, comme le fait l'ennemi, leur réserve de nourriture, les troupeaux. Nous avons pu voir, lors de l'expédition contre les Herreros dans l'Afrique du Sud-Ouest, tout ce qu'a eu à supporter une force supérieure bien disciplinée, ayant derrière elle des bataillons du train, des chemins de fer et les millions de l'empire allemand, avant de parvenir à se rendre maître d'une poignée de pasteurs guerriers. Puis enfin l'esprit de clocher est très fort et au pays les champs restent en friche. C'est pourquoi en pareil cas la troupe peu nombreuse mais homogène et aux mouvements rapides l'emporte presque toujours sur la plus grande masse sans unité. Telle est la première période de la formation de l’État. Elle peut se prolonger pendant des centaines, des milliers d'années même [...]

Peu à peu, de cette première période se développe la seconde, notamment lorsque le paysan assagi par mille défaites s'est résigné à son sort et a renoncé à la lutte. Alors les nomades les plus sauvages commencent à se rendre compte qu'un laboureur assommé ne peut plus labourer, qu'un arbre abattu ne peut plus porter de fruits. Dans son propre intérêt il laisse vivre l'homme, il épargne l'arbre quand il le peut. L'expédition nomade fait encore irruption dans le pays, armée jusqu'aux dents, mais son but n'est plus la guerre proprement dite, le rapt et la violence. Elle n'incendie et ne massacre qu'autant qu'il est nécessaire pour maintenir un respect salutaire chez les vaincus ou pour briser des résistances isolées. En général, en principe, d'après un droit consacré par l'usage — le commencement de tout droit d’État — le pasteur ne prend plus au paysan que son superflu ; il lui laisse sa maison, ses instruments de travail et de quoi subsister jusqu'à la prochaine récolte. Le pasteur, durant la première période, peut être comparé à l'ours détruisant une ruche pour en dérober le miel ; dans la seconde c'est l'apiculteur laissant aux abeilles assez de miel pour leur permettre de subsister pendant l'hiver. Entre la première et la seconde période il s'est fait un énorme pas en avant, un énorme progrès au point de vue économique comme au point de vue politique ! A l'origine l'industrie de la tribu pastorale est toute d'appropriation : impitoyablement la jouissance présente détruit la source de richesses de l'avenir. Maintenant cette industrie est devenue « économique », car agir économiquement, c'est administrer sagement son bien, c'est restreindre la jouissance présente pour assurer celle de l'avenir. Le pasteur a appris à « capitaliser ». [...]

Bientôt surgit un nouveau facteur qui noue plus étroitement encore ces relations ébauchées. Le désert renferme outre l'ours transformé en apiculteur de nombreux « Bruins » également friands de miel. Nos pasteurs leur barrent la piste et défendent leur ruche. Dès qu'un danger les menace les paysans appellent maintenant les pasteurs à leur secours : déjà ils leur apparaissent, non plus comme pillards et meurtriers mais comme protecteurs, comme sauveurs. Que l'on se représente la joie du paysan lorsque la troupe de vengeurs ramène au village en même temps que les femmes ou les enfants enlevés, les têtes fraîchement coupées ou les scalps des ennemis. Ce ne sont plus de simples fils qui se nouent ici c'est un lien d'une force, d'une résistance incroyable. Là se montre l'essence de la force d'intégration qui, à la longue, de deux groupes ethnologiquement étrangers, souvent même de langage et de races différentes, fera un peuple possédant une langue, une religion, un sentiment national. Peines et besoins, victoire et défaite, chants de triomphe et plaintes funéraires, tout est désormais commun. Un immense territoire neuf s'est ouvert où maîtres et sujets ont les mêmes intérêts : cela suffit à engendrer un courant de sympathie, presque de solidarité. De plus en plus chaque partie pressent et reconnaît en l'autre un être humain. La similarité des dispositions est ressentie là où auparavant la disparité des dehors, de la mise, des langues et des religions excitait la haine et la répulsion. On commence à se comprendre,d'abord au sens absolu du langage et puis très vite aussi moralement, et le réseau des rapports intimes va se resserrant toujours davantage. Cette deuxième période de la fondation de l’État en contient dans l'ébauche tous les éléments caractéristiques. Aucun progrès ultérieur ne peut se comparer en importance à celui qui de l'ours a fait l'apiculteur. [...] Dans la troisième période la population paysanne apporte elle-même au camp des pasteurs son « superflu » devenu « tribut ». Cette innovation présente pour les deux parties des avantages considérables : avantage pour les paysans comme les petites irrégularités attachées à la forme précédente des levées d'impôts, hommes assommés, femmes violées, fermes incendiées, etc., cessent maintenant entièrement ; avantage aussi pour les pasteurs parce qu'ils n'ont plus dorénavant dans cette affaire, pour employer les termes commerciaux, ni frais divers ni perte de temps et qu'ils peuvent consacrer leur temps et leur énergie disponibles à l'extension de l'exploitation, autrement dit à la subjugation d'autres peuplades paysannes. [...]

La quatrième période représente elle aussi un pas en avant important, car elle amène la condition essentielle de la constitution de l’État dans la forme extérieure qui nous est familière : la réunion effective, des deux groupes ethniques sur un unique territoire. (On sait qu'aucune définition juridique de l’État n'est possible sans l'idée du territoire de l’État.) Dès lors les relations des deux groupes, jusque-là internationales, prennent de plus en plus un caractère intranational. Cette réunion matérielle peut être amenée par des circonstances extérieures : soit que des hordes plus puissantes aient refoulé nos pasteurs plus avant ; soit que l'accroissement de la population ait dépassé la puissance productive des pâturages de la steppe ; parfois aussi une grande mortalité des bestiaux contraint les pasteurs à échanger la vaste steppe contre l'espace relativement restreint de la vallée. Mais en général les raisons intérieures sont suffisamment puissantes pour engager les pasteurs à se rapprocher en permanence des paysans. Le devoir de protection contre les « ours » les obligent à maintenir tout au moins une troupe de jeunes guerriers dans le voisinage de leur « ruche », ce qui constitue en même temps une excellente mesure de précaution afin de réprimer toute velléité de révolte des « abeilles » et aussi toute fantaisie les poussant à se mettre sous la protection d'un autre « ours-apiculteur », un cas qui se produit assez fréquemment. C'est de cette manière que, d'après la tradition, les fils de Rurik ont pénétré en Russie. [...] Mais l'histoire nous fournit le meilleur tableau de la quatrième période dans l'organisation de l'Ancien Mexique avant l'occupation espagnole: « La confédération de peuples à la tête desquels étaient les Mexicains avait des idées un peu plus avancées en fait de conquête : elle ne détruisit que les tribus qui opposèrent de la résistance. Le reste fut seulement dépouillé et soumis ensuite au tribut. La race vaincue continua à être gouvernée par ses chefs comme par le passé. Aucune intention de fonder un royaume unifié comme au Pérou ne distingue cette première attaque : rien que l'intimidation et le pillage. Le soi-disant royaume du Mexique n'était en somme à l'époque de la conquête espagnole qu'un amas de peuplades indiennes terrorisées, vivant dans un isolement farouche et maintenues par la crainte des attaques de la bande de brigands vivant au milieu d'eux dans un repaire imprenable. » [...]

Mais la logique des choses mène rapidement de cette quatrième période à la cinquième qui est presque l’État parfait. Entre les villages, les cantons, des querelles s'élèvent et tournent en luttes que ne peut tolérer le groupe conquérant comme elles mettent en danger la capacité prestative du paysan : il s'interpose, intervient comme arbitre et au besoin enforce son jugement. Finalement les « maîtres » ont à la « cour » de chaque roitelet, de chaque chef de district, un représentant fonctionnaire qui exerce le pouvoir pendant que l'ancien chef en garde seulement les apparences. L’État des Incas est l'exemple le plus typique de cette organisation dans des conditions primitives. [...]

La nécessité de maintenir les asservis dans leur entière capacité productive conduit pas à pas de la cinquième à la sixième et dernière période, c'est-à-dire à la formation de l’État dans toute la signification que nous donnons au terme, à l'entière intranationalité, au développement de la nationalité. De plus en plus les maîtres sont forcés d'intervenir, de concilier, de sévir, de contraindre. L'habitude du commandement et les coutumes de l'autorité se développent. Les deux groupes, séparés à l'origine puis réunis sur un même territoire, vivant l'un près de l'autre seulement d'abord, puis confondus artificiellement en un « mélange » mécanique, deviennent insensiblement une véritable « combinaison » chimique. Ils se pénètrent, se dissolvent, se fondent en une homogénéité d'usages, de mœurs et de religion, et déjà les liens de consanguinité commencent à relier les couches inférieures aux couches supérieures. [...] L’État primitif est prêt désormais, dans sa forme comme dans sa substance.

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La contrainte extérieure est une possibilité évoquée par Clastres, mais elle ne peut suffire selon lui :
Pierre Clastres - La Société contre l'État a écrit:
Pour qu’en une société donnée le régime de la production se transforme dans le sens d’une plus grande intensité de travail en vue d’une production de biens accrue, il faut ou bien que les hommes de cette société désirent cette transformation de leur genre de vie traditionnel, ou bien que, ne la désirant pas, ils s’y voient contraints par une violence extérieure. Dans le second cas, rien n’advient de la société elle-même, qui subit l’agression d’une force externe au bénéfice de qui va se modifier le régime de production : travailler et produire plus pour satisfaire les besoins des maîtres nouveaux du pouvoir. L’oppression politique détermine, appelle, permet l’exploitation. Mais l’évocation d’un tel « scénario » ne sert à rien, puisqu’elle pose une origine extérieure, contingente, immédiate, de la violence étatique, et non point la lente réalisation des conditions internes, socio-économiques, de son apparition.


Il faut bien qu’à un moment donné le passage d’un type de société à l’autre ait lieu quelque part de façon interne pour que l’enchainement proposé par Franz Oppenheimer puisse se produire. La tribu pastorale en question aurait-elle le besoin de subjuguer le peuple de laboureurs si elle n’avait pas déjà changé de mode d’organisation ?
Pierre Clastres - La Société contre l'État a écrit:
Pour l’homme des sociétés primitives, l’activité de production est exactement mesurée, délimitée par les besoins à satisfaire, étant entendu qu’il s’agit essentiellement des besoins énergétiques : la production est rabattue sur la reconstitution du stock d’énergie dépensée. En d’autres termes, c’est à la vie comme nature qui – à la production près des biens consommés socialement à l’occasion des fêtes – fonde et détermine la quantité de temps consacré à la reproduire. C’est dire qu’une fois assurée la satisfaction globale des besoins énergétiques, rien ne saurait inciter la société primitive à désirer produire plus, c’est-à-dire à aliéner son temps en un travail sans destination, alors que ce temps est disponible pour l’oisiveté, le jeu, la guerre ou la fête. À quelles conditions peut se transformer ce rapport de l’homme primitif à l’activité de production ? À quelles conditions cette activité s’assigne-t-elle un but autre que la satisfaction des besoins énergétiques ? C’est là poser la question de l’origine du travail comme travail aliéné.


Pour Clastes, la question de fond est de comprendre ce qui peut se produire pour qu’une société opère ce basculement et ceci à deux niveaux : comment certains membres de cette société peuvent-ils souhaiter aller dans cette direction et comment la société, qui est construite pour résister à ces tendances, peut-elle laisser le changement s’opérer ?
Pierre Clastres - La Société contre l'État a écrit:
Articuler l’apparition de la machine étatique à la transformation de la structure sociale conduit seulement à reculer le problème de cette apparition. Car il faut alors se demander pourquoi se produit, au sein d’une société primitive, c’est-à-dire d’une société non divisée, la nouvelle répartition des hommes en dominants et dominés. Quel est le moteur de cette transformation majeure qui culminerait dans l’installation de l’État ? Son émergence sanctionnerait la légitimité d’une propriété privée préalablement apparue, l’État serait le représentant et le protecteur des propriétaires. Fort bien. Mais pourquoi y aurait-il apparition de la propriété privée en un type de société qui ignore, parce qu’il la refuse, la propriété ? Pourquoi quelques-uns désirèrent-ils proclamer un jour : ceci est à moi, et comment les autres laissèrent-ils ainsi s’établir le germe de ce que la société primitive ignore, l’autorité, l’oppression, l’État ?


Je ne sais pas s’il existe des références décrivant ce type de domination entre deux sociétés sans État. Je n’en ai pas en tête, mais peut-être qu’un autre membre du forum aura une idée.

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Je viens de lire Archéologie de la violence, la guerre dans les sociétés primitives, de Pierre Clastres, publié en 1977, c’est-à-dire 3 ans après La Société contre l’État. Dans ce petit texte, l’analyse de Clastres porte sur la place de la guerre dans la société primitive. Il est vrai qu’entre les premières descriptions de ces sociétés mentionnant la guerre comme étant un état de fait et la quasi-absence de cette dimension dans les recherches ethnologiques plus récentes (selon Clastres au moment de la publication de ce texte), il semble y avoir place pour une étude méthodique du phénomène.

Clastres commence par réfuter trois propositions avancées pour expliquer ces phénomènes de violence organisée :

  •  Un discours naturaliste (Leroi-Gourhan) qui présente la guerre comme étant une manifestation de l’agressivité naturelle de l’homme, agressivité qui se retrouve de la même façon dans la chasse. Le comportement prédateur de l’homme lui permet de subvenir à ses besoins et la guerre est la manifestation d’un débordement de ce comportement. Cette analyse ne tient pas selon Clastres pour deux raisons : elle évacue la dimension sociale de la guerre ; elle ne prend pas en compte une différence radicale entre la chasse et la guerre, l’agressivité ;
  •  Un discours économistes (anthropologie économique et marxisme) qui postule que la rareté des ressources disponibles pour les hommes primitifs les pousse à se faire la guerre entre clans pour leur accaparation. Cette analyse ne tient pas non plus, car les recherches plus récentes montrent que les sociétés primitives sont plutôt dans une économie d’abondance que de pénurie (Sahlins) ;
  •  Un discours échangiste (Lévi-Strauss), qui situe bien la guerre dans le champ des relations sociales, mais qui la situe sur le même plan que les échanges. La société serait prioritairement échangiste et, lorsque les échanges se passent mal, elle peut basculer dans la guerre. Cette analyse est également démentie par Clastres, car elle ne tient pas compte des données ethnographiques qui montrent la quasi-universalité du phénomène guerrier dans les sociétés primitives.


En fait, Clastres renverse l’ordre de cette dernière analyse : ce n’est pas la guerre qui découle d’un échange impossible, c’est la guerre qui est première et l’échange qui est nécessaire dans certains cas seulement, pour lier des alliances, pour faire la guerre. Comme analysée dans La Société contre l’État, pour Clastres, la société primitive est une société sans État par refus de l’État. Elle est un Nous qui refuse l’Un. Ce Nous doit nécessairement se confronter à un Autre pour exister en tant que Nous. Attention, Clastres précise bien qu’il n’est pas question ici de psychologie, mais bien d’une logique sociologique : Le Nous est là pour éviter toute aliénation d’une partie de la population par une autre ; pour se penser comme tel, le Nous doit être mis en opposition avec un Autre. C’est par le morcellement en petits clans en opposition les uns avec les autres que ces Nous peuvent être maintenus et la base de cette opposition, c’est la guerre. Pas nécessairement une guerre ouverte perpétuelle, mais un état de guerre ponctué de luttes. C’est dans le cadre de ces luttes que des alliances sont nécessaires pour éviter l’éradication de tel ou tel groupe à un moment donné. C’est dans le cadre de ces alliances que les échanges prennent place, ces derniers sont donc secondaires au phénomène de guerre.

Pour Clastres, Hobbes avait raison de voir la guerre comme condition première des hommes, mais tord de voir ces hommes comme n’ayant pas encore fondé la société. Ces hommes engagés dans une guerre de tous contre tous sont bien des hommes en société, une société pour la guerre. De plus, cette guerre de tous contre tous ne peut s’engager à outrance, car le vaincu se retrouverait alors soumis au vainqueur, situation que veut justement éviter la société primitive. À l’inverse, Lévi-Strauss avait raison de mettre en avant l’échange comme fait sociologique, mais tors d’en faire l’élément fondateur de la société. Si l’échange, notamment l’échange des femmes, est ce qui permet à l’homme de poser sa différence par rapport aux animaux, cet échange est violent en premier lieu, et pacifique seulement par nécessité. Le Nous de la société primitive nécessite une vie en autarcie : l’échange est également un ennemi du Nous car il fédère les hommes qui ne pourraient plus se considérer comme des Nous en face d’Autres si l’échange va trop loin. L’échange généralisé est aussi néfaste que la guerre à outrance.

Pierre Clastres - Archéologie de la violence – p54 a écrit:
Résumons. Le discours échangiste sur la société primitive, à vouloir la rabattre intégralement sur l’échange, se trompe sur deux points distincts mais logiquement liés. Il ignore tout d’abord – ou refuse de reconnaître – que les sociétés primitives, loin de rechercher toujours à étendre le champ de l’échange, tendent au contraire à en réduire constamment la portée. Il méconnaît par suite l’importance réelle de la violence, car la priorité et l’exclusivité accordées à l’échange conduisent en fait à abolir la guerre. Se tromper sur la guerre, disons-nous, c’est se tromper sur la société. Croyant que l’être social primitif est être-pour-l’échange, Lévi-Strauss est conduit à dire que la société primitive est société-contre-la-guerre ; la guerre est l’échange manqué. Son discours est très cohérent, mais il est faux. La contradiction n’est pas interne à ce discours, c’est le discours qui est contraire à la réalité sociologique, ethnographiquement lisible, de la société primitive. Ce n’est pas l’échange qui est premier, c’est la guerre, inscrite dans le mode de fonctionnement de la société primitive. La guerre implique l’alliance, l’alliance entraîne l’échange (entendu non comme différence de l’homme et de l’animal, comme passage de la nature à la culture mais, bien sûr, comme déploiement de la socialité de la société primitive, comme libre jeu de son être politique). C’est au travers de la guerre que l’on peut comprendre l’échange, et non l’inverse. La guerre n’est pas un raté accidentel de l’échange, c’est l’échange qui est un effet tactique de la guerre.


La guerre est donc le moyen d’une fin qui est le morcellement et l’échange est lui-même le moyen d’une fin qui est la guerre.

Pierre Clastres - Archéologie de la violence – p64 a écrit:
Qu’est-ce que la société primitive ? C’est une multiplicité de communautés indivisées qui obéissent toutes à une même logique du centrifuge. Quelle institution à la fois exprime et garantit la permanence de cette logique ? C’est la guerre, comme vérité des relations entre les communautés, comme principal moyen sociologique de promouvoir la force centrifuge de dispersion contre la force centripète d’unification. La machine de guerre, c’est le moteur de la machine sociale, l’être social primitif repose entièrement sur la guerre, la société primitive ne peut subsister sans la guerre. Plus il y a de la guerre, moins il y a de l’unification, et le meilleur ennemi de l’État, c’est la guerre. La société primitive est société contre l’État en tant qu’elle est société-pour-la-guerre.


Mais de là, nous pouvons supposer que la fin de ce morcellement entraîne la fin de la société primitive (ce que propose Clastres). C’est le cas, par exemple, des Tupi-Guarani d’Amérique du Sud, qui pouvaient être regroupés en villages de plusieurs milliers d’habitants au moment de la découverte du Nouveau Monde. Peut-on penser que c’est un dérèglement quelconque de ces guerres incessantes qui finirait par entraîner la domination d’un groupe sur les autres puis la naissance de l’État ? Clastres est beaucoup plus prudent que cela dans ces deux textes et ne va pas jusqu’à proposer une genèse de l’État. Il avance tout juste l’hypothèse que le discours des prophètes pourrait être à l’origine d’une certaine prise de pouvoir. Peut-être traite-t-il de ce sujet dans Recherche d’anthropologie politique, que je n’ai pas encore lu (publication posthume de plusieurs de ses textes).
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