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Les philosophies existentielles

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- Paragraphe 7 : L'être  ne saurait être véritablement objet de pensée car s'il devenait objet de pensée il s'épuiserait dans ses limites d'objet et subirait le même sort que tout objet de pensée, il se laisserait totalement enserré par les mots, les concepts dont la pensée se sert. Il faut donc poser l'être plutôt comme horizon de pensée, comme condition de cette possibilité de la pensée, même si cette expression est kantienne, elle convient bien ici.

« L'englobant pour ma conscience reste obscur ». Jaspers souligne l'obscurité inhérente de l'englobant. Il ne peut être véritablement pensé, ou plus exactement il ne peut-être pensé qu'obliquement, c'est-à-dire au travers d'objets qui s'offrent à moi.
On arrivera très vite à l'idée que l'englobant ne peut pas être pensé directement, frontalement, mais qu'il ne se laisse aborder qu'indirectement au travers de tous les objets que la pensée va se donner, des objets mathématiques,  philosophiques, des objets de pensée.

A chaque fois que je vais poser tel ou tel objet et tenter de le saisir avec ma pensée, je vais en retour éclairer d'une certaine façon mon existence. C'est effectivement la référence systématique de chaque objet à ce que Jaspers appelle l'englobant qui, en retour, va éclairer la vision que j'ai de mon existence de telle ou telle façon.
On pourrait traduire cette idée chère à l'existentialisme que, à travers chacune de mes pensées, chacune de mes décisions, chacune de mes volontés, et surtout chacun de mes actes je suis confronté à cette question existentielle fondamentale : « que suis-je ? » C'est-à-dire ce que je fais de mon existence en pensant cette chose comme je la pense, en voulant cette chose comme je la veux, en faisant cet acte tel que je le fais ou au contraire en refusant de le faire ?

C'est l'idée que chaque acte de pensée doit toujours se dérouler pour moi dans ma conscience sur cet horizon là, c'est-à-dire il met en perspective à chaque fois la totalité de ce que je suis. Mais en même temps avec cette idée que rien n'est jamais fini. Je ne cesse de me construire avec cette idée que je puis tout le temps reprendre mes actes.
 
Dans ces pensées de l'existentialisme rien n'est jamais fermé. Chaque acte nous engage totalement et comme totalité. C'est dans l'ensemble de mon existence qui est posé et remis en question au travers de chacun mes actes, de mes volontés, de mes intentions, que je découvre ma liberté. J'ai fait, mais il m'appartient  aussi de le remettre en cause. C'est la tâche qui est la mienne et qui construit, qui élabore ce que l'on appelle la substance même de l'existence

L'englobant ne fait que s'annoncer, ne fait que s’indiquer, d'où l'idée que tout dans ce qui nous entoure doit être interprété un peu à la manière des signes.
Jaspers a beaucoup travaillé le langage et a consacré tout un volume à la philosophie du langage. Les phénomènes, nous fait comprendre Jaspers, sont, comme le veut l'étymologie, absolument des apparences, mais l'apparence n'est qu'un signe de l'être. Ce qui veut dire que tout dans ce qui nous entoure nous invite à découvrir qu'il y a un au-delà de cette apparence et à découvrir notre propre transcendance. On retrouve le couple traditionnel « être-apparaître ».

- Paragraphe 16 page 31 : Jaspers va montrer que j'appréhende l'englobant sur plusieurs modes. Il y en a trois. Il y a plusieurs modes possible de saisie et d'approche de cet englobant.

1) Je l'appréhende, dit-il, d'une certaine façon lorsque je suis un entendement (on est dans la logique), face a des réalités objectives. Lorsque je ne fais fonctionner que mon entendement avec des catégories logiques, je me rapporte à cet englobant d'une certaine façon. L'englobant c'est la tâche aveugle de la connaissance.

2) Il y a une deuxième façon, dit Jaspers, de s'y rapporter. C'est une façon plus vitale. Je me saisis également comme un être vivant, un bios, qui est aux prises avec son milieu, qui réagit à son milieu, doit s'adapter, se transformer. A chaque fois que je me saisis comme vivant et ayant des échanges avec d'autres vivants et nourrissant ma propre vie de ces échanges, j'ai un certain accès à l'englobant.
L'englobant est aussi ce qui se donne au travers de tout ce qui est la vie, l'élan vital comme dirait Bergson, qui fait que la vie me traverse et que j'ai beau être abattu, déprimé, il n'empêche qu'il y a encore une force vitale que je puis sentir même si elle peut s'affaiblir. Cette idée là est une certaine approche pour Jaspers de l'englobant. Il existe une certaine force qui me tire et qui fait que je ne puis jamais m'arrêter.

3) Il y a une troisième modalité. Je suis aussi une existence braquée sur l'être, c'est-à-dire sur Dieu. Et dans cette dimension-là je suis tout à fait disposé à concevoir que tous ces phénomènes qui m'entourent, qu'ils soient logiques, matériels et vitaux, ne sont que des chiffres, des symboles qu'il me faut sans cesse déchiffrer.
 
Cet englobant peut donc se définir de trois façons : on peut le comprendre comme conscience universelle qui est la condition de l'existence de ma conscience empirique, la mienne propre dans sa réalité. Conscience universelle qui transcende la conscience individuelle et empirique, qui est aussi la condition de possibilité et cet horizon sur lequel toute conscience empirique peut apparaître et s'apparaître à elle même, qui éclaire ma conscience empirique et qui va maintenir ensemble ces trois modalités humaines, le sentir, la perception, le penser.

Cette notion d'englobant révèle que, pour Jaspers également, l'existence est à la lettre impensable et n'est donc pas un objet. Elle n'est pas objectivable car tout l'être du monde renvoie à ma conscience et l'idée est que tout ne saurait être pensé par la partie, et je suis une partie.
De cela Jaspers conclut que notre être propre est ouvert vers le monde, vers autrui, vers Dieu. Il faut donc nous penser comme ouverture particulièrement vers le divin c'est-à-dire comme transcendance. On abandonne, et c'est le propre de tout existentialisme, l'idée d'un moi ou d'une conscience qui serait une substance, pour lui substituer l'idée d'une transcendance, la conscience.

1ère idée
La conscience n'est pas une substance. On rompt définitivement avec cette conception traditionnelle de la conscience qui veut en faire une chose, y compris chez Descartes. La conscience est transcendance, ouverture, dépassement vers autre chose qu'elle-même ce que les phénoménologues appellent intentionnalité.
2ème idée 
Cette ouverture que je suis pour moi-même constitue à la fois notre finitude. Si toujours nous nous rapportons à autre chose qu'à nous-mêmes, si nous n'existons que dans ce qui nous dépasse, dans ce qui nous transcende, cela veut dire que nous ne nous suffisons pas à nous-mêmes. Nous ne sommes pas. Nous ne pouvons trouver notre fondement en nous-mêmes (contingence–facticité : Sartre).
Nous n'avons pas en nous-mêmes notre propre fondement, il faut que nous allions le trouver ailleurs, chez l'autre, dans l'amour ou en Dieu être transcendant par excellence. Mais on peut également conclure que cette ouverture c'est également notre richesse, puisque nous ne nous constituons qu'au travers de cet excès par rapport à nous-mêmes, de cet élan vers autre chose que nous-mêmes, vers l'autre, dans ce don de soi, vers Dieu.

Ce n'est pas un hasard si Jaspers va s'intéresser au problème de la folie : Edit Minuit-Karl Jaspers : Strindberg et Van Gogh-Swedenborg-Hölderlin- Introduction Maurice Blanchot : La folie par excellence.

La thèse de Jaspers c'est que la folie n'est pas créatrice contrairement à une idée reçue. La folie ne donne rien en elle-même, elle fait souffrir et la souffrance peut être parfaitement stérile. C'est le cas de la majorité de ceux qui en sont atteints, qui ne sont pas forcément des créateurs.
La folie intervient dans le processus créateur quand il y a quelque chose à manifester, à montrer, et va agir comme catalyseur et comme quelque chose qui, en chimie, est appelé précipité. Cela va permettre à une pensée qui, si elle n'avait pas été vouée aux attaques de la maladie, serait peut-être laborieusement parvenue à certaines compréhensions et manifestations d'idée. Par le côté désinhibiteur de la maladie on arrive à manifester quelque chose qui est une vérité puisque nous pouvons y répondre. 

La thèse de Jaspers consiste à dire que la folie, cette psychose qu'est la schizophrénie, peut sauvegarder le processus créateur tout en l'accomplissant d'une certaine façon. Ce sont des expériences limites qui manifesteraient cette présence de l'être. Dans ces œuvres là ce qui se dit aux autres c'est qu'il y a en nous, et en nous tous, un fond d'obscurité, et c'est cette obscurité que ces œuvres particulières vont tenter d'éclairer à leur façon. Cette tentative d'éclairement de ce qui ne tolère pas la lumière, dans une terrible dialectique fait basculer ces créateurs dans ce qu'on appelle la folie.
 
Dans la correspondance de Strindberg on voit bien ces moments de tension interne extrême dont il est parfaitement conscient, cette recherche soit du mot juste soit de la couleur (lettre de Van Gogh où il se désespère de ne pouvoir trouver cette espèce de vibration de jaune qui va finalement entraîner sa mort). Cette recherche absolue qui va brûler de l'intérieur ces créateurs.
C'est pour Jaspers une manifestation de ce qu'il appelle l'être, dans son mystère, qui est en nous et que nous, nous explorons autrement d'une façon plus sage, plus modérée, plus protégée.

L'idée est que la maladie nous enlève toutes les couches protectrices que nous nous sommes construits, que l'on nous a aidé à construire, de sorte que ces gens là sont totalement vulnérables, nus, exposés mais que leur exposition doit nous apprendre des choses sur notre propre existence.
Ce ne sont pas des expériences à part mais des expériences révélatrices de notre constitution propre. Si nous ne pouvons faire cela ce n'est pas parce que nous n'avons pas cette obscurité en nous, c'est parce que cette obscurité nous ne voulons rien en savoir. Quand on sent que l'on commence à flirter avec des choses dangereuses on a immédiatement des signaux d'alarme et l'on a les défenses toutes prêtes. D'autres ne les ont pas.
Ces brèches dans ces défenses, cela s'appelle les psychoses. Il ne suffit pas d'être psychotique pour être créateur, mais il y a une alliance privilégiée entre ce que fait cette maladie et des possibilités créatrices qui existent chez certains. La folie contribue à éclairer l'être, l'englobant à révéler qu'il existe.

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Jaspers parle de notre existence possible non pas dans telle ou telle modalité d'existence. Cette transcendance, cette ouverture dont nous sommes faits et que nous sommes, signifie pour lui que notre existence est cet effort permanent, conscient et inconscient, pour nous saisir comme unité, comme objet sans jamais pouvoir y parvenir, puisque nous sommes cette échappée au-delà de nous-mêmes, c'est-à-dire cette transcendance. Dire cela c'est dire que fondamentalement par cette transcendance nous sommes cette liberté.

C'est ce qui  unit absolument tous les penseurs de l'existentialisme. Pour Jaspers, mais aussi pour Sartre, notre existence ne se réduit jamais à notre existence réelle ou empirique. Nous ne sommes jamais enfermés dans les limites étroites de cet être empirique, c'est-à-dire nous ne nous confondons jamais avec l'ensemble de nos déterminations, sexuelles, raciales, ethniques, culturelles, linguistiques, familiales, historiques, c'est-à-dire tout ce qui sert à nous identifier, à nous déterminer. Nous sommes toujours transcendants à tout cela, c'est dire que nous sommes libres.

Une des grandes objections qui a été faite à ces pensées, à commencer par Jaspers avant Sartre, c'est l'objection du temps.
Est-ce que l'on ne rencontre pas une limite à cette affirmation d'une liberté radicale à laquelle conduit cette philosophie, à savoir est-ce que le temps ne réintroduit pas à chacun et chacune d'entre nous une contrainte implacable, indépassable ? Car le temps, c'est-à-dire la durée est orientée.
Nous allons donc passer vers un futur. On ne peut revenir en arrière. Ce que j'ai fait je l'ai fait, je ne pourrai donc pas modifier mon passé. Ce constat que tout le monde  fait n'est-il pas suffisant à écorner cette thèse comme quoi par notre transcendance nous serions radicalement libres ?

La réponse de Jaspers est celle-ci : un fait est un fait certes, mais reste encore à se l'approprier en le rendant signifiant pour nous, c'est-à-dire en faisant de ce fait, cet acte, cette situation que je me suis créée, j'en fasse un objet de reconnaissance. C'est l'idée qu'un fait devient vraiment un fait lorsque je le reconnais et plus encore lorsque je me reconnais dans mes propres actes.
Nous agissons, mais nos actes sont toujours à double détente. Nous agissons mais il faut encore assumer nos actes. Là nous avons la liberté.
 
Soit nous allons les reprendre pour les reconnaître, ou ne pas les reconnaître. Quand nous les avons faits sans les reconnaître Sartre appelle cela la mauvaise foi, et nous savons que la mauvaise foi est une attitude défensive. La question fondamentale est que nous sommes libres de revenir sans cesse sur ce que nous avons fait ou pas fait pour nous reconnaître dans cela et finalement établir un sens. Quel sens peut avoir sur nous cette décision d'assumer nos actes ? Non seulement dans une dimension d'avenir, dans une dimension de projet de possibilité mais dans une autre dimension qui est une fidélité à soi-même.
 
Cette fidélité il nous est donné de la comprendre non pas comme quelque chose de statique, car nous ne sommes pas statiques. Il ne s'agit pas de rester totalement prisonniers de pensées, d'analyses, de décisions qui ont été les nôtres à certains moments de notre histoire, mais il se trouve que nous sommes des êtres historiques, que nous qui nous construisons dans l'histoire, nous construisons notre propre histoire.
 La fidélité à soi peut être comprise comme quelque chose qui doit être en perspective. Etant donné que je suis un être historique, c'est à chaque instant que je peux choisir ma propre histoire ou que je peux la refuser. Mais que je la refuse à nouveau pour m'y reconnaître, la faire mienne, me l'approprier, ou que je la refuse, je réoriente les choses différemment. J'ai construit de toute façon mon histoire par ces choix là. Je suis ces choix en acte et je ne cesse d'infléchir cette histoire.
 
Philosophiquement parlant l'affirmation de soi est choix de soi, invention de soi et en même temps liberté créatrice. Mais le corrélat est que, par ailleurs, je suis bien sûr responsable de ces choix. Je choisis pour moi-même, je ne peux mettre personne à la place pour savoir choisir pour moi et l'envers, et ce corrélat de cette liberté, c'est bien sûr, la notion de responsabilité.

Or, montre Jaspers dans cette analyse, à partir du moment où nous nous réapproprions notre passé de cette façon là, où nous en faisons non pas ce qui détermine lourdement notre présent, mais quelque chose qui peut être inscrit dans la dimension du projet, si nous nous comportons de cette façon par rapport au temps, par rapport au passé, l'instance la plus menaçante pour notre liberté, le temps, cesse d'être un flux angoissant du passé vers l'avenir qui débouche sur la mort, pour devenir une forme d'éternité.
 
Ceci ne signifie pas que l'on pourrait s'arracher au temps, que nous aurions la possibilité d'échapper au temps, mais on comprend, un peu comme le disait Kierkegaard et comme le dira Nietzsche dans la pensée de l'éternel retour, notre acte, en nous le réappropriant vraiment nous lui conférons une valeur d'éternité.
 Parce que cet acte cesse d'être purement ponctuel. Il est cet acte qui a eu lieu mais que définitivement, c'est-à-dire sans limite de temps, je pourrais poser à nouveau comme étant mien et comme me révélant à moi-même.
 
Il y a une échappée aux limites du temps. On pourrait déjà reprendre l'expression de Gabriel Marcel qui parle d'une profondeur du temps. Le temps ne serait pas ce pur déroulement du passé-présent-futur orienté, mais il y aurait une véritable profondeur du temps.
Concrètement parlant si nous n'assumons pas pleinement ce que nous avons été au travers de nos actes, il nous est alors impossible d'engager notre futur, c'est-à-dire réellement de choisir. A défaut de pouvoir assumer pleinement notre passé nous nous empêchons de devenir.

Notre existence réelle est comme redoublée par ce que Jaspers appelle une existence possible. Notre existence ne se réduit pas à notre existence réelle ou plus exactement à notre existence empirique. Cela implique que si nous ne tenons pas tous à l'intérieur des limites de cet être empirique qui est déterminé, nous pouvons dégager cette notion de liberté.

Ce qui rapproche Jaspers de l'ensemble de la pensée existentialiste c'est cette idée que nous serions radicalement libres, y compris par rapport à notre histoire puisqu'il nous appartient de nous la réapproprier, de faire nôtre l'ensemble des actes que nous avons accompli. C'est un paradoxe sur lequel Sartre reviendra.
Je suis à la fois, pour Jaspers, un être historique, et de ce point de vue là il est anti cartésien. Il refuse l'idée que nous serions tous à nous-mêmes des points de départ. Nous ne sommes pas un point de départ et mon moi n'est pas de l'ordre du surgissement, comme il l’est chez Descartes où « je pense donc je suis » veut dire que je pose ma pensée comme étant cet acte à partir duquel je me définis mais en même temps à partir duquel je débute.
 
Ici, et c'est une tendance de l'existentialisme, il y a le poids de l'histoire. Je suis bien sûr un produit historique, que ce soit la grande histoire, l'histoire collective, histoire de ma nation, du pays dans lequel je vis et, ou, mon histoire personnelle. Mais, c'est à cela que s'indique l'originalité de l'existentialisme, à chaque instant il m'incombe de choisir ou de refuser, d'assumer cette histoire. Or en choisissant de l'assumer, ou au contraire en choisissant de ne pas l'assumer, je continue à faire mon histoire. A chaque instant de par mes choix, choix et liberté sont des notions impliquées l'une par rapport à l'autre, je continue à me produire. Cela veut dire que je ne suis pas figé, prédéterminé par une quelconque essence.
 
Cette pensée va se radicaliser chez Sartre, cette déclaration qui ouvre le manifeste de l'existentialisme à savoir que pour un véritable existentialiste l'existence précède l'essence. Nulle essence nous fige, nous détermine, l'existence est à vivre. Et dire que notre existence est à vivre veut dire que j'ai à me construire, et je le fais à chaque instant. D'où l'idée que l'affirmation de soi est essentiellement choix de soi et que l'affirmation de soi est invention de soi, liberté créatrice.

D'où toute une longue méditation de la part de Jaspers sur le temps dont il montre que le temps n'est pas notre ennemi. Il nous appartient, non pas bien sûr d'inverser l'ordre du temps qui ne cesse de couler du passé vers l'avenir, et là il s'agit du temps des horloges, du temps objectif du temps qui est quantifiable. Si nous regardons le temps de la conscience, le temps tel que nous le vivons, force est de constater, dit Jaspers, que nous disposons d'une liberté beaucoup plus grande qu'il n'y paraît.
 
Cette souplesse que Jaspers reconnaît au temps se marque par le fait qu'en choisissant d'assumer notre passé nous libérons notre futur. Pour pouvoir se projeter dans le futur il convient de faire de son passé un projet.
Mais comment faire de son passé un projet ?
La première chose qui nous vient à l'esprit et que seul le futur, temps de ce qui n'existe pas encore, de ce qui n'a pas encore eu lieu, peut être évidemment le lieu du projet. Oui, mais cela ne concerne que le déroulement objectif du temps.

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La grande philosophie française du moment c'est Bergson. 
Avec Bergson c'est une réflexion sur l'élan vital, sur les processus de la vie, sur le fait que ce que l'on appelle conscience n'est pas autre chose que la manifestation, l'expression d'un certain état de l'évolution de la matière, donc il n'y a pas de coupure entre la matière et l'esprit, et enfin  grande méditation sur le temps et particulièrement la durée.

Ce temps intérieur les philosophes ne s'y étaient pas intéressés. Quand ils ont parlé du temps sans le savoir c'était toujours ce temps quantifiable, ce temps de la science, ce temps objectivable, ce temps qui sert comme paramètre dans les calculs.
Le temps propre à l'homme est un terme qui n'est pas dégagé.
On peut le comprendre pour plusieurs raisons. Il a fallu beaucoup d'efforts pour commencer à construire des instruments de mesure du temps, cela va occuper une partie de notre histoire. 
Ceci nous a détourné d’un temps intérieur. Tout s'est passé comme si ce temps intérieur n’existait pas. N'oublions pas que le XIXe siècle est l'explosion des sciences humaines et en particulier la sociologie. Et avec la sociologie se dégage l'idée d'une sorte de stratification du temps. L'homme vit immergé non pas dans le temps mais dans plusieurs temps qui sont des temps à grande échelle, temps de l'histoire, temps géologique qui est un temps très abstrait, et nous arrivons au temps que la sociologie découvre.

Notre vie quotidienne en tant qu'individu est rythmée par un temps collectif, propre aux communautés dans lesquelles nous vivons et ce temps, qui est un temps artificiel, découpe nos vies : temps de la journée du travail, chaque journée est ponctuée par des pauses qui sont autant de rituels. Cette réflexion sur le temps de l'homme, ce rapport au temps est dans la deuxième partie du XIXe siècle un moment où l'on découvre ce problème avec des perspectives qui excèdent un peu la philosophie.

Bergson va choisir de s'enfermer dans ce temps intime, temps propre à la conscience qui est un temps dilatable, non mesurable, totalement soumis aux règles de nos affects. Selon l'urgence de nos attentes ou la violence de nos appréhensions nous contractons ou au contraire nous diluons ce temps-là.
Ce qui se découvre avec Bergson c'est cette possibilité, non pas d'échapper mais de récupérer une certaine souplesse avec ce temps intérieur. Les philosophes existentialistes s'engouffreront par rapport au temps dans cette brèche ouverte par le bergsonisme et vont travailler cela.

Avec Jaspers il y a l'idée qu'il y a plus de souplesse avec le temps et qu'il nous appartient de remettre en perspective à savoir notre passé. Le repositionner sur un autre horizon de vie qui nécessairement a évolué par rapport au moment où j'ai commis tel ou tel acte, de telle façon que cet acte que j'ai réellement commis je me donne une chance de le choisir à nouveau, de le faire mien, de l'assumer, de l'intégrer à mon existence. 

C'est cette démarche là qui me permet d’ouvrir à nouveau le futur puisque je peux, au moins partiellement, me décharger de la culpabilité liée à certains actes dans le passé.
On retrouve cette analyse dans le livre de Jaspers « La culpabilité allemande ». Cette idée que rien ne nous fige véritablement en dehors de la mort, c'est vraiment le noyau dur de l'existentialisme.
Cette affirmation y compris dans les situations limites sera la réaffirmation de notre liberté. A défaut de pouvoir assumer notre passé nous nous empêchons de devenir, d'où le risque de répétition, voire de compulsion qui conduit même à ce que la psychanalyse appelle la névrose d'échec, c'est-à-dire la possibilité de pouvoir se réapproprier des choses qui, sur le plan inconscient, sur le plan psychique, déclenche cette répétition. On l'appelle la névrose d'échec. L’authenticité de cette existence dépend de cette acceptation de la confronter au possible.

Il n'y a pas chez Jaspers l'idée d'une liberté absolue, radicale et totale comme il y a chez Sartre. Jaspers construit sa philosophie par l'expérience de la souffrance et de la mort. C'est de la mort que l'on part, alors que chez Sartre on a affaire à un être lumineux. 
Chez Jaspers liberté oui dans cette gestion intime du temps et ce rapport à notre passé, chose qui se retrouvera chez Sartre mais néanmoins il y aura une différence, l'idée d'une liberté radicale, imprescriptible chez Sartre. 

Tel n'est pas le cas chez Jaspers dont il montre que cette expérience de la souffrance que tout le monde a d'une façon ou d'une autre, cette certitude de la mort, cette expérience de la culpabilité constituent une sorte d'horizon indépassable qu'il appelle les situations limites. Nous ne pouvons les dépasser.
 
En revanche en prendre conscience conditionne notre entrée en philosophie mais aussi conditionne notre existence. Aucune véritable existence ne peut faire l'économie d'une réflexion sur la mort, la souffrance, la faute et donc de la culpabilité. Ces situations ne se laissent jamais objectiver. Nous ne pouvons en faire de véritables objets neutres de pensée. Mais pour Jaspers au contraire ces situations limites « révèlent l'existant à l'existence ».
Ce sont précisément ces situations limites (souffrance–mort–culpabilité) qui nous révèlent l'existence comme tâche à accomplir. Cette transcendance de l'homme Jaspers la voit également dans le langage et dans la recherche du sens qui pourrait se définir comme l'au-delà de la signification.

Le langage ne s'épuise jamais simplement dans la signification. Ce que j'ai dit a une signification, mais la signification de ce que je dis a un sens. Et ce sens il incombe de le dégager systématiquement. Donc il n'y a pas un mot, il n'y a pas un acte, il n'y a pas une pensée, dans la mesure où la pensée se sert du langage, qui fabriquent de la signification et au-delà de la signification qui libèrent un et, en général, plusieurs sens possibles. 
La dernière philosophie de Jaspers est une philosophie qui s'attache à la méditation du langage car le langage est un moyen, un vecteur riche pour exprimer cette ouverture, cette transcendance qui est la nôtre, donc cette transcendance de l'homme. D'où l'intérêt de Jaspers pour la poésie et particulièrement une poésie dite hermétique, telle d'un Hölderlin par exemple.

L'instance du religieux est l'instance qui nous rappelle que nous sommes des êtres voués au sens, rien n'est plus mortifère que le non-sens, très grand thème camusien, la déréliction, la perte du sens qui conduit au suicide philosophique. La recherche d'un sens de l'existence humaine, non pas forcément de la sienne propre, et en même temps l'impossibilité de la trouver d'une façon ou d'une autre peut conduire au suicide : deux attitude philosophiques pour Camus, le suicide, la révolte.

Nous sommes voués à cette recherche du sens. Nous tenons uniquement par du sens. Dès que nous pouvons conférer un sens à quelque chose, nous pouvons surmonter les choses les plus insupportables. L'histoire en est une preuve permanente. Encore faut-il que nous puissions frayer cette loi du sens. Le religieux d'une façon générale nous a accoutumé à cela. Ce qui se donne au travers du religieux c'est précisément la recherche d'un sens à trouver c'est-à-dire que la parole divine est moins signification que sens, et nous devons tout le temps y revenir pour faire jaillir un autre sens, des sens nouveaux qui vont travailler les sens plus anciens. C'est l'herméneutique.

Parce que nous sommes dans une ère postindustrielle nous sommes assujettis à la technique, la production. Nous gérons la planète comme une marchandise, et ceci est incompatible avec une recherche du sens que nous avons laissé dépérir, s'enfermer dans les limites du religieux et que nous ne comprenons plus.
 
En dehors du religieux le domaine particulier où nous avons affaire au sens c'est le domaine de la poésie. Pour Jaspers, Gabriel Marcel, Heidegger, la poésie, la parole poétique est la parole du surgissement, la parole où un sens advient à l'être. Et toute la poésie est recherche de cela. A partir du moment où l'on a cette conception du poétique, forme un peu mystique, alors on peut parfaitement s'accommoder d'une relative obscurité.

Ce gouffre pour une parole qui n'est pas évidente, penser à Parménide et Héraclite, n'a rien d'étonnant. Cette parole nous dérobe des significations, ce qui veut dire que ce qui est à chercher est ailleurs.
Soit nous refermons nos livres,  et si nous ne les refermons pas nous sommes transformés de facto en herméneutes c'est-à-dire des gens qui ne sont pas des récipiendaires d'un sens, ce sens n’est pas préfixé, mais sont les artisans de ce sens. Cessons de faire de la réception de quelque chose, quelque chose de passif. Recevoir quelque chose a un sens. La réception est dynamique. Dans l'acceptation qui est la mienne de la chose que je reçois, je dis dans ma façon de recevoir tout un rapport au monde. Par ma façon de recevoir je reconfigure les choses. 
 
Nous ne sommes pas dans la pure passivité. Recevoir un sens indique une structure intime, profonde, la mienne, de quel sillon je suis intérieurement traversé, pour savoir quel sens se dépose dans ce sillon, décante de telle façon et voir ensuite ce qu'il va faire dans ma chair parce que cela va au plus profond de mon corps. Cette chair, dont Merleau-Ponty parlera, agit comme quelque chose qui décante. C'est un peu métaphorique.
C'est aussi l'idée chez Jasper et c'était encore plus évident chez Gabriel Marcel « De l'usage permanent de la métaphore ». Certains philosophes, dans la ligne très universitaire, se sont récriés en disant quand on fait de la philosophie on renonce à la métaphore. Ce sont deux stratégies.

Nietzsche dit que l'on commence à faire de la philosophie quand on entre dans la métaphore. Méraphorer c'est se déplacer de côté, une sorte de translation. On veut dire quelque chose mais on ne le dit pas frontalement, on se déplace dans autre chose, on le dit latéralement. C'est ce rapport entre la chose latérale et la chose que l'on n’a pas nommée, dont on n'a rien dit directement, c'est ce rapport indirect qui travaille la signification par du sens. La métaphore, le recours à cette translation de la pensée, dit quelque chose et ce quelque chose fait partie intégrante du sens. Le langage n'est jamais neutre. La forme est indissociable du fond. Je ne dis pas la même chose quand je recours à la métaphore que quand j'essaie de conceptualiser, de rester dans ce que Hegel appelait la pureté du concept.
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