Kierkegaard est le fils spirituel de cette tradition.
On écarte Hegel, on parle de la subjectivité, mais il va falloir l'explorer et se livrer à un travail pour montrer que cette forme qu'elle doit avoir, elle doit se la donner. L'idée de stade de l'existence correspond à cela. A la fois l'existence est un cheminement, mais si ce chemin est continu, néanmoins il est marqué par des moments et pour conserver son dynamisme et suivre son cours dans le temps il doit nécessairement nous proposer des formes d'existence.
C'est à construire ces configurations et ces formes d'existence que nous allons utiliser notre énergie vitale d'une certaine façon, et lorsque nous aurons épuisé de l'intérieur ce que telle ou telle forme, c'est-à-dire tel ou tel stade de l'existence sera susceptible de nous apporter, c'est de l'intérieur que nous aurons ce dynamisme, cette puissance, cette force, cette énergie pour dépasser ce stade et passer à un stade supérieur.
Si l'on admet que l'intériorité de l'existant est sa vérité première dont il faut partir, on peut comprendre la nécessité de ce stade esthétique. En effet on peut poser la question : qu'y a-t-il de plus particulier et de plus individuel, en un mot qu'y a-t-il de plus subjectif que la sensation aisthêsis ?
La réponse de Kierkegaard est qu'il nous faut partir de ce qui est le plus particulier, le plus individuel, le plus subjectif c'est-à-dire la sensation.
La sensation est tellement particulière et subjective que littéralement il y a quelque chose d'effrayant car elle nous menace de solipsisme. Comment sortir de la sensation puisque nous sommes seuls avec nous ? D'un certain point de vue c'est un avant-goût de la mort. Nous mourons seuls et la mort est l'aventure la plus solitaire qui soit, personne ne peut mourir à notre place dit Heidegger.
La sensation à l'intérieur même de la vie nous offre une expérience radicalement solitaire et de fermeture et de clôture. Quand nous ressentons quelque chose nous le ressentons nous, personne ne peut le ressentir à notre place.
Quand je veux communiquer une sensation que j'ai à l'autre, je suis obligé d'en passer par le langage, par la communication, mais le langage n'est pas la sensation, le langage traduit cette expérience unique qui est la sensation dans autre chose, donc, traduisant, forcément il trahit.
Et s'il est une chose que nous sommes ontologiquement incapables de transmettre, de communiquer à l'autre c'est bien tout ce qui est attaché à la sphère de la sensation.
La sensation nous replie un peu plus sur nous-mêmes, et nous fait découvrir comme la monade de Leibniz un petit atome libre, séparé des autres, qui avec le langage et tous les langages symboliques que l'on construit, essaye de créer des passerelles et des liens mais nous sommes toujours cette monade.
Nulle surprise à ce que le premier stade au travers duquel notre existence va nous apparaître mais aussi se constituer, se donner d'une façon passive, mais se constituer avec ici la participation, l'action, la liberté, la recherche d'une forme du côté du sujet qui vit ou qui existe, ce premier stade sera un stade qui va se construire autour de la sensation et sera baptisé stade esthétique.
Évidemment il ne s'agit pas ici simplement de se laisser aller à ressentir quelque chose, c'est le piège. Kierkegaard est bien conscient que la sensation nous fait courir le risque de demeurer des êtres passifs, puisque lorsque nous ressentons, nous accueillons une sensation. Elle se fait par des mécanismes physico-chimiques à l'intérieur de notre corps, mais nous l'accueillons.
Si nous en restons là nous sommes dans la passivité.
C'est justement parce que la sensation fait courir à tout être vivant quel qu'il soit pour peu qu'il soit sensitif, doté ou doué de sensations, ce risque de passivité, qu'il faut la mettre en forme, la travailler.
C'est ce que propose le stade esthétique, ce travail de la sensation pour en faire quelque chose, nous arracher à la tentation de la passivité. Il va donc falloir la rechercher systématiquement, la provoquer puis la mettre en forme, en un mot l'organiser, le séducteur ne fait que cela.
On comprend au travers de tout cela que l'esthète, et celui qui vit dans cette configuration esthétique, recherche au travers de la sensation, l'absolu. Recherche de l'absolu au travers de ce qui est particulier, contingent, rémanence hégélienne. L'esthète est voué à une recherche systématique et effrénée de toutes les sensations et en particulier le plaisir.
Si l'esthète dévoue sa vie à la sensation, à la recherche du plaisir c'est parce qu'il est totalement désespéré.
Ce stade esthétique va se construire autour de la sensation. Mais la sensation est la première chose à laquelle on s'accroche parce que c'est la première chose qui nous est donnée. C'est la pauvre défense que, dans notre jeunesse, nous trouvons pour nous sauver du suicide et pour nous protéger un petit peu contre le désespoir absolu.
Si nous ne dépassons pas le stade esthétique nous sommes nécessairement voués à la mort.
Les grandes figures dont va se servir Kierkegaard dans « l'alternative » pour analyser en profondeur et d'une façon très précise toutes ces postures que l'on trouve chez l'esthète dans ce stade esthétique, que ce soit Don Juan ou Faust, conduiront à la mort.
L'esthète est donc celui qui ne veut même plus s'accrocher à la nature.
Là où le romantique faisait de la nature une déesse mère rédemptrice, consolatrice, l'esthète, lui, récuse totalement la nature. Il ne peut donc saisir l'absolu que dans l'incandescence même de son désir. C'est dans l'incandescence de ce désir qu’il va falloir pousser jusqu'à l'extrême, qu'il va pouvoir goûter le plaisir. Mais justement qu'est-ce que le plaisir pour Kierkegaard sinon l'oubli de soi.
Dans le plaisir il y a une forme d'oubli, il y a une coïncidence avec soi mais cette coïncidence se fait sur le mode d'une échappée à soi.
Il y a tout l'individu symbolique que je suis qui met en mots, qui met en langage, qui se tient toujours décalé pour pouvoir juger de ce qui lui arrive. Tout ceci s'anéantit dans le plaisir, et donc dans le plaisir on peut dire qu'il y a l'oubli de soi. Ce sont des moments extatiques du plaisir que l'on trouve non seulement dans l'amour mais aussi dans la jouissance esthétique au sens traditionnel du terme, c'est-à-dire dans la saisie du beau.
La communion de la beauté au travers des œuvres d'art, et particulièrement de la musique, puisque pour Kierkegaard la musique à travers Don Juan c'est pas définition et par excellence l'art susceptible de combler l'attente esthétique, nous permet d'échapper à nous-mêmes, et nous nous reposons quelques instants du désespoir qui nous ronge. Tels sont les moyens que l'esthète se donne pour briser un moment le sentiment de sa propre finitude. Dans le plaisir nous coïncidons enfin avec nous-mêmes.
Dans la rhétorique libertine du XVIIIe siècle le plaisir amoureux était désigné par cette métaphore de petite mort. Le plaisir amoureux est le paradigme mais on peut décliner les autres plaisirs.
Dans tous les plaisirs intenses il y a des moments d'absence, d'oubli de soi. Nous ne nous posons plus comme sujet, nous collons complètement avec l'objet dans une adéquation parfaite pendant un moment. On retrouve le sens extase, il y a une sortie de soi, un oubli de soi qui fait du plaisir l'expérience la plus dangereuse qui soit puisque c'est à la fois un avant-goût de la mort, un avant-goût d'état limite où je ne m'appartiens plus.
Ceci va être manié dans une dialectique subtile chez Kierkegaard puisque à la fois c'est ce qui est recherché par l'esthète et en même temps il en connaît les dangers. Il va falloir à la fois rechercher cela et se protéger du danger qui serait que à trop ne viser que les plaisirs on finirait par ne plus rien contrôler.
C'est ce qui menace « le sensuel grossier ». Or l'esthète est tout sauf un sensuel grossier. C'est ce qu'avait compris les grands libertins de fin XVIIe et XVIIIe siècles. Dans les analyses que fait Kierkegaard des deux grandes figures Don Juan et Faust, on voit que plus il analyse ses deux grands mythes plus il met en avant le fait que ce n'est pas la possession des femmes séduites qui les intéressent, cela ça les ennuient. Il le dit bien pour Don Juan. Ce qu'il intéresse c'est de croire qu'il est capable de construire une arme, l'arme absolue.
On est dans une machine tout à fait intellectuelle. La passion est évitée, elle est dangereuse et remplacée. Ceci ne peut conduire qu'à la mort. Si nous poursuivons uniquement dans le droit fil de l'esthétique, cet ennui que nous cherchions à éviter qui ronge déjà les préromantiques et les romantiques nous le réintroduisons à l'intérieur même de la conduite séductrice.
Il faut à Don Juan démultiplier le nombre de conquêtes, séduire de plus en plus de femmes parce qu'il supporte de moins en moins l'interstice qu'il y a entre deux conquêtes. A partir du moment où Don Juan (Mozart) provoque le Commandeur à dîner, qu'il soutient ce repas et qu'il provoque la mort, démontre bien de façon rétroactive qu’il a toujours su que cette conduite n'avait de sens que dans un défi permanent jeté à la mort et en même temps que son être ne tenait que dans ce défi. Si je ne peux plus défier la mort au travers de l'Eros je n'existe plus.
Nous sommes en permanence des êtres en perspective, des êtres en devenir.
Si l'on admet cela, on ne peut arrêter ce flux (Héraclite) cela veut dire que notre demande de vérité nous devons la mettre dans la même perspective, elle est le produit de notre évolution et de notre rapport au temps. Nous sommes toujours dans l'illusion par rapport à nous-mêmes
Notre demande de vérité sur nous-mêmes est travaillée par le temps. Elle est donc toujours porteuse d'une illusion. Jamais nous ne posséderons la vérité objective et absolue sur nous-mêmes. Ce que nous voulons savoir sur nous-mêmes c'est quelque chose qui est formé et qui est le fruit de notre histoire et dans cette histoire, nécessairement, du temps que nous avons vécu, de ce rapport au temps. Donc notre demande de vérité change elle-même dans le temps, ce qui veut dire qu'elle est elle-même dans cette illusion absolument générale.
Les stades que Kierkegaard va découper artificiellement dans ce flux qu'est la vie cela correspond à cela.
C'est cette idée que nous nous emparons d'un certain nombre de choses que la vie nous offre, à commencer par la sensation, la recherche de sensations plaisantes, donc une certaine addiction toujours possible au plaisir, que nous en passons par là et qu’à l'intérieur de cette configuration nous projetons l'existence d'une certaine façon.
Nous la voyons d'une certaine façon, nous l'interrogeons d'une certaine façon et l'interrogeant d'une certaine façon, nous ne pouvons en obtenir que des réponses que nous analysons d'une certaine façon.
Il nous faut éprouver nous-mêmes les limites de cela pour justement voir que pousser au bout c'est la mort nécessairement, et que si ce n'est pas la mort c'est de toute façon ce à quoi nous prétendons échapper qui nous rattrape, c'est-à-dire l'ennui.
Le fait que Don Juan lui-même est obligé d'enchaîner sans aucun répit conquêtes sur conquêtes montre cette inanité profonde. Son être n'est rien, il est ce pur mouvement de séduction. De la même façon que chez Sartre notre être n’existe pas. Ce que nous sommes c'est l'ensemble de nos actes et donc c'est notre transcendance.
C'est pour cela que la conduite séductrice est une conduite de mort.
Dans ces mythes nous avons vu le côté brillant, le côté affirmation de la vie, le côté dionysiaque. C'est notre héritage méditerranéen, notre côté latin. Il y a une lecture scandinave de tout cela dont Kierkegaard est un des représentants. Une part d'obscurité des mythes les plus solaires de notre culture.
Il y a la puissance qui s'enivre de sa propre puissance de séduction, le désir qui s'enivre de lui-même c'est Don Juan.
De l'autre côté c'est Faust qui a une conduite réactive au désir c'est-à-dire qu'il est déçu du savoir, la science ne lui apporte rien, en tout cas il n'y a pas de science de l'existence. La science ne nous apprend rien sur comment vivre, comment fabriquer notre bonheur. On peut être très savant et être misérable et lamentable dans sa propre vie. C'est parce qu'il a lu tous les livres et qu'il est toujours aussi malheureux que Faust va découvrir le désir. Le désir est donc réactif. C'est quelque chose qui est censé réparer ce que la science est incapable de lui donner.
Donc caractère subjectif de la sensation.
Au sein de ce stade esthétique et avant de voir Don Juan il nous faut nous arrêter sur la conception de la femme, de la féminité. Kierkegaard va tenir sur la femme un discours paradoxal. Il parle de la femme d'abord comme l'être que l'on adore « l'homme s'approche en adorateur… Je dis en adorateur, car tout soupirant l'est vraiment ».
Il faut souligner le « vraiment » qui a l'air d'attester d'un discours sincère et en même temps sur la sincérité, c'est-à-dire le soupirant est vraiment, réellement, sincèrement en adoration devant l'objet aimé et Kierkegaard semble en faire lui-même le constat sincère. Mais il rajoute ce qui fait et l'ambivalence et le paradoxe de son propos que le prétendant en demandant la jeune fille qu'il aime en mariage «sacrifiait à l'illusion ».
Essayons de comprendre cette posture ou à la fois cette adoration de l'objet aimé et une conscience lucide du côté du soupirant qu’en convoitant la jeune fille, en la demandant en mariage il ne fait que sacrifier à l'illusion. Ici Kierkegaard est encore très hégélien. Pourquoi le soupirant sacrifierait-il à l'illusion ?
« La femme éveille l'homme à l'idéalité et l'y rend créateur par son rapport négatif vis-à-vis de lui ». Au point de vue de la terminologie c'est absolument du Hegel, mais c'est du Kierkegaard.
Il nous faut comprendre que la femme n'existe pas en soi, elle est la simple médiation par laquelle l'homme accède à lui-même. Elle va servir un peu de révélateur en même temps que de catalyseur et cet accès à soi, on pourrait dire à la spiritualité, à l'idéalité, ici un terme hégélien.
L'idéalité est tout simplement le stade de l'idée c'est-à-dire lorsque l'homme précisément commence à s'élever de la sphère du sensible, des impressions, de l'émotion et par un travail, le travail artistique, esthétique, il commence à s'élever à la sphère de l'idée, du concept mais aussi avec dans l'idée quelque chose de beaucoup plus créateur que dans le concept.
On écarte Hegel, on parle de la subjectivité, mais il va falloir l'explorer et se livrer à un travail pour montrer que cette forme qu'elle doit avoir, elle doit se la donner. L'idée de stade de l'existence correspond à cela. A la fois l'existence est un cheminement, mais si ce chemin est continu, néanmoins il est marqué par des moments et pour conserver son dynamisme et suivre son cours dans le temps il doit nécessairement nous proposer des formes d'existence.
C'est à construire ces configurations et ces formes d'existence que nous allons utiliser notre énergie vitale d'une certaine façon, et lorsque nous aurons épuisé de l'intérieur ce que telle ou telle forme, c'est-à-dire tel ou tel stade de l'existence sera susceptible de nous apporter, c'est de l'intérieur que nous aurons ce dynamisme, cette puissance, cette force, cette énergie pour dépasser ce stade et passer à un stade supérieur.
Si l'on admet que l'intériorité de l'existant est sa vérité première dont il faut partir, on peut comprendre la nécessité de ce stade esthétique. En effet on peut poser la question : qu'y a-t-il de plus particulier et de plus individuel, en un mot qu'y a-t-il de plus subjectif que la sensation aisthêsis ?
La réponse de Kierkegaard est qu'il nous faut partir de ce qui est le plus particulier, le plus individuel, le plus subjectif c'est-à-dire la sensation.
La sensation est tellement particulière et subjective que littéralement il y a quelque chose d'effrayant car elle nous menace de solipsisme. Comment sortir de la sensation puisque nous sommes seuls avec nous ? D'un certain point de vue c'est un avant-goût de la mort. Nous mourons seuls et la mort est l'aventure la plus solitaire qui soit, personne ne peut mourir à notre place dit Heidegger.
La sensation à l'intérieur même de la vie nous offre une expérience radicalement solitaire et de fermeture et de clôture. Quand nous ressentons quelque chose nous le ressentons nous, personne ne peut le ressentir à notre place.
Quand je veux communiquer une sensation que j'ai à l'autre, je suis obligé d'en passer par le langage, par la communication, mais le langage n'est pas la sensation, le langage traduit cette expérience unique qui est la sensation dans autre chose, donc, traduisant, forcément il trahit.
Et s'il est une chose que nous sommes ontologiquement incapables de transmettre, de communiquer à l'autre c'est bien tout ce qui est attaché à la sphère de la sensation.
La sensation nous replie un peu plus sur nous-mêmes, et nous fait découvrir comme la monade de Leibniz un petit atome libre, séparé des autres, qui avec le langage et tous les langages symboliques que l'on construit, essaye de créer des passerelles et des liens mais nous sommes toujours cette monade.
Nulle surprise à ce que le premier stade au travers duquel notre existence va nous apparaître mais aussi se constituer, se donner d'une façon passive, mais se constituer avec ici la participation, l'action, la liberté, la recherche d'une forme du côté du sujet qui vit ou qui existe, ce premier stade sera un stade qui va se construire autour de la sensation et sera baptisé stade esthétique.
Évidemment il ne s'agit pas ici simplement de se laisser aller à ressentir quelque chose, c'est le piège. Kierkegaard est bien conscient que la sensation nous fait courir le risque de demeurer des êtres passifs, puisque lorsque nous ressentons, nous accueillons une sensation. Elle se fait par des mécanismes physico-chimiques à l'intérieur de notre corps, mais nous l'accueillons.
Si nous en restons là nous sommes dans la passivité.
C'est justement parce que la sensation fait courir à tout être vivant quel qu'il soit pour peu qu'il soit sensitif, doté ou doué de sensations, ce risque de passivité, qu'il faut la mettre en forme, la travailler.
C'est ce que propose le stade esthétique, ce travail de la sensation pour en faire quelque chose, nous arracher à la tentation de la passivité. Il va donc falloir la rechercher systématiquement, la provoquer puis la mettre en forme, en un mot l'organiser, le séducteur ne fait que cela.
On comprend au travers de tout cela que l'esthète, et celui qui vit dans cette configuration esthétique, recherche au travers de la sensation, l'absolu. Recherche de l'absolu au travers de ce qui est particulier, contingent, rémanence hégélienne. L'esthète est voué à une recherche systématique et effrénée de toutes les sensations et en particulier le plaisir.
Si l'esthète dévoue sa vie à la sensation, à la recherche du plaisir c'est parce qu'il est totalement désespéré.
Ce stade esthétique va se construire autour de la sensation. Mais la sensation est la première chose à laquelle on s'accroche parce que c'est la première chose qui nous est donnée. C'est la pauvre défense que, dans notre jeunesse, nous trouvons pour nous sauver du suicide et pour nous protéger un petit peu contre le désespoir absolu.
Si nous ne dépassons pas le stade esthétique nous sommes nécessairement voués à la mort.
Les grandes figures dont va se servir Kierkegaard dans « l'alternative » pour analyser en profondeur et d'une façon très précise toutes ces postures que l'on trouve chez l'esthète dans ce stade esthétique, que ce soit Don Juan ou Faust, conduiront à la mort.
L'esthète est donc celui qui ne veut même plus s'accrocher à la nature.
Là où le romantique faisait de la nature une déesse mère rédemptrice, consolatrice, l'esthète, lui, récuse totalement la nature. Il ne peut donc saisir l'absolu que dans l'incandescence même de son désir. C'est dans l'incandescence de ce désir qu’il va falloir pousser jusqu'à l'extrême, qu'il va pouvoir goûter le plaisir. Mais justement qu'est-ce que le plaisir pour Kierkegaard sinon l'oubli de soi.
Dans le plaisir il y a une forme d'oubli, il y a une coïncidence avec soi mais cette coïncidence se fait sur le mode d'une échappée à soi.
Il y a tout l'individu symbolique que je suis qui met en mots, qui met en langage, qui se tient toujours décalé pour pouvoir juger de ce qui lui arrive. Tout ceci s'anéantit dans le plaisir, et donc dans le plaisir on peut dire qu'il y a l'oubli de soi. Ce sont des moments extatiques du plaisir que l'on trouve non seulement dans l'amour mais aussi dans la jouissance esthétique au sens traditionnel du terme, c'est-à-dire dans la saisie du beau.
La communion de la beauté au travers des œuvres d'art, et particulièrement de la musique, puisque pour Kierkegaard la musique à travers Don Juan c'est pas définition et par excellence l'art susceptible de combler l'attente esthétique, nous permet d'échapper à nous-mêmes, et nous nous reposons quelques instants du désespoir qui nous ronge. Tels sont les moyens que l'esthète se donne pour briser un moment le sentiment de sa propre finitude. Dans le plaisir nous coïncidons enfin avec nous-mêmes.
Dans la rhétorique libertine du XVIIIe siècle le plaisir amoureux était désigné par cette métaphore de petite mort. Le plaisir amoureux est le paradigme mais on peut décliner les autres plaisirs.
Dans tous les plaisirs intenses il y a des moments d'absence, d'oubli de soi. Nous ne nous posons plus comme sujet, nous collons complètement avec l'objet dans une adéquation parfaite pendant un moment. On retrouve le sens extase, il y a une sortie de soi, un oubli de soi qui fait du plaisir l'expérience la plus dangereuse qui soit puisque c'est à la fois un avant-goût de la mort, un avant-goût d'état limite où je ne m'appartiens plus.
Ceci va être manié dans une dialectique subtile chez Kierkegaard puisque à la fois c'est ce qui est recherché par l'esthète et en même temps il en connaît les dangers. Il va falloir à la fois rechercher cela et se protéger du danger qui serait que à trop ne viser que les plaisirs on finirait par ne plus rien contrôler.
C'est ce qui menace « le sensuel grossier ». Or l'esthète est tout sauf un sensuel grossier. C'est ce qu'avait compris les grands libertins de fin XVIIe et XVIIIe siècles. Dans les analyses que fait Kierkegaard des deux grandes figures Don Juan et Faust, on voit que plus il analyse ses deux grands mythes plus il met en avant le fait que ce n'est pas la possession des femmes séduites qui les intéressent, cela ça les ennuient. Il le dit bien pour Don Juan. Ce qu'il intéresse c'est de croire qu'il est capable de construire une arme, l'arme absolue.
On est dans une machine tout à fait intellectuelle. La passion est évitée, elle est dangereuse et remplacée. Ceci ne peut conduire qu'à la mort. Si nous poursuivons uniquement dans le droit fil de l'esthétique, cet ennui que nous cherchions à éviter qui ronge déjà les préromantiques et les romantiques nous le réintroduisons à l'intérieur même de la conduite séductrice.
Il faut à Don Juan démultiplier le nombre de conquêtes, séduire de plus en plus de femmes parce qu'il supporte de moins en moins l'interstice qu'il y a entre deux conquêtes. A partir du moment où Don Juan (Mozart) provoque le Commandeur à dîner, qu'il soutient ce repas et qu'il provoque la mort, démontre bien de façon rétroactive qu’il a toujours su que cette conduite n'avait de sens que dans un défi permanent jeté à la mort et en même temps que son être ne tenait que dans ce défi. Si je ne peux plus défier la mort au travers de l'Eros je n'existe plus.
Nous sommes en permanence des êtres en perspective, des êtres en devenir.
Si l'on admet cela, on ne peut arrêter ce flux (Héraclite) cela veut dire que notre demande de vérité nous devons la mettre dans la même perspective, elle est le produit de notre évolution et de notre rapport au temps. Nous sommes toujours dans l'illusion par rapport à nous-mêmes
Notre demande de vérité sur nous-mêmes est travaillée par le temps. Elle est donc toujours porteuse d'une illusion. Jamais nous ne posséderons la vérité objective et absolue sur nous-mêmes. Ce que nous voulons savoir sur nous-mêmes c'est quelque chose qui est formé et qui est le fruit de notre histoire et dans cette histoire, nécessairement, du temps que nous avons vécu, de ce rapport au temps. Donc notre demande de vérité change elle-même dans le temps, ce qui veut dire qu'elle est elle-même dans cette illusion absolument générale.
Les stades que Kierkegaard va découper artificiellement dans ce flux qu'est la vie cela correspond à cela.
C'est cette idée que nous nous emparons d'un certain nombre de choses que la vie nous offre, à commencer par la sensation, la recherche de sensations plaisantes, donc une certaine addiction toujours possible au plaisir, que nous en passons par là et qu’à l'intérieur de cette configuration nous projetons l'existence d'une certaine façon.
Nous la voyons d'une certaine façon, nous l'interrogeons d'une certaine façon et l'interrogeant d'une certaine façon, nous ne pouvons en obtenir que des réponses que nous analysons d'une certaine façon.
Il nous faut éprouver nous-mêmes les limites de cela pour justement voir que pousser au bout c'est la mort nécessairement, et que si ce n'est pas la mort c'est de toute façon ce à quoi nous prétendons échapper qui nous rattrape, c'est-à-dire l'ennui.
Le fait que Don Juan lui-même est obligé d'enchaîner sans aucun répit conquêtes sur conquêtes montre cette inanité profonde. Son être n'est rien, il est ce pur mouvement de séduction. De la même façon que chez Sartre notre être n’existe pas. Ce que nous sommes c'est l'ensemble de nos actes et donc c'est notre transcendance.
C'est pour cela que la conduite séductrice est une conduite de mort.
Dans ces mythes nous avons vu le côté brillant, le côté affirmation de la vie, le côté dionysiaque. C'est notre héritage méditerranéen, notre côté latin. Il y a une lecture scandinave de tout cela dont Kierkegaard est un des représentants. Une part d'obscurité des mythes les plus solaires de notre culture.
Il y a la puissance qui s'enivre de sa propre puissance de séduction, le désir qui s'enivre de lui-même c'est Don Juan.
De l'autre côté c'est Faust qui a une conduite réactive au désir c'est-à-dire qu'il est déçu du savoir, la science ne lui apporte rien, en tout cas il n'y a pas de science de l'existence. La science ne nous apprend rien sur comment vivre, comment fabriquer notre bonheur. On peut être très savant et être misérable et lamentable dans sa propre vie. C'est parce qu'il a lu tous les livres et qu'il est toujours aussi malheureux que Faust va découvrir le désir. Le désir est donc réactif. C'est quelque chose qui est censé réparer ce que la science est incapable de lui donner.
Donc caractère subjectif de la sensation.
Au sein de ce stade esthétique et avant de voir Don Juan il nous faut nous arrêter sur la conception de la femme, de la féminité. Kierkegaard va tenir sur la femme un discours paradoxal. Il parle de la femme d'abord comme l'être que l'on adore « l'homme s'approche en adorateur… Je dis en adorateur, car tout soupirant l'est vraiment ».
Il faut souligner le « vraiment » qui a l'air d'attester d'un discours sincère et en même temps sur la sincérité, c'est-à-dire le soupirant est vraiment, réellement, sincèrement en adoration devant l'objet aimé et Kierkegaard semble en faire lui-même le constat sincère. Mais il rajoute ce qui fait et l'ambivalence et le paradoxe de son propos que le prétendant en demandant la jeune fille qu'il aime en mariage «sacrifiait à l'illusion ».
Essayons de comprendre cette posture ou à la fois cette adoration de l'objet aimé et une conscience lucide du côté du soupirant qu’en convoitant la jeune fille, en la demandant en mariage il ne fait que sacrifier à l'illusion. Ici Kierkegaard est encore très hégélien. Pourquoi le soupirant sacrifierait-il à l'illusion ?
« La femme éveille l'homme à l'idéalité et l'y rend créateur par son rapport négatif vis-à-vis de lui ». Au point de vue de la terminologie c'est absolument du Hegel, mais c'est du Kierkegaard.
Il nous faut comprendre que la femme n'existe pas en soi, elle est la simple médiation par laquelle l'homme accède à lui-même. Elle va servir un peu de révélateur en même temps que de catalyseur et cet accès à soi, on pourrait dire à la spiritualité, à l'idéalité, ici un terme hégélien.
L'idéalité est tout simplement le stade de l'idée c'est-à-dire lorsque l'homme précisément commence à s'élever de la sphère du sensible, des impressions, de l'émotion et par un travail, le travail artistique, esthétique, il commence à s'élever à la sphère de l'idée, du concept mais aussi avec dans l'idée quelque chose de beaucoup plus créateur que dans le concept.