aldolo a écrit: je me méfie de formules du type : "C'est en comprenant que nos idées sont plus vieilles que nous que nous pouvons commencer à penser". Sans doute qu'on innove peu, mais ce "commencer" est une formulation ambiguë. Difficile de ne pas se poser la question de savoir si vous ne partez pas d'une définition de la philosophie qui ferait forcément système. Je ne vois pas autrement de raison particulière d'envisager un "commencement" à la pensée de quelqu'un. Les gens pensent, au moins quelquefois. Forcés peut-être, peu importe.
La pensée me semble être un processus qui bien souvent se trouve difficile à soutenir, si bien qu'elle est menacée de se figer assez rapidement en son contraire. Commencer, c'est créer une ouverture, une brèche. Mais on retombe souvent sur des habitudes qui n'aident pas. Et la pensée est elle-même instable, motivée aussi bien que minée par le doute, pas seulement pas les pseudo-évidences et illusions. Il est difficile de penser, et peut-être penser n'est-il que cette difficulté même ; un mouvement qui n'en finit pas de se reprendre sans pouvoir saisir sa proie, s'achever, déconcerté par le réel qui résiste ; dialectique négative qui s'arrête net, repart en se nourrissant d'elle-même, etc. Mais d'autres diront peut-être que penser ne consiste qu'à juger, mais je crois qu'atteindre une conclusion demande beaucoup d'efforts. Et il faut commencer par poser le bon problème si l'on veut viser une solution. Solution qui ne nous contente jamais tout à fait...
aldolo a écrit: ... ou peut-être parlez-vous d'un commencement de démarche philosophique ? Mais alors ce serait "penser" qui serait ambigu : en plein dans l'ambiguïté penser / philosopher.
Je dirais que le philosopher est une forme de la pensée, mais que toute philosophie n'est pas une pensée (elle peut toutefois en être un matériau). Je ne suis pas très précis, ce sont des questions compliquées. Nietzsche est un penseur plus qu'un philosophe, parce qu'il accepte la complexité du réel, ses pensées expriment des problèmes vécus et il n'y a pas chez lui de système qui réduirait le problème à peu de chose. Hegel est un philosophe : la
Phénoménologie de l'Esprit me semble être le résultat d'une pensée incroyable, mais la systématicité de ses visées finit par lui nuire dans ses ouvrages postérieurs, si bien que l'intelligence trahit le réel. L'intelligence (le raisonnement, la logique) seule ne suffit pas à faire un penseur, laissée à elle-même elle ne mène qu'à l'abstraction (ce qui est séparé de la chose).
aldolo a écrit: La deuxième, c'est que l'histoire est pleine de contingences et que j'ai des réticences à envisager qu'elle suffise à placer un contexte aux contours aussi nets qu'on puisse et ne puisse que s'appuyer dessus pour expliquer toute chose... d'ailleurs vous ne dites pas autre chose quand vous prenez le contre-exemple de la Shoah pour la qualifier "d'inattendue et d'imprévisible".
Le déterminisme en histoire soulève un problème d'une portée incroyable. L'histoire est création, advenue du nouveau irréductible à ses causes, et pourtant il est aussi l'effet de causes, ou plutôt de raisons. Mais quelles sont-elles ? Je vous renvoie à Castoriadis et également à Jacques Bouveresse (cf.
La Voix de l'âme et les chemins de l'esprit - Dix études sur Robert Musil ; il y parle des causes partielles et des causes totales). Pour ma part, je vois simplement (et même si toute la difficulté est là !) qu'on ne peut penser l'événement qu'en posant ensemble sa singularité et un contexte : certes, il n'y est pas réductible, pourtant il ne vient pas tout à fait de nulle part, il prolonge quelque chose qui le rend possible (alors, bien évidemment, le problème de parler de conditions de possibilité est de savoir comment le possible, ou plutôt le virtuel, devient actuel, et l'historien se heurtera toujours à une forme d'hégélianisme consistant en une sorte de déterminisme rétrospectif sous la forme d'un récit).
aldolo a écrit: Il me semble que la pensée est multiple et qu'il serait bien aléatoire de croire pouvoir en tracer un cheminement aussi simple et clair que ça. Alors l'Histoire, on s'y réfère bien sûr, mais comme une cause parmi d'autres. Ce serait imprudent de prétendre circonscrire toute pensée à une histoire, et carrément de l'ordre du préjugé d'imaginer que cette histoire puisse être linéaire. L'époque, pour reprendre vos termes, n'est certes pas détachée de l'Histoire, mais elle n'en est pas pour autant le "résultat". Le résultat est aussi le fruit de mille autres "histoires" contingentes. Mille facteurs influent sur le contexte de nos pensées, contexte qu'on appelle "réel" (Deleuze parle "d'actuel", c'est bien mieux). L'Histoire est peut-être elle-même plus faites de ruptures que de continuité
Heureusement qu'il y a du devenir, des devenirs même, sinon il n'y aurait jamais de nouveauté, et seulement répétition du même. Mais il serait tout aussi naïf de croire que le penseur (qu'il soit poète ou philosophe) tire ses idées de son génie, de l'inspiration divine, que sais-je encore. Il se nourrit de ce qui est déjà là, il est le représentant de sa société, vit dans un monde structuré par des représentations sociales, etc. Bien sûr, l'individu n'est pas le reflet passif de ces représentations, il ne fait pas que les reproduire. Son expérience personnelle y apporte des modifications, il porte sur elle d'autres perspectives, etc. Et il peut justement créer en s'y opposant, en tentant de s'en écarter, et penser me semble aider à la création puisque c'est aussi critiquer et par là se déprendre de soi-même (comme dirait Foucault), de certains rapports à soi, au monde, etc., qui impliquent savoirs et pouvoirs.
aldolo a écrit: Je crois que je préfère prendre ça comme un compliment que de tenter de répondre à ce genre de question, que je me pose aussi. La seule idée qui me vienne en tête, c'est que j'échangerais bien malgré tout mes deux barils de philosophie contre un baril de bonheur ! (...)
Je ne suis pas sûr que la philosophie mène au bonheur. Existe-t-il, d'ailleurs ?
aldolo a écrit: Oui c'est très compliqué l'idée de "démocratiser la philosophie". Très compliqué mais passionnant. Ce qui semble compliqué là-dedans, c'est de comprendre l'indifférence plutôt partagée en ce qui concerne l'idée de penser, alors qu'il semble que tout le monde ait quelque chose à dire, et à redire, sur le monde tel qu'il est, voire tel que chacun se le représente.
C'est un noble combat... qui semble fournir, pour le moment, les armes contre soi. On voulait donner à penser et l'on nourrit l'opinion. Heureusement, les gens n'ont pas besoin de philosophie pour juger et vivre. En matière de philosophie c'est autre chose.
aldolo a écrit: Le problème vient peut-être du fait que si beaucoup de gens sont peut-être prêts, désireux même de comprendre mieux les choses (comme le montre par exemple le succès de l'université d'Onfray), personne ne semble prêt à abandonner sa vision des choses sans qu'autre chose ne vienne se mettre "à la place"... et si j'ai du mal malgré tout à parler d'un tel "effort de la pensée" qui valoriserait ceux qui sont engagés dans des processus de déconditionnement, je ne peux que faire un constat d'incompréhension envers si peu de... curiosité, persévérance, intérêt, intelligence, imagination ? (j'ai du mal à envisager un mot précis).
Les gens ne cherchent pas la vérité, ils cherchent à se rassurer. Il leur faut donc des bergers pour les garder du mal, de toute complication. Maintenant, je ne pense pas qu'on puisse accuser Michel Onfray de tous les maux : certes, je n'aime pas ses méthodes, ni ses idées (en a-t-il ?), mais il n'est pas le seul responsable de l'état actuel des choses. Il profite simplement (et peut-être pas toujours volontairement) de la faiblesse de personnes qui, me semble-t-il, savent à peu près juger par elles-mêmes mais sont juste lâches, fainéantes, etc., elles cèdent à la facilité et à la paresse. Le Kant de
Qu'est-ce que les Lumières ? est encore d'une grande actualité et pertinence (du moins en ce qui concerne son diagnostic). Mais pour le coup, Michel Onfray a certes un parcours singulier (et c'est un passeur qui a certainement certains mérites), il ne fait que servir les intérêts d'une certaine bourgeoisie qui n'attend qu'une justification à son hédonisme valorisé par la société. Le problème de Michel Onfray, me semble-t-il, est d'orienter l'histoire de la philosophie pour servir ses thèses. Au contraire, lire les auteurs permettrait de comprendre comment situer ce philosophe dans le paysage intellectuel français.
aldolo a écrit: Aïe ! J'étais sûr que dès que je tenterai de me référer ici à quoi que ce soit de culturel, je le prendrai en boomerang dans la tête. Bien fait pour moi ! Ok ok, va pour l'élitisme de la pensée grecque (mieux vaut ne pas dévoiler aussi vite sur ce forum les trous qui me servent de culture)
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