Philosophiquement parlant, parler de droits des animaux n'a aucun sens. Il en existe de fait, mais uniquement par projection. Si vous leur enlevez leurs droits, les animaux n'iront pas vous les réclamer. Il ne peut exister de droit véritable que pour une personne, au sens philosophique du terme. Les droits ou lois qui sont liés aux animaux, ou à des biens matériels ou immatériels, ou encore à des espaces géographiques (je pense notamment au droit de la mer) ne sont pas liés à ces objets en tant que tels, mais en tant qu'ils sont liés aux hommes. Et vous restez précisément dans cette logique anthropocentrique, puisque la seule manière à laquelle vous pouvez penser pour défendre les animaux, c'est leur dénier leur spécificité, et les rapprocher le plus possible de l'homme, en niant ou minimisant l'écart entre les deux, un écart au passage qui n'est pas quantitatif, mais surtout qualitatif.
La preuve est bien que les défenseurs des droits des animaux s'appuient sur la volonté de faire reconnaître aux animaux le statut de "personne", ce qui est une aberration philosophique.
Un droit implique une reconnaissance. Qu'est-ce qu'un droit qui ne serait qu'unilatéral ? Qui ne concerne que le regard que l'homme porte sur les animaux et le statut qu'il choisit de leur attribuer dans le monde ? Un droit, dont ceux qui en bénéficient, non seulement en fait ne sont pas capables de le comprendre ou de le réclamer en fait, mais surtout, n'en seront jamais capable en droit ?
Je précise que je ne prends pas parti ici, je suis personnellement contre la violence gratuite faite aux animaux, et le fonctionnement global de l'élevage industriel. Ceci étant dit, j'estime que les défenseurs des droits des animaux se trompent d'angle d'attaque, d'où toute ma critique ci-dessus. Ce n'est pas en jetant sur les animaux un regard anthropocentrique, qui leur enlève toute leur spécificité, que vous parviendrez à mieux les défendre, au contraire, ça ne fait que décrédibiliser la position des soi-disant "défenseurs des animaux", qui croient s'écarter de la position égocentrique dominante, alors même qu'ils restent dans cette logique.
Je ne parle pas d'une reconnaissance du côté des hommes, mais d'une reconnaissance du côté des animaux. Les hommes peuvent attribuer tous les droits qu'ils veulent aux animaux en fait, mais en droit, les animaux ne seront jamais capables de comprendre, reconnaître, et s'approprier ces droits, parce qu'avoir des droits, cela suppose un être doué de raison (ou de liberté, ce qui revient au même dans une perspective kantienne), donc de pouvoir être lié à des obligations. On n'est pas dans l'ordre de la relation, mais dans l'ordre de l'imposition, l'homme en donnant des droits aux animaux, est juge et partie des droits qu'il octroie, il nie le rapport à l'animal, donc on reste dans une logique de domination, et de rapport antropocentré. On ne sort pas de l'égocentrisme de l'homme, qui se réserve le droit de décider non seulement de sa place dans la nature, mais de la place que doivent occuper tous les autres êtres de la nature : c'est lui qui assigne son statut à l'animal. Il en est de même pour ce qui est des animaux domestiques, qui relèvent encore une fois d'une assignation vis à vis du règne animal. Cela m'a toujours étonnée qu'on puisse se prétendre défenseur des animaux, et que dans le même temps, l'on possède un animal domestique, alors même que la création des animaux domestiques est quand même l'expression la plus aboutie de la domination de l'homme sur l'animal, et de la négation de la spécificité de l'animal, puisqu'il est dressé, intégré de force dans un monde où il doit se plier aux contraintes humaines, il est en quelque sorte "humanisé", transformé en l'un de ces multiples objets qui ne sont là que pour servir l'homme, ni plus ni moins qu'une peluche. Donc se prétendre "défenseur" des animaux, et justifier le fait que l'homme aie des animaux domestiques, tout en s'offusquant qu'il mange de la viande, pour moi cela relève d'une contradiction. Au moins manger de la viande relève des besoins de l'organisme (ce n'est pas pour rien que les végétaliens qui se privent de toute protéine animale, doivent en complément prendre des pilules) alors que l'animal domestique relève tout simplement du besoin de l'homme d'avoir un être entièrement asservi à sa satisfaction. Il n'y a aucun respect d'aucune sorte là-dedans.
Le bon angle d'attaque serait de réaliser une bonne fois pour toute que la nature était là avant l'homme, que la nature sera toujours là après l'homme, et donc de s'interroger sur les logiques anthropocentriques qui sous-tendent tous nos rapports à la nature et à l'animal, et notamment celles qui sous-tendent le discours des soi-disant "défenseurs des animaux" : est-ce vraiment les animaux qu'ils défendent, ou une certaine idée que l'homme se fait de l'animal ? L'exemple des requins est très éclairant : après les attaques de requins très médiatisées de cet été, d'un côté on a les pêcheurs et les surfeurs qui proposent de les tuer, de l'autre les défenseurs des animaux qui proposent de les "déplacer", de créer des réserves en gros, où ils seraient tranquilles, tout en ne pouvant plus blesser d'hommes. Le problème aboutit à une impasse quand, comme à la Réunion par exemple, les requins se trouvent déjà dans une réserve. Dans les deux cas, le rapport à l'animal est pensé avant tout dans la perspective de la sécurité humaine, dans les deux cas, l'animal est réduit à un meuble, à éliminer ou à déplacer. Le terme même de "réserve" est ambigu, réserve pour qui ? Ceux qui prétendent protéger les animaux sauvages, ne les protègent pas en tant que tels, mais à titre de réserve pour l'homme, qui, ils l'espèrent, réalisera un jour que la préservation de l'écosystème est indispensable à sa qualité de vie sur terre. A vrai dire, je ne sais pas si cette logique anthropocentrique est mauvaise en soi, s'il faudrait même désirer en sortir, mais je pense qu'il vaut le coup de s'interroger sur elle, puisqu'elle est au fondement de tous nos rapports à la nature. Les industriels de l'agroalimentaire au moins l'assument, alors que les défenseurs des animaux ne se rendent même pas compte de combien elle imprègne leurs discours, et c'est là leur principale faiblesse.
Entre l'homme et l'animal, il y a une différence qualitative. La raison est le propre de l'être humain, et en minimisant cette différence essentielle, on tombe dans le travers anthropocentrique, puisque on annihile la différence entre l'homme et l'animal, pour défendre les animaux, comme s'il fallait nier leur spécificité, leur différence pour obtenir leur protection.
Prenons l'exemple de la maladie, qui est toujours une anomalie par rapport à une norme de l'espèce. Mais du point de vue de la norme du vivant, cela dépend des maladies. Si l'organisme parvient à s'adapter, et à créer de nouvelles normes de fonctionnement qui lui permettent de vivre, même si c'est de manière diminuée, il crée une nouvelle norme du vivant (puisque la norme du vivant n'est rien d'autre que ce qui permet la conservation de la vie). Il y a une re-hiérarchisation des fonctions dans la maladie, une ré-organisation de l'organisme autour de l’élément malade, la partie bouleverse le tout, et le tout est forcé de se réinventer pour continuer à vivre avec la maladie de la partie. Canguilhem a écrit des choses très intéressantes là-dessus, dans Le Normal et le Pathologique. Mais précisément, Merleau-Ponty, qui lui répond d'une certaine manière, montre que cette invention de normes reste au niveau de l'individu, et ne permet pas la constitution d'un nouveau partage du monde (donc ne peut constituer une norme pour l'espèce). Pour développer brièvement, dans la vie quotidienne, nous ne sommes que très rarement rapportés à notre corps, le corps fonctionne un peu comme l'outil de Heidegger, qui ne se phénoménalise que lorsqu'il perd son usage, que lorsqu'un dysfonctionnement survient. C'est pourquoi Bichat définit la santé comme « le silence des organes ». Mais la maladie, en tant que le corps est le lieu de notre être au monde, nous rapporte d'une toute autre manière au monde, puisque le corps soudain se phénoménalise, on n'est jamais autant conscient de notre condition corporelle que lorsqu'on est malade, soudain le corps devient pesant, encombrant, "de trop". Cependant, ce nouveau rapport au monde, qui est celui du malade, reste individuel, ne permet pas un partage de ce monde avec l'homme sain (alors que le monde de l'homme sain, est habitable par l'homme malade). En ceci que précisément, l'oubli du corps est la condition d'une certaine efficacité de notre action dans le monde (cf. la grâce de la danseuse, ou encore la dextérité du pianiste), la question du partage du monde, est comme le retour entêté de la question de la norme. C'est en cela que l'on peut parler d'anomalie, selon le point de vue auquel on se rapporte, point de vue de l'espèce humaine / point de vue du vivant.