Un point de vue philosophique développé au vingtième siècle dans l’univers anglo-saxon distingue et oppose deux formes de conscience : la conscience d’accès et la conscience phénoménale
"Un point de vue" en effet. Et les autres ? Il est temps, après 11 pages et 209 messages, de faire, disons une revue de presse un peu synthétique de la position du problème.
Avertissement préalable : tout au long de cet exposé, chaque fois que j'emploie le terme "âme", "esprit", "pensée", "conscience", "psychisme", "mental", etc. je n'entends ni faire référence à une entité précisément définie, ni tenir ces termes pour synonymes, mais seulement désigner une certaine sorte de lexique, en l'occurrence, ici, le lexique mentaliste. Idem en ce qui concerne les termes "corps", "matière", "organisme", "physique", etc. comme représentants du lexique physicaliste. L'une des raisons de ce choix (l'autre apparaîtra au cours de l'exposé) réside dans l'extrême diversité des usages, tant en ce qui concerne les auteurs eux-mêmes qu'en ce qui concerne leurs traducteurs ou commentateurs.
Les relations de l'âme et du corps (que les anglo-saxons nomment mind-body problem) constituent l'un des sinon le thème le plus souvent discuté(s) dans l'histoire non seulement de la philosophie occidentale mais, sans doute aussi, de la pensée humaine en général. Malgré cela ou peut-être à cause de cela, c'est un thème dont le traitement est philosophiquement souvent peu satisfaisant, tant il est vrai que l'on s'est toujours et que l'on continue encore à se heurter, lorsqu'on l'évoque, à l'une au moins de ces deux constats d'évidence. Pour les uns, les dualistes classiques (par exemple le sociologue français du début du XX° siècle Émile Durkheim), il est évident qu'en tout temps, en tout lieu, dans toute culture, toute civilisation, les hommes se sont toujours sentis participer de ces deux êtres hétérogènes que sont respectivement l'âme et le corps. Pour les autres, les les monistes classiques (par exemple le neuro-scientifique français contemporain Jean-Pierre Changeux), il est tout aussi évident que cette distinction corps/esprit est une manière archaïque de s'exprimer qui repose sur des superstitions que l'avancée triomphale de la science moderne se fait fort de dissiper. Je vais tenter de montrer que le monisme classique a tort de considérer le dualisme comme un tissu de superstitions mais que, de son côté, le dualisme classique se méprend en traitant le corps et l'esprit comme deux "êtres hétérogènes".
Commençons donc par prendre connaissance des arguments respectifis des dualistes classiques et des monistes classiques. Nous allons illustrer le dualisme classique, approche de loin la mieux représentée dans la philosophie occidentale, en évoquant deux de ses représentants les plus prestigieux : Platon et Descartes. Le dualisme de Platon est plus particulièrement développé dans le Phédon et dans le Phèdre. Dans le Phédon, Platon rapporte qu'à la veille de sa mise à mort, Socrate se vante auprès de son geôlier de ne pas craindre la mort au motif que son âme va, enfin, être délivrée du corps et, ainsi, retrouver sa liberté de s'élever vers les régions éthérées où subsistent les Idées pures, éternelles et immuables. A contrario, insiste-t-il, tant que l'âme est liée à cet "élément mauvais" (en grec dans le texte, to kakon) qu'est le corps, "elle est condamnée à contempler la vérité comme à travers les barreaux d'un cachot". L'analogie est claire : le corps est à l'âme ce que le cachot est au prisonnier, c'est-à-dire ce qui limite drastiquement sa liberté de mouvement. Dans le Phèdre, dont le thème central est l'amour, Socrate s'adresse à ses interlocuteurs en leur disant que lorsqu'elle est en proie à la passion amoureuse, l'âme a tendance à se rapprocher du divin. Pressé de préciser ce qu'il entend par "âme", il prend l'allégorie suivante : imaginez un cocher guidant un attelage ailé composé d'un char et de deux chevaux dont l'un est fringant et discipliné, l'autre rétif et paresseux. Que croyez-vous donc qu'il arrivera lorsque le cocher voudra enlever sa monture par-delà les nuées ? La réponse est évidente. On voit qu'on a, là encore, affaire à un argument analogique : l'âme est au corps comme le cocher à son attelage ailé et, de même que la fonction de celui-ci est de transporter son cocher, de même le corps "transporte" l'âme (ce n'est pas pour rien que l'on parle, en français, de "transport amoureux" !), même si, de fait, le moyen de transport se révèle malcommode, voire voué à l'échec. Dans ces deux analogies, le corps est manifestement considéré comme un obstacle à surmonter, un problème à résoudre pour l'âme, même si la seconde est un peu moins dévalorisante pour le corps.
Comparons maintenant le dualisme platonicien avec son correspondant cartésien. Comme chacun sait, Descartes est le philosophe du doute méthodique, ainsi nommé pour le démarquer du doute sceptique : tandis que celui-ci est un but en soi (douter de tout parce qu'au fond rien n'est jamais certain), celui-là est un moyen, une méthode destinée, à l'instar d'une pierre de touche, à tester les jugements pour découvrir, in fine, ceux qui lui résisteront. Tel est le point de départ du Discours de la Méthode pour bien conduire son Entendement et trouver la Vérité dans les Sciences. À partir de là, de quoi dois-je donc douter ? Naturellement, d'abord du témoignage de mes sens qui sont parfois trompeurs. Or, si mes sens ne sont pas fiables, alors l'existence de mon corps (qui nous est signalée par mes cinq sens) est douteuse aussi. Mais, si l'existence de mon corps n'est nullement assurée, alors celle des autres corps qui m'environnent ne l'est pas plus. Du coup, il n'est pas absurde d'imaginer que je suis seul dans l'univers et que je suis le jouet "d'un malin génie qui use de toute son industrie à me tromper" (thème très populaire à l'âge classique : et si toute notre existence n'était qu'un songe ? De là le titre de la comédie éponyme de Pedro Calderón, d'ailleurs contemporain de Descartes). Mais alors que reste-t-il qui résiste au doute ? Nécessairement ceci : "pendant que je voulais douter de toute chose, encore fallait-il que moi qui doutais fusse quelque chose". Et quelque chose qui pense, cela va de soi, puisque si je doute, alors je pense. Descartes reprend d'ailleurs à son compte l'argument de Saint Anselme : si fallor sum ("si je me trompe, c'est que je suis"). D'où, première vérité soustraite au doute : je suis une chose qui pense, c'est-à-dire une âme ou un esprit. Puis il continue : je suis une chose qui pense imparfaitement (puisque je doute), ce qui prouve que j'ai l'intuition intime de l'existence de la perfection, autrement dit de celle de Dieu. Voilà donc soustraite au doute une deuxième vérité absolument certaine (on remarquera que l'existence de Dieu est, chez Descartes, déduite de mon existence comme être pensant. On comprend pourquoi les autorité ecclésiastiques de l'époque ont inscrit les œuvres de Descartes à l'index librorum prohibitorum "la liste des livres interdits" !). À partir de là, il suffit de considérer que l'être parfait qu'est Dieu étant infiniment bon, il ne peut pas m'avoir créé, moi, chose pensante imparfaite, pour que mes jugements soient systématiquement erronés. En conséquence de quoi, je dois admettre (troisième vérité indubitable quoique probabiliste : il est certain qu'il est fort probable ...) que mes doutes initiaux n'avaient pas lieu d'être et que, le plus souvent, mes sens me présentent les choses telles qu'elles sont en réalité. Raison pour laquelle je dois bien admettre que j'ai un corps (notons bien : je suis une âme et j'ai un corps) tel que je (c'est-à-dire l'âme que je suis) le sens.
Si, à présent, on fait la synthèse de ces deux grandes versions du dualisme classique, on aboutit à trois conclusions. Premièrement, c'est un dualisme substantiel, dans le sens où l'âme et le corps y sont conçus comme deux "êtres hétérogènes" (pour reprendre le vocabulaire de Durkheim), c'est-à-dire deux êtres entièrement autarciques, autonomes, qui n'ont besoin de rien d'autre qu'eux-mêmes pour subsister. Ce qui est, canoniquement, la définition même de la substance. Deuxièmement, c'est un dualisme hiérarchisé puisque l'âme y est investie d'une dignité qui est refusée au corps (obstacle, "élément mauvais" chez Platon, existence dérivée et seulement probable chez Descartes). Et, troisièmement, c'est un dualisme contingent dans la mesure où aucun des défenseurs de cette sorte de doctrine n'est capable de nous expliquer pourquoi il n'y a que deux substances, pourquoi celles-ci et pas d'autres et, surtout, pourquoi des êtres (les substances) qui, en droit, sont indépendants, éprouvent le besoin de se rencontrer pour faire un bout de chemin ensemble (là encore, il faut lire ou voir cette autre savoureuse comédie de Calderón intitulée Procès en Séparation de l'Âme et du Corps). Bref, la légèreté des arguments du dualisme classique, même chez ses deux représentants les plus vénérables, confirme l'impression première que nous avions : la dualité de l'âme et du corps est tellement évidente pour ses partisans qu'ils sont à la peine lorsqu'il s'agit de la justifier (c'est aussi ce que dit Bergson dans l'Essai su les Données Immédiates de la Conscience). C'est bien entendu dans cette faille argumentative que vont s'engouffrer leurs adversaires afin de promouvoir la version la plus classique du monisme.
(à suivre ...)