Le troisième paradoxe de cette approche cognitiviste ou neuro-scientifique des rapports du corps et de l'esprit procède de la naïveté affligeante de la conception selon laquelle le niveau supérieur que constitue le mental serait censé posséder la fonction spécifique de représenter des informations destinées à régir les mouvements du corps. Daniel Andler prétend qu'"au niveau informationnel [donc supérieur], le système cognitif de l'homme (ainsi, sans doute que celui des autres mammifères supérieurs) est caractérisé par ses états internes ou mentaux et par les processus qui conduisent d'un état au suivant. Ces états sont représentationnels : ils sont dotés d'un contenu renvoyant à des entités externes"(Andler, Calcul et Représentations : les Sources, in Introduction aux Sciences Cognitives, intro.). Et Stanislas Dehaene de surenchérir : "lorsque nous prenons conscience d'une information, celle-ci entre dans un système de stockage qui la maintient en ligne et la rend disponible au reste du cerveau. Parmi les milliers de représentations mentales inconscientes qui, à tout instant, traversent nos circuits cérébraux, l'une d'entre elles est sélectionnée pour sa pertinence par rapport à nos buts actuels. La conscience est le dispositif qui la stocke et la rend disponible à tous les systèmes de décision de haut niveau (..) D'après cette théorie, la conscience n'est rien d'autre que la diffusion globale d'une information à l'échelle de tout le cerveau. Tout ce dont nous prenons conscience, nous pouvons le garder à l'esprit longtemps après qu'il a disparu de nos organes sensoriels. Une fois l'information acheminée vers l'espace de travail, elle y reste stable, indépendamment du moment et du lieu où nous l'avions initialement perçue. Nous pouvons alors l'utiliser de mille manières, et en particulier l'expédier aux aires du langage, donc la nommer"(Dehaene, le Code de la Conscience). Or, nous allons voir que l'idée d'"information" est, en effet, fondamentale pour la compréhension du rapport de l'esprit au corps mais à condition de justement ne pas en faire, comme c'est le cas pour le cognitivisme inféodé au paradigme computationaliste, le synonyme de "représentation d'entités externes". La définition de l'esprit en termes d'information-représentation pose, en effet, deux types de problèmes.
Premièrement, si elle est pertinente lorsqu'il s'agit de décrire le fonctionnement d'un ordinateur (qu'on fabrique, précisément, dans le but de stocker des informations sur le monde afin de pouvoir les restituer sous forme de représentations -analogiques ou digitales, peu importe ici- en tant que de besoin), elle ne l'est plus dès lors que l'on applique ce modèle computationnel à l'être humain. Le système informationnel-représentationnel de l'ordinateur est, en effet, au service de l'être humain qui, in fine, s'en sert comme d'un banal outil, dans une certaine intention, par exemple, celle de prendre une décision puis d'agir en conséquence. Mais on ne peut évidemment pas dire que ledit système informationnel-représentationnel à la même fonction lorsqu'il s'agit, non pas de celui de la machine informatique, mais de celui de l'esprit humain. L'esprit humain, contrairement au logiciel informatique, n'est pas, "au service de l'homme", il n'est pas "un outil pour agir". Si tel était le cas, tout se passerait alors comme si l'homme "lisait" des informations dans son esprit comme il le fait sur un écran d'ordinateur afin de délibérer. Notons que, pour certains cognitivistes comme Jerry Fodor ou Noam Chomsky, c'est une thèse explicitement posée selon laquelle "les états ou représentations internes sont des formules d'un langage interne ou "mentalais" proches des langages formels de la logique"(Andler, Calcul et Représentations : les Sources, in Introduction aux Sciences Cognitives, intro.). Cela nous permet de constater à quel point la notion de "représentation" est polysémique (tout à la fois image, exemple, modèle, substitution, délégation et spectacle) et, partant, source d'ambiguïtés. Cela dit, "comment regarde-t-on en soi-même et comment éprouve-t-on en soi-même un libre arbitre ?"(Wittgenstein, Cours sur la Liberté de la Volonté, 438). Cette difficulté, connu sous le nom de "sophisme de l'homoncule" (du latin homonculus, "petit homme", expression due à Anthony Kenny, the Homunculus Fallacy, in the Legacy of Wittgenstein - 1961), suggère qu'il y a, en arrière-plan de la fonction informationnelle-représentationnelle supposée de l'esprit, un système qui veille et qui prend des décisions à l'intérieur de chacun d'entre nous. Or, comme le dit Jacques Bouveresse, "tout comme c’est moi et non pas ma main qui signe le chèque, des choses comme [l'information, la représentation, la décision, etc.] ne peuvent être rapportées qu’à la personne toute entière"(Bouveresse, Philosophie, Mythologie et Pseudo-science, ii). Ou bien, comme le souligne Vincent Descombes, "que le cerveau, nous disent [les cognitivistes], soit l’organe de la pensée, le substrat de la conscience, des croyances et des émotions est une chose sur lequel on peut s’accorder. Ce n’est pas, pour paraphraser Aristote au sujet de l’âme (de Anima, I, 4) le cerveau qui pense, mais l’homme au moyen de son cerveau"(Descombes, la Denrée Mentale, viii, 3).
Deuxièmement, à supposer que l'esprit se caractérise par des "états" informationnels-représentationnels afin de permettre au corps de prendre des décisions en fonction d'une information sur la présence ou l'absence de certaines entités extérieures pertinentes représentées, nous sommes renvoyés au problème précédemment évoqué de la nature, nécessairement causale ou mécanique de l'interaction entre la source et la destination de l'information-représentation, c'est-à-dire, derechef, entre deux "niveaux" (inférieur-supérieur) posés d'emblée comme hétérogènes au point que l'on hésite sur le caractère physique ou non de l'un des deux. En tout cas, on a du mal à concevoir par quel mystère un simple "état mental", autrement dit une simple représentation de l'esprit, autrement dit, une image, pourrait, in fine, déterminer mécaniquement le corps à se mouvoir et agir. Daniel Andler précise, à juste titre, que le niveau supérieur informationnel-représentationnel (le software, le logiciel) des "machines de Turing" devenues des ordinateurs, détermine mécaniquement le niveau inférieur proprement cybernétique (le hardware) par l'intermédiaire d'algorithmes qui sont des suites d'instructions analysables en bits, c'est-à-dire en séquences d'impulsions électriques. De ce point de vue, la conception de la métaphysique classique qui assimile la représentation mentale à une sorte de représentation théâtrale est infiniment moins naïve. C'est celle que l'on retrouve, par exemple, chez Descartes ou chez Hume : "l'esprit est une sorte de théâtre où diverses perceptions font successivement leur apparition; elles passent, repassent, glissent sans arrêt et se mêlent en une infinie variété de conditions et de situations"(Hume, Traité de la Nature Humaine, §4). Notons quand même que Hume ajoute, afin de ne pas être accusé d'assumer la thèse cartésienne du dualisme des substances, que "la comparaison du théâtre ne doit pas nous égarer. Ce sont les seules perceptions successives qui constituent l'esprit ; nous n'avons pas la connaissance la plus lointaine du lieu où se représentent ces scènes ou des matériaux dont il serait constitué"(Hume, Traité de la Nature Humaine, §4). Toujours est-il que, à supposer que la conscience soit une sorte de "théâtre" où se jouent des représentations, une scène de théâtre (variante moderne : une scène cinématographique), comme le dit Aristote, dispose peut-être le spectateur à l'imitation (mimèsis) mais n'a, évidemment, aucun effet mécanique sur lui.
Si l'on veut, à tout prix, défendre une conception informative-représentationnelle de l'esprit humain, il faut récuser une telle approche icônique en termes d'images mentales et lui préférer, soit une approche qualitative en termes de qualia, soit une approche normative en termes de règles. Ainsi, lorsque Spinoza définit l'âme comme "l'idée du corps", il s'empresse de préciser aussitôt que, par "idée", il ne faut pas entendre la "peinture inanimée" d'une chose mais "l'acte même de connaître", lequel est déterminé par la manière dont l'être connaissant est affecté par des êtres extérieurs à lui-même. L'affect est donc une puissance de réagir à l'affection dont un être quelconque est l'objet. L'embêtant, avec Spinoza, c'est, d'une part la présence hégémonique, chez lui, de la relation causale, d'autre part le fait que sa tolérance va jusqu'à refuser d'établir la moindre différence de nature entre les êtres et, donc, jusqu'à doter tous les êtres de la faculté d'être affectés et, partant, d'être informés par leur esprit. Le point de vue de Thomas Nagel est moins ambitieux et, peut-être aussi, plus pertinent, en tout cas moins éloigné du sens commun. Il s'est rendu célèbre dans les années 1970 en rédigeant un article intitulé what is it like to be a Bat ? ("quel effet cela fait-il d'être une chauve-souris ?") dans lequel il souligne trois points majeurs. D'abord, étant donné la spécificité perceptive du chiroptère (rappelons que la chauve-souris perçoit les aspects les plus pertinents de son environnement immédiat par la captation auditive de l'écho sonar des ultra-sons qu'il a préalablement émis pour détecter, soit un obstacle à éviter, soit un insecte en vol à happer), si l'information que son esprit transmettait à son corps était de nature icônique, le délai nécessaire pour le traitement de ladite information serait trop long pour lui permettre de se diriger ou de se nourrir. D'où, par suite, il est plus rationnel de penser que cette information consiste non en une image à lire ou à déchiffrer, mais en une expérience qualitative (un quale) qui la fait réagir en temps réel à la présence d'un obstacle ou de nourriture. Et ce qui vaut pour la chauve-souris (qui est un mammifère) doit aussi, très probablement valoir pour les autres mammifères et, a fortiori, pour les espèces moins évoluées. Cela dit, troisièmement, pour savoir "l'effet que ça fait d'être une chauve-souris" (c'est-à-dire d'être affecté comme elle par des échos sonar), il faudrait être une chauve-souris et, plus précisément cette chauve-souris, voulant dire par là que l'affect par lequel l'esprit informe le corps est fondamentalement subjectif et, partant, incommunicable. À noter que le débat entre conception icônique et conception qualitative est très élégamment arbitré par Marcel Proust qui, dans la Recherche du Temps Perdu, définit l'image mentale comme un affect passé qui, au présent, a perdu de sa virulence et, inversement, l'affect présent comme une image dont le contenu et les enjeux présents induisent en nous une réaction émotionnelle. Notons aussi que cette approche en termes qualitatifs (non icôniques) du représentationnalisme résout radicalement le problème de la nature de la relation entre information et action puisque, dans ce cas, l'affect, c'est-à-dire l'émotion, n'est pas la cause de l'action mais un aspect significatif quoique indissociable de celle-ci.
Il en va de même pour le représentationnalisme normatif. Karl Popper définit la vie comme la faculté de "résoudre des problèmes". Or, si tel doit être le cas, le corps vivant doit se voir informer de deux sortes de règles : celles qui appartiennent aux données du problème (les difficultés, naturelles ou sociales, que le corps a à surmonter doivent être régulières) et celles qui ressortissent à la solution du problème (les difficultés doivent pouvoir être réglées). Voilà pourquoi il est de l'intérêt commun des membres d'un même biotope que soient mutualisées les règles qui vont déterminer tel corps à se mouvoir afin de résoudre une difficulté vitale. Or , il existe deux voies d'information ou de communication des règles : la voie mécanique ou génétique (à partir de la procréation) et la voie incitative ou empirique (à partir de l'expression). Par cette deuxième voie, les êtres vivants s'influencent mutuellement en se communiquant des informations pertinentes sur l'état de leur biotope sans que cette influence soit causale puisque (Karl von Frisch l'a montré à propos de la "danse" des abeilles), par définition la même cause produit nécessairement le même effet, tandis que le résultat d'une communication expressive n'est nullement assuré bien qu'il existe une forte stabilité statistique entre le stimulus et la réaction. Bourdieu parle, à ce propos, d'habitus, c'est-à-dire d'in-corporation (étymologiquement : in corpore, "dans le corps") des règles vitales générant des dispositions régulières, des comportements réguliers et, en fin de compte, de la stabilité environnementale. Bien entendu, la plupart des philosophes qui ont défendu cette approche normative de la fonction informative-représentationnelle de l'esprit se sont penchés sur la spécificité humaine de cette fonction. À cet égard, tous ont souligné le rôle tout à fait spécial du langage. Kant ou Wittgenstein, par exemple, ont insisté sur la capacité que possède l'esprit humain et par l'intermédiaire du langage, à informer son propre corps ou des corps tiers sur des événements qui, à la limite, peuvent n'avoir jamais été perçus ou ressentis, ni par l'émetteur, ni par le récepteur du message (ce qui, au passage, permet de résoudre le problème de la madeleine de Proust : si les propos du narrateur nous touchent, c'est parce qu'ils sont capables d'évoquer, chez nous ses lecteurs, des images et/ou des affects personnels qui n'entretiennent pourtant avec ceux de l'auteur, qu'une très vague et très lâche analogie). Brefs, les humains, et probablement aussi d'autres familles d'êtres vivants, sont déterminés, non pas causalement par des impulsions électriques mais par des règles incitatives, autrement dit par des processus normatifs et non pas mécaniques. Comme le fait remarquer Vincent Descombes, "l'opérateur humain travaille sous l'autorité d'un autre opérateur humain qui veille à ce que les opérations se fassent comme les règles disent qu'elles doivent se faire (et ce "doit" est logique, normatif). L'opérateur mécanique est ingénieusement construit : les mouvements effectués doivent correspondre aux instructions données (et ce "doit" a la valeur d'une nécessité physique, pas logique)"(Descombes, la Denrée Mentale, vi, 3).
Pour conclure très brièvement, incohérence, non-sens et naïveté qui ne doivent sans doute rien à l'inculture mais qui procèdent manifestement d'un parti pris idéologique, voilà les trois caractéristiques du paradigme cognitiviste promu et défendu par Blanquer, Dehaene et leurs valets empressés.