Pour Aristote, tout être doit son existence au concours de quatre causes ou principes : la matière, la forme, la fin et les moyens. Par exemple, la matière de la statue d’Apollon qui trône au centre du temple de Delphes est, bien entendu, le bloc de marbre dont elle a été tirée. Sa forme est celle du dieu de l'harmonie et de la grâce, non celle d'un autre dieu ou d'une autre déesse. Sa fin est l'intention qu'avait son auteur au moment où il a sculpté son œuvre. Enfin, les moyens sont, évidemment, ceux dont le sculpteur Phidias s'est entouré pour donner une forme précise à la matière brute. On voit bien que l'existence de tout être dépend de la collaboration de deux pôles : un pôle "passif", celui de la potentialité (matière-forme), et un pôle "actif", celui de la réalisation effective (fin-moyens). Or, il se trouve que, pour certains êtres (c'est le cas pour la statue d'Apollon), la forme est passivement imposée à la matière par un être transcendant (en l'occurrence, le sculpteur Phidias) qui agit avec les moyens les plus aptes à remplir la fin qu'il s'est assignée. En revanche, pour d'autres, le pôle actif (fin-moyens) est immanent au pôle passif (matière-forme) : en d'autres termes, il existe des êtres qui sont, à eux-mêmes, les agents de leur propre formation et de leur propre trans-formation. On les appelle les êtres vivants. Le vivant est cette sorte d'être qui impose une forme à sa matière corporelle en vertu d'une fin (la vie) qu'il se donne les moyens d'atteindre (ses organes, du grec organon, "outil"). Une fois que l'on a admis ceci, il est facile de comprendre cette définition d'Aristote : "l'âme est la réalisation première d'un corps naturel qui a potentiellement la vie"(Aristote, de l’Âme, II, 412a), autrement dit, l'âme est la forme du corps vivant en acte. L'âme (hè psukhè en grec, racine dont sont issus tous les termes modernes commençant par "psy..."), c'est la forme que prend le corps vivant en tant qu'il agit, c'est-à-dire la position qu'il adopte en tant qu'il vise une fin (vivre, rester vivant) à travers des moyens appropriés (l'organisme biologique, du grec bios, "vie") en donnant une forme adéquate (le comportement adaptatif) à une matière (le corps vivant). En ce sens, l'âme est inhérente au vivant, en grec, ta zôa, que l'on traduit souvent par "animaux", traduction intéressante en ce qu'elle fait le lien avec l'étymologie latine : l'animal, c'est l'être qui possède une anima, une âme, mais traduction fausse cependant dans la mesure où, pour Aristote, ta zôa désigne tous les vivants, par opposition aux êtres in-animés qui sont dépourvus d'âme, et pas seulement ceux que nous appelons aujourd'hui "animaux". Toujours est-il que l'âme est, pour un être vivant tout à la fois sa forme et sa fin puisque le comportement adaptatif (forme) du vivant présuppose sa propension à vivre (fin), et que le corps est à la fois sa matière et son moyen puisque l'organisme biologique est à la fois ce qui trans-forme (moyen) et ce qui est trans-formé (matière).
Le temps et l'espace nous manquent pour montrer à quel point la conception d'Aristote du vivant est, à la fois, compatible avec la pensée taoïste chinoise et, tout en étant vieille de vingt-cinq siècles, en même temps terriblement moderne en ce qu'elle anticipe, entre autres, les conceptions de Darwin, de Bergson, et de Popper. Voilà, en tout cas, pourquoi le dualisme corps-esprit n'est en rien contingent, miraculeux ou mystérieux mais logiquement nécessaire en ce qu'il ne peut pas en être autrement pour les êtres vivants. En effet, l'in-formation par l'âme n'est pas du tout une option pour le corps vivant comme le supposent les foncionnalistes : dans la mesure où on ne peut concevoir de forme sans matière (toute forme est forme de quelque chose) ou de matière sans forme (toute matière, même brute, possède déjà une forme) et dans la mesure où l'âme est au corps ce que la forme est à la matière lorsque celle-ci est vivante, alors il n'y a pas d'âme sans corps vivant ni de corps vivant sans âme. De ce point de vue, l'âme est donc immanente au corps vivant et le corps vivant est immanent à l'âme. Ce sont là deux réalités indissociables bien que distinctes. Distinctes en ce que, comme nous l'avons vu en critiquant le dualisme et le monisme classiques, nous possédons, nous autres humains, êtres vivants doté d'un langage, un double lexique : le lexique mentaliste fait référence aux intentions que nous formons pour adopter et justifier nos comportements en termes de fins et d'idées (en grec, eïdos désigne, primitivement, la forme), le lexique physicaliste aux difficultés que nous rencontrons et que nous devons surmonter pour parvenir à mouvoir notre matière corporelle avec les moyens que nous fournit notre organisme.
Apparemment, il semblerait donc que nous ayons résolu tous les problèmes que nous avons détectés tout au long de cet exposé. Las ! Un dernier grain de sable vient gripper notre bel ordonnancement : dans le cas particulier de l'être humain, la définition aristotélicienne de l'âme comme forme du corps vivant en acte est tout à fait désespérante. Et ce, pour la raison suivante : si la fin ultime que vise l'être animé est de vivre, alors on doit admettre que c'est là une fin inaccessible. Aucun être vivant ne l'a jamais atteinte et, selon toute vraisemblance, ne l'atteindra jamais. D'où l'idée de Claude Bernard selon laquelle la vie est l'ensemble des forces qui résistent (provisoirement) à la mort ou celle de Sigmund Freud pour qui tout organisme vivant tend à redevenir inorganique. Les êtres vivants autres que les hommes résolvent ce paradoxe, d'une part en ne communiquant que des informations relatives à leur survie dans l'instant immédiat, d'autre part en procréant de nouveaux êtres vivants et, donc, en transférant à l'espèce la charge de poursuivre une fin inaccessible pour l'individu. Mais il en va, hélas, bien différemment pour l'être vivant doté de langage que nous sommes puisque le langage, avons-nous dit, possède le redoutable pouvoir de nous faire connaîre un passé mais aussi un futur que nous n'avons encore jamais vécus, notamment, en l'occurrence, l'horizon indépassable de la mort. En ce sens, Heidegger n'a certainement pas tort de définir l'être humain comme "être-vers-la-mort" (Sein zum Tode).Et, comme si cela ne suffisait pas, Aristote ajoute sans s'en rendre compte une difficulté supplémentaire en disant que, dans le cas spécifique de l'être humain, la fin visée par l'âme n'est pas seulement la vie mais aussi le bonheur (en grec hè eudaïmonia, littéralement, "la vie bonne", "la bonne conduite", sans connotation morale). Or, si le bonheur n'est, dans l'absolu, pas une fin aussi inatteignable que l'est la vie pure et simple, l'étymologie de ce terme (le "bon heur", en deux mots, c'est-à-dire la bonne chance) souligne son caractère aléatoire. D'ailleurs, pour Aristote, toute fin, en tant qu'elle vise ce qui doit être mais n'est pas encore, est aléatoire. Aristote étant un homme de son pays de son temps, il donne là une expression philosophique à l'idée tragique par excellence : nous sommes le jouet de notre destin (ce que Nietzsche appellait der hellinistischen Pessimismus, "le pessimisme grec", cf. sans Musique la Vie serait une Erreur). Ce dont le langage humain ne peut pas manquer, une fois de plus, de nous faire prendre conscience en nous remémorant nos propres échecs (nos "mauvaises chances") ou ceux de nos semblables. Bref, dire que l'âme est la forme du corps vivant en acte, c'est, dans le cas particulier de l'homme, impliquer que cette âme va lui faire prendre douloureusement conscience de sa mortalité et de sa faiblesse, en d'autres termes du caractère tragique de son existence (rappelons que la tragédie est la représentation mythique d'un destin gouverné par tant de forces supérieures impossibles à maîtriser que, le héros, de quelque mérite et de quelque vertu qu'il soit doté, est toujours voué à souffrir puis à mourir). Nul mieux que Pascal n'a su énoncer ce paradoxe : "nous disposant toujours à être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons jamais"(Pascal, Pensées, B194). Ou encore : "lui conseiller [à l'homme] d’avoir une condition tout heureuse et laquelle il puisse considérer à loisir, sans y trouver sujet d’affliction […], ce n’est donc pas entendre la nature"(Pascal, Pensées, B139). Nous allons donc voir, à présent, comment la pensée indienne s'y prend, à travers Patañjali, pour nous aider à résoudre le paradoxe de Pascal en corrigeant quelque peu la définition aristotélicienne de l'âme tout en en conservant cependant l'essentiel.
(à suivre ...).