(suite et fin)
Dès le second des 195 aphorismes des Yoga-Sûtra, Patañjali (nom propre ou collectif que la tradition hindoue attribue au(x) sage(s) qui aurai(en)t rédigé les Yoga-Sûtra entre 300 av. J.C. et 500 ap. J.C.) définit le yoga ("yoga" vient d’une racine sanskrite que nous retrouvons en français dans les mots "joindre" ou "joug") comme la cessation, l'arrêt (nirodah) de l'agitation ou des perturbations (vritti) du mental (citta). Ce qui permettra, le cas échéant, nous précise l'auteur dans l'aphorisme suivant, à la conscience (drashtu) de s'établir dans sa forme véritable (svarupe). La proximité de Patañjali avec Aristote saute aux yeux : d'une part, quiconque a un jour assisté à une séance de yoga s'est immédiatement rendu compte qu'il s'agit, à travers un certain nombre d'exercices, d'y conférer une certaine forme au corps ; pourtant, d'autre part, il est manifeste qu'il est, dans ces deux aphorismes fondamentaux, question de l'esprit ("mental", "conscience") et, plus précisément, d'une forme authentique de l'esprit. On ne voit donc pas comment on pourrait s'abstenir de donner une interprétation aristotélicienne à ces deux aphorismes en disant que l'esprit y est conçu implicitement comme la forme du corps humain en acte, en tant qu'il agit, en tant qu'il se meut. Mais, d'un autre côté, Patañjali, contrairement à Aristote, établit d'emblée une distinction entre l'esprit comme conscience (drashtuh) et l'esprit comme mental (citta) dans le sens où seule la première des deux formes est réputée forme authentique du corps.
Pour comprendre à quoi il veut en venir, demandons-nous d'abord en quoi peut bien consister cette forme impropre ou inauthentique du corps qu'il appelle mental (citta). Pour ce faire, nous nous réfèrerons outre au texte des Yoga-Sûtra tel que traduit et commenté par le sanskritiste Jean Bouchart d'Orval. Celui-ci nous explique que le mental (citta) est une forme tout à la fois dégradée et spontanée du corps. Dégradée en ce que le yoga doit contribuer à la corriger, la dépasser, voire l'éliminer. Spontanée en ce que les fins qui vont occasionner les agitations/perturbations (vritti) à combattre, l'esprit les vise naturellement pour le corps. Autrement dit, ce contre quoi, selon Patañjali, le yoga entend lutter en essayant de nous en faire prendre conscience, c'est le fait que l'esprit envisage spontanément des fins toxiques qui font souffrir (dhukha) le corps, qu'il le dé-forme plus qu'il ne l'in-forme, pourrait-on dire. Raison pour laquelle Jean Bouchart d'Orval commente Yoga-Sûtra I, 2 en disant, dans un vocabulaire parfaitement accessible au lecteur occidental, que le mental (citta) est ce qui nous fait sujet face à un objet. En d'autres termes, le mental (citta) est cette forme spontanée du corps qui trace une ligne de démarcation entre moi et non-moi, entre ici et là-bas, entre maintenant et après, bref, entre sujet et objet. Ce qui importe et pose problème, dans ce couple sujet/objet, réside d'ailleurs moins dans les termes de la relation que dans la relation elle-même. En effet, cette relation du sujet à l'objet, c'est ce qu'Aristote appelle la finalité (télos) et que la tradition occidentale a pris l'habitude de nommer désir. Rappelons que "désir" vient du latin desiderium, qui vient lui-même de sideratio qui est le nom par lequel on désigne la position des astres que l'on con-sidère afin de décrypter le destin (Lacan dirait sans doute que l'objet de désir est forcément dans les astres, que c'est toujours la lune que l'on aura du mal à décrocher, autrement dit, qu'en désirant on prépare nécessairement le dés-astre). Bref, tout objet est, par définition, objet de désir. Sauf qu'on n'a pas attendu Freud ou Lacan pour comprendre à quel point la relation de désir est fondamentalement ambivalente : le sujet désire mettre l'objet à distance de lui (étymologiquement, ob-jectum c'est, en latin, ce qui "jeté devant", de même en grec pro-blèma et en allemand Gegen-stand), mais, en même temps, il désire le connaître, ou le posséder, ou l'aimer, ou le modifier, ou le protéger, ou le détruire, etc., dans tous les cas, il désire s'en rendre maître. De sorte que, si le mental (citta) pose problème à Patañjali, c'est exactement pour les mêmes raisons que la finalité (télos) pose problème à Aristote et à Pascal, à savoir que l'objet du désir (kâma), une fois séparé du sujet, possède une autonomie qui le rend difficilement maîtrisable par le sujet. Ce qui, compte tenu du fait que l'être humain est, insistons-y encore, un être de langage, lequel, avons-nous vu, est ce qui nous fait sortir du présent, nous prédispose à anticiper douloureusement l'échec possible de notre désir sur la base de la remémoration d'un échec passé, de soi-même ou d'autrui. Et, pour peu que l'intensité et la durée d'une frustration soit proportionnelle à l'éminence de l'objet de désir qui en est la cause, alors on en imagine aisément les conséquences existentielles lorsque ledit objet est inaccessible comme c'est le cas pour la vie en général, ou, en tout cas, très aléatoire comme lorsqu'il s'agit du bonheur. On peut même se demander dans quelle mesure ce sont encore là des objets de désir, si le désir de vivre ou le désir d'être heureux ne sont pas, en fait, sinon des désirs vides de contenu, du moins des méta-désirs (des désirs de désirs : par exemple, désirer être heureux, c'est désirer que, quelque soit la fin visée par l'esprit, celle-ci soit satisfaite). Ce qui importe ici est que la relation de désir caractéristique du couple sujet/objet est essentiellement génératrice d'in-quiétude, d'in-tranquillité pour le mental (citta) qui en impose la forme au corps.
Tel est donc le problème : le mental (citta) est l'expression spontanée d'un esprit qui oppose un corps-sujet à un corps-objet, ce qui produit spontanément ces perturbations, cette agitation (vritti) auxquelles le yoga se veut être une solution. Laquelle solution passer, on le comprend aisément, par une interruption, une cessation, une abolition (nirodah) de ces vritti. Or, si on lit bien les sûtra II, 29 à III, 13, on se rend compte qu'en effet, le yoga est, dans son essence, une discipline ou, plutôt, un ensemble de disciplines de renoncement. Le sûtra II, 29 énumère avant de les détailler, les huit angâni, c'est-à-dire les huit membres ou branches du yoga. Dans les deux premiers (yama et niyama), il est question de la retenue à observer à l'égard d'autrui (ne pas mentir, ne pas voler, ne pas agresser, etc.), puis vis-à-vis de soi-même (pureté, droiture, etc.) : il s'agit donc de renoncer à des comportements spontanés dont la banalité n'a d'égal que le souffrance potentielle (duhkha) qu'ils peuvent entraîner (on remarquera l'ordre chronologique : d'abord autrui, puis soi-même ; la morale occidentale prescrit de ne pas faire à autrui ce que l'on ne voudrait qu'autrui nous fît, tandis que Patañjali nous engage à ne pas imposer à soi-même ce dont on a renoncé à accabler autrui). Dans le troisième (âsana), on parle de la posture assise (si le yoga est fréquemment considéré comme l'art des postures, la seule dont il soit question dans le traité de Patañjali est la posture assise), laquelle gagne, nous dit-il, à être ferme et confortable, ce qui revient à dire qu'il convient de renoncer aux positions génératrices de stress que tout être humain adopte spontanément dans sa vie quotidienne. Dans le quatrième (prânâyâma), nous voilà enjoints de renoncer à respirer spontanément en se contentant de se remplir d'air pour, tout au contraire, mettre l'accent sur le souffle, sur l'expiration. Comme le fait remarquer Jean Bouchart d'Orval, dans la plupart des langues humaines, le champ lexical du souffle et celui de l'esprit sont les mêmes (le mot "esprit" vient d'ailleurs de spiritus, "souffle", cf. aussi l'importance du qì dans la pensée chinoise). Puis, dans les cinquième et sixième angâni (pratyahârâ, dhâranâ), il nous est demandé de contenir la dispersion, l'errance, respectivement, de nos sens et de notre pensée afin d'aller vers la concentration, vers le recueillement, ce qui prépare le septième (dhyâna), celui qui nous engage à méditer, autrement dit à renoncer à penser et, par là, renoncer à multiplier anarchiquement les objets de désir. Alors nous parvenons au huitième et dernier aspect du yoga, à savoir l'équanimité ou la paix (samâdhi). C'est alors que l'esprit n'est plus mental (citta) mais conscience (drashtuh), autrement dit la forme authentique du corps vivant humain. On voit bien en quoi Patañjali complète et corrige Aristote. On pourrait même généraliser et dire : en quoi la sagesse orientale complète et corrige la philosophie occidentale : en se donnant des fins et les moyens de les atteindre, l'âme in-forme, dé-forme et trans-forme continûment et spontanément une matière corporelle dont elle n'est pas dissociable. Or, il existe manifestement des fins toxiques, c'est-à-dire des objets de désir inaccessibles (vivre) ou très aléatoires (vivre heureux). À travers les moyens que fournit le yoga et qui consistent tous, non à renoncer au désir (ce serait renoncer à vivre), mais à renoncer à la survenance erratique des désirs en renonçant, autant que possible, à l'opposition sujet-objet caractéristique du mental. C'est cette forme apaisée que l'esprit ambitionne de donner au corps par le moyen du yoga.
Pour nous résumer, nous avons vu dans un premier temps que le point de vue substantialiste qui est celui des dualistes et des monistes classiques nous plaçait devant une évidence : le dualisme corps-esprit est inéliminable. Pour essayer de comprendre cette inéliminabilité, il nous a fallu faire l'hypothèse fonctionnaliste selon laquelle l'esprit est une fonction d'information qui conditionne l'adaptation du corps vivant à son milieu. Mais, pour saisir la nécessité d'un dualisme qui ne peut pas s'exprimer autrement qu'en termes d'esprit et de corps, nous avons dû avoir recours à un point de vue immanentiste d'après lequel l'esprit n'est pas une fonction du corps vivant mais sa forme même en tant qu'elle vise des fins et se fixe les moyens de les atteindre, même si, dans le cas de l'être humain, il existe des fins manifestement inaccessibles ou aléatoires auxquelles la sagesse commande de renoncer.