Faisons le point. Or donc, avons-nous dit, le cognitivisme soi-disant "scientifique" est inconsistant (= incohérent, contradictoire) dans la mesure où il prétend décrire le mécanisme causal par lequel un substrat neuronal détermine un substrat mental, alors que, de deux choses l'une : ou bien les deux substrats sont de nature différentes et alors la propagation de la connexion causale est miraculeuse, ou bien les deux substrats sont de même nature et alors on voit mal pourquoi et, surtout, comment, on distingue le "neuronal" du "mental". Bref, les cognitivistes dualistes ("neuronal" vs "mental") sont exactement dans la même impasse que Descartes lorsque celui-ci se voit contraint, dans l'article 21 du
Traité des Passions, d'expliquer comment la
res cogitans qu'est l'âme "agit" sur la
res extensa qu'est le corps en la "localisant" (autrement dit en l'étendant !) dans l'hypophyse ou glande pinéale. Quant aux cognitivistes monistes ("mental" = "neuronal"), ils sont contraints, soit à renoncer à employer les termes, désormais vides de sens, qui font partie du champ sémantique mentaliste ("pensée", "croyance", "émotion", "souvenir", etc.), soit à quitter les calmes rivages de la science pour s'aventurer dans les eaux tumultueuses de la métaphysique s'ils veulent expliquer pourquoi le narrateur de la
Recherche du Temps Perdu s'obstine à évoquer le souvenir de sa grand-mère au lieu de décrire les interactions neuro-physiologiques auxquelles, en toute rigueur, doit se réduire ledit "souvenir".
Nous avons vu aussi que l'un des subterfuges auquel les cognitivistes dualiste ont eu recours, non sans un certain succès, a été le changement de paradigme. Ils se sont dit : certes, nous avons des difficultés pour décrire scientifiquement les phénomènes mentaux dans le paradigme biologique, mais nos difficultés s'évanouissent si nous prenons, comme modèle, le paradigme informatique. Car alors, en effet, il suffit de concevoir le hardware physique de la machine comme l'analogue du niveau neuronal du vivant et le software symbolique comme l'analogue du niveau mental pour être capable de parfaitement décrire le chemin causal qui va de l'un à l'autre et, réciproquement. Ce qui est vrai, puisque l'implémentation du niveau symbolique de l'ordinateur ne suppose pas, comme c'est le cas pour l'être biologique, un changement de substrat : aux deux niveaux, on reste dans des circuits imprimés parcourus par un flux d'électrons. D'où l'enthousiasme et l'engouement qu'a suscité (et continue, manifestement, de susciter) la découverte de ce qu'il est convenu d'appeler "l'Intelligence Artificielle" par le courant computationaliste. Sauf que, premièrement, le choix d'une analogie ne ressortit pas à la démarche scientifique mais est une concession aux pouvoirs de l'imagination. De fait, une analogie n'est pas une description mais une suggestion heuristique. Expliquer à quelqu'un qui n'a jamais vu d'avion que c'est une sorte de très gros oiseau, c'est mettre son imagination sur la voie d'une compréhension possible mais ce n'est pas dire qu'un avion est un gros oiseau. Et, deuxièmement, autre défaut rédhibitoire du computationalisme, le niveau symbolique des machines est implémenté par des fonctions récursives (algorithmes), tandis que ce a quoi obéit un être vivant, ce sont des fonctions téléologiques commandées,
in fine, par la nécessité biologique de vivre et non par la nécessité logique d'éviter les contradictions : en d'autres termes l'ordinateur calcule tout court là où l'être humain, lui, calcule quelque chose dans un but déterminé. Pour ne rien dire des objections éthiques que font (heureusement) surgir toutes le tentatives d'assimilation du vivant au mécanique (encore une fois, on s'est beaucoup moqué de Descartes à ce propos). Donc le computationalisme est aussi inconséquent que le cognitivisme dualiste s'agissant de la rigueur "scientifique" de son argumentation.
Parmi les tentatives louables (louables parce que philosophiques ) pour, néanmoins, recrédibiliser le cognitivisme en vertu du dogme de l'universalité de la démarche scientifique, nous avons mentionné la philosophie des qualia. Ce courant, développé notamment par Thomas Nagel (et, sur notre forum, par Clément Dousset) nous explique que le "niveau mental" du vivant est irréductible au "niveau neuronal" pour la raison qu'il est constitué d'expériences qualitatives (d'où le terme de "qualia", pluriel du pronom latin neutre "quale") accessibles uniquement en première personne, autrement dit par et dans l'organisme qui les éprouve. Les qualia sont donc tout ce qui est sensations, perceptions, désirs, croyances, sentiments, affects, émotions, etc., bref, tout ce qui est ressenti par le corps. Du point de vue ontologique, les qualia nécessitent un substrat neuronal sans se réduire à celui-ci et, du point de vue éthologique, ce sont elles (ou "eux", en latin, c'est du neutre) qui déterminent causalement le comportement de l'organisme biologique. Voilà qui est déjà moins exotique que le computationalisme ! Or le principal problème qui se pose alors est :
comment décrire adéquatement une expérience qualitative en première personne, par hypothèse intérieure, privée et ineffable, donc incommunicable et, partant, inconnaissable ? C'est exactement ce que dit Nagel dans son article de 1974 « What is it like to be a Bat ? » (Quel effet cela fait, d'être une chauve-souris ?) : il est impossible de savoir ce que ressent une chauve-souris lorsqu'elle perçoit un ultra-son. Si on généralise à tous (toutes) les qualia, on est obligé de se demander quel sens cela a de décrire ce qu'il est impossible de savoir. Bref, la philosophie des qualia est et reste une philosophie à part entière sans aucune valeur scientifique (je n'ai pas dit : sans aucune valeur !)
Une autre voie que nous avons mentionnée est celle du monisme anomal, défendu notamment par Donald Davidson. Il consiste, lui aussi, à refuser le réductionnisme du mental au neuronal en disant que le premier est "survenant" (traduction française pour "supervenient") par rapport au second. Davidson reprend le terme que Moore avait employé pour parler du rapport entre les prédicats moraux et les faits. Cela veut dire qu'il ne saurait y avoir de différence entre deux états mentaux sans une différence corrélative d'états neuronaux mais non réciproquement dans le sens où il se pourrait bien que deux états neuronaux distincts correspondent au même état mental. En clair : lorsque je suis morose, mon système nerveux n'est certainement pas dans la même configuration que lorsque je suis enthousiaste, mais un certain état de mon système nerveux ne me garantit pas que je sois dans tel état d'esprit plutôt que dans tel autre. En d'autres termes, l'accablement peut, même pour un seul et même organisme biologique, correspondre à des états organiques bien différents. Encore une fois, on a là une thèse séduisante mais qui n'est d'aucune pertinence scientifique dans la mesure où un état mental devient alors un épiphénomène, autrement dit un trait, un aspect qui se surajoute à l'état neuronal sans exercer sur lui la moindre influence.
Je vais maintenant présenter très sommairement la position (philosophique !) que je défends en matière de rapport entre le corps et l'esprit, ce que les anglo-saxons appellent "the mind-body problem". Il me semble donc, à la suite, notamment de Marx, de Durkheim, de Wittgenstein, d'Anscombe, de Bourdieu ou de Descombes, qu'en l'occurrence, la philosophie tout autant que la science ont eu tendance à se fourvoyer. Celle-ci en prétendant objectiver l'esprit avec des méthodes qui,
volens nolens, ne valent que pour des corps, c'est-à-dire pour des entités physiques (non quantiques) identifiables et individualisables, autrement dit traçables quelles que soient leurs coordonnées spatio-temporelles. Mais la philosophie s'est, pour sa part, fourrée dans une impasse en spiritualisant l'esprit, si j'ose dire, c'est-à-dire en supposant que, s'il doit y avoir des états mentaux de l'esprit non réductibles à des états neuronaux du corps, c'est que les uns et les autres sont d'une nature ontologiquement différente. Du coup, pour nier le caractère extérieur, public et descriptible des corps, elle finit toujours par postuler le caractère intérieur, privé et ineffable des esprits. Comme le dit Wittgenstein :
Wittgenstein a écrit: à première vue, il pourrait sembler que nous avons deux types de mondes, construits avec des matériaux différents : un monde mental et un monde physique [...]. L’idée d’"objets éthérés" est un subterfuge quand l’utilisation de certains mots nous laisse perplexes, et quand tout ce que nous savons, c’est qu’ils ne sont pas utilisés comme des noms d’objets matériels
Wittgenstein, Cahier Bleu, 47.
De plus, les philosophies de l'esprit semblent toujours avoir partagé avec les neuro-sciences (surtout depuis que celles-ci ont adopté le paradigme computationaliste) le présupposé selon lequel l'esprit est nécessairement un "espace" de représentations du monde (intérieur ou extérieur au corps), c'est-à-dire un stock d'informations destinées à renseigner le corps afin de le faire agir au mieux de ses intérêts. Ce qui, non seulement trahit une certaine idéologie sous-jacente, mais pose le problème insoluble de savoir comment une représentation, statique par définition, peut avoir une efficacité causale en déterminant le corps à se mouvoir dans un sens ou dans un autre.
Or, il se pourrait bien que les états mentaux et les états neuronaux soient hétérogènes, donc irréductibles les uns aux autres, non pas parce que les uns sont physiques (ou matériels) et les autres spirituels (ou immatériels), mais que, tout en étant physiques (ou matériels) tous les deux, les uns soient individuels (et donc facilement identifiables et traçables) et les autres... sociaux (et donc beaucoup plus difficilement objectivables, en tout cas avec les méthodes des sciences de la nature). Il se pourrait bien que, comme le dit Durkheim :
Durkheim a écrit: cette dualité correspond[e] à la double existence que nous menons concurremment : l'une purement individuelle, qui a ses racines dans notre organisme, l'autre sociale qui n'est que le prolongement de la société [...]. Nous avons donc de bonnes raisons de conjecturer que [l'idée d'un "esprit"] a été formée sur le modèle des choses sociales
Durkheim, Le Dualisme de la Nature Humaine et ses Conditions Sociales.
Postuler le caractère social des états mentaux, cela signifie concrètement ceci : un état mental E est, pour un organisme individuel donné I à un moment donné, un ensemble de règles R1, R2, ... Rn que le groupe social (classe sociale, famille, club sportif, cercle d'amis, milieu professionnel, etc.) dont fait partie I lui a inculquées et que I a intériorisées (Bourdieu dit "incorporées") dans le sens où, sans nécessairement connaître lesdites règles, autrement dit, sans nécessairement être capable de les définir ou de les énoncer explicitement, 1) il existe, objectivement (par exemple, pour le chercheur en science sociales), une forte corrélation entre les actes de I d'un certain type (parler, se nourrir, se vêtir, etc.) et un sous-ensemble déterminé de règles répertoriables Rx, Ry, Rz, etc., 2) d'un point de vue subjectif, c'est en fonction de E que I agit intentionnellement dans le sens où, si on demande à I pourquoi il fait ce qu'il fait, I a tendance à répondre à soi-même ou à autrui (peu importe qu'il soit sincère ou non, le mensonge aussi suit des règles) "parce que Rx, Ry, Rz, etc.".
Dès lors, l'esprit n'est plus conçu comme une sorte d'écran sur lequel le corps lit des informations le concernant, mais un ensemble de dispositions conscientes à agir : l'esprit d'un individu (mais aussi d'une époque, d'un lieu, d'une œuvre d'art, d'un peuple, d'un texte, etc.), c'est, à un moment donné, l'ensemble des règles (lois, codes, normes, prescriptions, préférences, etc.) qu'un agent déterminé est enclin à mobiliser (dans son for intérieur ou à la requête d'autrui) pour se justifier dans le cadre d'un acte intentionnel. C'est cet ancrage de la normativité dans le langage qui distingue l'intentionalisme de Wittgenstein ou d'Anscombe (celui que je défends) de celui de Husserl ou de Sartre : contrairement à la métaphysique phénoménologique de ceux-ci, il s'agit là d'une dynamique normative ancrée dans le langage et, à ce titre, accessible à l'analyse par les sciences sociales. Il reste que, dans tous les cas, en tant qu'intentionnalité, autrement dit en tant que disposition à l'action consciente, l'esprit n'est plus une substance, ni un substrat, ni un milieu, ni une fonction, ni un épiphénomène, ni un terme vide de sens, mais un ordre de normativité pour un monde humain, c'est-à-dire essentiellement social.
Il va de soi que cette conception des rapports corps/esprit n'est nullement exempte d'un certain nombre de difficultés dont je ne citerai, très rapidement, que les deux principales : l'objection "anti-spéciste" selon laquelle, si l'intentionalisme a le mérite de rappeler que l'homme est fondamentalement, un
zôon politikon, un animal social, il semble exclure toute autre espèce vivante de la possibilité d'accès à la conscience dans la mesure où, jusqu'à preuve du contraire, seul l'homme est capable de se justifier ; l'objection "structuraliste" ou "pénaliste" selon laquelle, si l'intentionalisme renoue avec une certaine tradition humaniste d'assimilation de l'esprit à la pensée consciente, il est manifeste que, bien que la conscience consiste en la capacité à justifier son acte, il existe néanmoins une continuité dans le degré de profondeur de la justification et, donc, de la conscience, ce qui fait que, paradoxalement, certaines "justifications" sont (par exemple devant un tribunal) une preuve flagrante de l'inconscience de l'agent.
Je m'arrête là mais vous pouvez continuer…
pro et contra.