(suite ...)
Dans cette intrication des causes et des effets, nous chercherions en vain des inputs et des outputs puisque la coopération des "fonctions" perceptives et motrices, chacune d'elles étant un "soi" cognitif qui maintient invariant un système auto-poïétique physiquement et opérationnellement clôturé qui réagit aux perturbations vitales tout autant qu'il les produit. En fait, la motion détermine tout autant la sensation que la sensation la motion, la physiologie détermine autant l'environnement que l'environnement la physiologie, la trajectoire détermine autant la perception que la perception la trajectoire, etc. Toutes les activités physiques humaines, qu'elles soient artisanales, artistiques, sportives, méditatives, etc. en témoignent : à partir d'un certain niveau de maîtrise le (la) pratiquant(e) n'est plus capable de dissocier un agir d'un ressentir, une telle dissociation étant plutôt caractéristique d'une phase d'apprentissage ou d'un état pathologique, contextes où, précisément, la coopération fonctionnelle des "soi" autonomes fait défaut. À cet égard, le documentaire d'Arte intitulé la Proprioception, notre Véritable Sixième Sens est une excellente introduction au problème de la circularité proprioceptive ou synesthésique, (de σύν αἰσθάνομαι, sun aïsthanomaï, "sentir ensemble") de ces phénomènes. Par exemple, le simple fait de se maintenir "en équilibre" n'est nullement la réponse univoque d'un vivant (y compris d'un végétal, comme le montre très bien le documentaire) à une information gravitationnelle uni-directionnelle fournie remontant de la terre au système nerveux central, mais le fruit de la coopération d'innombrables structures sensori-motrices intriquées qui corrigent en permanence l'assiette de l'organisme en fonction d'in-formations reçues de l'extérieur mais aussi, produites de l'intérieur par le mouvement même de correction (in-formations cœnesthésique ou kinesthésiques), lequel mouvement n'a pas plus de début ou de fin (en tout cas aussi longtemps que le vivant reste vivant) qu'un cercle. Notons que l'idée d'une coopération globale des structures perceptives et motrices de l'organisation vivante n'est pas nouvelle. Déjà, dans le courant phénoménologique : "c’est un lieu commun de dire que nous avons cinq sens et, a première vue, chacun d'eux est comme un monde sans communication avec les autres. La lumière ou les couleurs qui agissent sur l’œil n'agissent pas sur les oreilles ni sur le toucher. Et cependant on sait depuis longtemps que certains aveugles arrivent à se représenter les couleurs qu'ils ne voient pas par le moyen des sons qu’ils entendent. Par exemple un aveugle disait que le rouge devait être quelque chose comme un coup de trompette. Mais on a longtemps pensé qu’il s’agissait là de phénomènes exceptionnels. En réalité le phénomène est général. Dans l'intoxication par la mescaline, les sons sont régulièrement accompagnés par des taches de couleur dont la nuance, la forme et la hauteur varient avec le timbre, l'intensité et la hauteur des sons. Même les sujets normaux parlent de couleurs chaudes, froides, criardes ou dures, de sons clairs, aigus, éclatants, rugueux ou moelleux, de bruits mous, de parfums pénétrants. Cézanne disait qu'on voit le velouté, la dureté, la mollesse, et même l'odeur des objets. Ma perception n'est donc pas une somme de données visuelles, tactiles, auditives, je perçois d'une manière indivise avec mon être total, je saisis une structure unique de la chose, une unique manière d'exister qui parle a la fois à tous mes sens"(Merleau-Ponty, Sens et Non-sens). De même, dans le courant dit de la "psychologie de la forme" (Gestaltpsychologie) : "au lieu de réagir à des stimuli locaux par des événements locaux et sans rapports mutuels, l’organisme répond au modèle de stimuli auxquels il a été exposé et cette réponse est un processus unitaire, un tout fonctionnel qui donne, dans l’expérience, un ensemble sensoriel bien plutôt qu’une mosaïque de sensations locales"(Köhler, Psychologie de la Forme). Et puis il y a eu Proust chez qui la synesthésie n'est plus seulement synchronique (dans le présent) mais aussi diachronique (reliant le présent au passé et au futur) : "une image offerte par la vie nous apporte en réalité, à ce moment-là, des sensations multiples et différentes. La vue, par exemple, de la couverture d'un livre déjà lu a tissé dans les caractères de son titre les rayons de lune d'une lointaine nuit d'été. Le goût du café au lait matinal nous apporte cette vague espérance d'un beau temps qui jadis si souvent, pendant que nous le buvions dans un bol de porcelaine blanche, crémeuse et plissée, qui semblait du lait durci, se mit à nous sourire dans la claire incertitude du petit jour. Une heure n'est pas qu'une heure, c'est un vase rempli de parfums, de sons, de projets et de climats. Ce que nous appelons la réalité est un certain rapport entre ces sensations et ces souvenirs qui nous entourent simultanément"(Proust, le Temps Retrouvé, 2280). Dans tous les cas, "l'idée que nous emmagasinons des représentations de l'environnement ou que nous emmagasinons des informations au sujet de l'environnement ne correspond en rien au fonctionnement du système nerveux. On doit en dire tout autant de notions comme celles de mémoire ou de souvenir"(Varela, la Clôture Opérationnelle du Système Nerveux, ii, in Autonomie et Connaissance, Essai sur le Vivant).
Ce qui, derechef, répudie le paradigme mécaniste/computationaliste de l'information mémorisée comme "représentation" nécessairement commandée par un informans et dirigée de manière univoque vers un informandum, l'un et l'autre étant, en droit comme en fait, mutuellement exclusifs : "pour le paradigme de l'ordinateur, l'information est ce qui est représenté, et la représentation est une correspondance entre les éléments symboliques d'une structure et les éléments symboliques d'une autre structure. [Tandis que] lorsque nous passons de la perspective de la commande [allopoïétique] à celle de l'autonomie [auto-poïétique] toute information renvoie à l'identité du système et ne peut être décrite que par rapport à cette identité, puisqu'il n'y a pas d'architecte qui ait conçu ce système. [Dès lors], les événements informationnels n'ont pas de qualité substantive, […] ils sont littéralement in-formati, c'est-à-dire formés à l'intérieur"(Varela, l'Autonomie et la Commande, i, in Autonomie et Connaissance, Essai sur le Vivant). Ce qui ne veut pas dire que le paradigme mécaniste-computationaliste tant affectionné par l'Occident soit nécessairement dépourvu de toute utilité. Seulement "c'est à partir du lié que j'ai, secondairement conscience d'une activité de liaison, lorsque, prenant l'attitude analytique, je décompose la perception en qualités et en sensations et que, pour rejoindre à partir d'elles l'objet où j'étais d'abord jeté, je suis obligé de supposer un acte de synthèse qui n'est que la contre-partie de mon analyse"(Merleau-Ponty, Phénoménologie de la Perception, II, i). Dans la mesure où, ce qui est originaire, c'est l'"acte total", nous dit Merleau-Ponty, rien n'interdit, en effet, à un organisme doté de structures neuronales néo-corticales de faire retour sur cet acte et d'en distinguer des composants élémentaires. Mais alors, de même que ce n'est pas le point qui est originaire mais la ligne dont le point n'est qu'une abstraction, de même que ce n'est pas le mot qui est originaire mais la phrase dont le mot n'est qu'une abstraction, de même ce n'est pas la sensation qui est originaire mais un phénomène sensori-moteur global dont la matière sensorielle brute n'est qu'une abstraction "intellectualisée". Finalement, l'analyse a posteriori d'un complexe perceptif en de, soi-disant, données sensorielles élémentaires n'a pas pour but de montrer que la perception est causée par les sensations mais d'établir une corrélation entre une série de conditions nécessaires à un phénomène (les stimulations sensorielles à l'instant t-n) et la manifestation effective dudit phénomène (un comportement adaptatif à l'instant t). Toujours est-il qu'il convient de considérer précisément que "ce sont là des descriptions qui relèvent du domaine de l'observateur et non du domaine d'opération du système nerveux"(Varela, la Clôture Opérationnelle du Système Nerveux, ii, in Autonomie et Connaissance, Essai sur le Vivant). Du coup, évoquer des sense data élémentaires comme préalable nécessaire à toute perception et à toute motion, cela suppose un passage aux limites dans le sens où il s'agit de répondre à la question "que se passe-t-il si, à la limite, de telles conditions viennent à manquer ?" et non à la question "quelle est la relation régulière entre de telles conditions et le comportement animal ?". Auquel cas, en l'absence de sensations élémentaires, il n'y aura en effet pas de perception, de même qu'en l'absence d'anti-corps, il n'y aura pas de défense immunitaire. Ce qui ne veut évidemment pas dire que le système perceptif est implémenté par des sensations, pas plus que le système immunitaire n'est implémenté par des anti-corps.
(à suivre ...)
Dans cette intrication des causes et des effets, nous chercherions en vain des inputs et des outputs puisque la coopération des "fonctions" perceptives et motrices, chacune d'elles étant un "soi" cognitif qui maintient invariant un système auto-poïétique physiquement et opérationnellement clôturé qui réagit aux perturbations vitales tout autant qu'il les produit. En fait, la motion détermine tout autant la sensation que la sensation la motion, la physiologie détermine autant l'environnement que l'environnement la physiologie, la trajectoire détermine autant la perception que la perception la trajectoire, etc. Toutes les activités physiques humaines, qu'elles soient artisanales, artistiques, sportives, méditatives, etc. en témoignent : à partir d'un certain niveau de maîtrise le (la) pratiquant(e) n'est plus capable de dissocier un agir d'un ressentir, une telle dissociation étant plutôt caractéristique d'une phase d'apprentissage ou d'un état pathologique, contextes où, précisément, la coopération fonctionnelle des "soi" autonomes fait défaut. À cet égard, le documentaire d'Arte intitulé la Proprioception, notre Véritable Sixième Sens est une excellente introduction au problème de la circularité proprioceptive ou synesthésique, (de σύν αἰσθάνομαι, sun aïsthanomaï, "sentir ensemble") de ces phénomènes. Par exemple, le simple fait de se maintenir "en équilibre" n'est nullement la réponse univoque d'un vivant (y compris d'un végétal, comme le montre très bien le documentaire) à une information gravitationnelle uni-directionnelle fournie remontant de la terre au système nerveux central, mais le fruit de la coopération d'innombrables structures sensori-motrices intriquées qui corrigent en permanence l'assiette de l'organisme en fonction d'in-formations reçues de l'extérieur mais aussi, produites de l'intérieur par le mouvement même de correction (in-formations cœnesthésique ou kinesthésiques), lequel mouvement n'a pas plus de début ou de fin (en tout cas aussi longtemps que le vivant reste vivant) qu'un cercle. Notons que l'idée d'une coopération globale des structures perceptives et motrices de l'organisation vivante n'est pas nouvelle. Déjà, dans le courant phénoménologique : "c’est un lieu commun de dire que nous avons cinq sens et, a première vue, chacun d'eux est comme un monde sans communication avec les autres. La lumière ou les couleurs qui agissent sur l’œil n'agissent pas sur les oreilles ni sur le toucher. Et cependant on sait depuis longtemps que certains aveugles arrivent à se représenter les couleurs qu'ils ne voient pas par le moyen des sons qu’ils entendent. Par exemple un aveugle disait que le rouge devait être quelque chose comme un coup de trompette. Mais on a longtemps pensé qu’il s’agissait là de phénomènes exceptionnels. En réalité le phénomène est général. Dans l'intoxication par la mescaline, les sons sont régulièrement accompagnés par des taches de couleur dont la nuance, la forme et la hauteur varient avec le timbre, l'intensité et la hauteur des sons. Même les sujets normaux parlent de couleurs chaudes, froides, criardes ou dures, de sons clairs, aigus, éclatants, rugueux ou moelleux, de bruits mous, de parfums pénétrants. Cézanne disait qu'on voit le velouté, la dureté, la mollesse, et même l'odeur des objets. Ma perception n'est donc pas une somme de données visuelles, tactiles, auditives, je perçois d'une manière indivise avec mon être total, je saisis une structure unique de la chose, une unique manière d'exister qui parle a la fois à tous mes sens"(Merleau-Ponty, Sens et Non-sens). De même, dans le courant dit de la "psychologie de la forme" (Gestaltpsychologie) : "au lieu de réagir à des stimuli locaux par des événements locaux et sans rapports mutuels, l’organisme répond au modèle de stimuli auxquels il a été exposé et cette réponse est un processus unitaire, un tout fonctionnel qui donne, dans l’expérience, un ensemble sensoriel bien plutôt qu’une mosaïque de sensations locales"(Köhler, Psychologie de la Forme). Et puis il y a eu Proust chez qui la synesthésie n'est plus seulement synchronique (dans le présent) mais aussi diachronique (reliant le présent au passé et au futur) : "une image offerte par la vie nous apporte en réalité, à ce moment-là, des sensations multiples et différentes. La vue, par exemple, de la couverture d'un livre déjà lu a tissé dans les caractères de son titre les rayons de lune d'une lointaine nuit d'été. Le goût du café au lait matinal nous apporte cette vague espérance d'un beau temps qui jadis si souvent, pendant que nous le buvions dans un bol de porcelaine blanche, crémeuse et plissée, qui semblait du lait durci, se mit à nous sourire dans la claire incertitude du petit jour. Une heure n'est pas qu'une heure, c'est un vase rempli de parfums, de sons, de projets et de climats. Ce que nous appelons la réalité est un certain rapport entre ces sensations et ces souvenirs qui nous entourent simultanément"(Proust, le Temps Retrouvé, 2280). Dans tous les cas, "l'idée que nous emmagasinons des représentations de l'environnement ou que nous emmagasinons des informations au sujet de l'environnement ne correspond en rien au fonctionnement du système nerveux. On doit en dire tout autant de notions comme celles de mémoire ou de souvenir"(Varela, la Clôture Opérationnelle du Système Nerveux, ii, in Autonomie et Connaissance, Essai sur le Vivant).
Ce qui, derechef, répudie le paradigme mécaniste/computationaliste de l'information mémorisée comme "représentation" nécessairement commandée par un informans et dirigée de manière univoque vers un informandum, l'un et l'autre étant, en droit comme en fait, mutuellement exclusifs : "pour le paradigme de l'ordinateur, l'information est ce qui est représenté, et la représentation est une correspondance entre les éléments symboliques d'une structure et les éléments symboliques d'une autre structure. [Tandis que] lorsque nous passons de la perspective de la commande [allopoïétique] à celle de l'autonomie [auto-poïétique] toute information renvoie à l'identité du système et ne peut être décrite que par rapport à cette identité, puisqu'il n'y a pas d'architecte qui ait conçu ce système. [Dès lors], les événements informationnels n'ont pas de qualité substantive, […] ils sont littéralement in-formati, c'est-à-dire formés à l'intérieur"(Varela, l'Autonomie et la Commande, i, in Autonomie et Connaissance, Essai sur le Vivant). Ce qui ne veut pas dire que le paradigme mécaniste-computationaliste tant affectionné par l'Occident soit nécessairement dépourvu de toute utilité. Seulement "c'est à partir du lié que j'ai, secondairement conscience d'une activité de liaison, lorsque, prenant l'attitude analytique, je décompose la perception en qualités et en sensations et que, pour rejoindre à partir d'elles l'objet où j'étais d'abord jeté, je suis obligé de supposer un acte de synthèse qui n'est que la contre-partie de mon analyse"(Merleau-Ponty, Phénoménologie de la Perception, II, i). Dans la mesure où, ce qui est originaire, c'est l'"acte total", nous dit Merleau-Ponty, rien n'interdit, en effet, à un organisme doté de structures neuronales néo-corticales de faire retour sur cet acte et d'en distinguer des composants élémentaires. Mais alors, de même que ce n'est pas le point qui est originaire mais la ligne dont le point n'est qu'une abstraction, de même que ce n'est pas le mot qui est originaire mais la phrase dont le mot n'est qu'une abstraction, de même ce n'est pas la sensation qui est originaire mais un phénomène sensori-moteur global dont la matière sensorielle brute n'est qu'une abstraction "intellectualisée". Finalement, l'analyse a posteriori d'un complexe perceptif en de, soi-disant, données sensorielles élémentaires n'a pas pour but de montrer que la perception est causée par les sensations mais d'établir une corrélation entre une série de conditions nécessaires à un phénomène (les stimulations sensorielles à l'instant t-n) et la manifestation effective dudit phénomène (un comportement adaptatif à l'instant t). Toujours est-il qu'il convient de considérer précisément que "ce sont là des descriptions qui relèvent du domaine de l'observateur et non du domaine d'opération du système nerveux"(Varela, la Clôture Opérationnelle du Système Nerveux, ii, in Autonomie et Connaissance, Essai sur le Vivant). Du coup, évoquer des sense data élémentaires comme préalable nécessaire à toute perception et à toute motion, cela suppose un passage aux limites dans le sens où il s'agit de répondre à la question "que se passe-t-il si, à la limite, de telles conditions viennent à manquer ?" et non à la question "quelle est la relation régulière entre de telles conditions et le comportement animal ?". Auquel cas, en l'absence de sensations élémentaires, il n'y aura en effet pas de perception, de même qu'en l'absence d'anti-corps, il n'y aura pas de défense immunitaire. Ce qui ne veut évidemment pas dire que le système perceptif est implémenté par des sensations, pas plus que le système immunitaire n'est implémenté par des anti-corps.
(à suivre ...)