(suite ...)
Le paradoxe d'un système énergétiquement ouvert à l'in-formation mais physiquement et opérationnellement clos est capital pour notre propos. Physiquement, cette clôture s'entend comme une frontière tout à la fois souple mais étanche qui délimite un intérieur et un extérieur, souple pour permettre les échanges énergétiques, étanche pour constituer une unité dotée de permanence, d'hystérésis. Si, par ailleurs, cette clôture est opérationnelle, 1) il n'est plus nécessaire de parler de fonctions biologiques (intentionnellement) tournées vers tel ou tel but, puisqu'il n'y en a qu'un seul stricto sensu qui est, tautologiquement, l'auto-conservation, l'"homéostasie", l'identité (cf. la notion spinozienne de conatus) et, 2) l'organisme vivant n'est pas seulement un intérieur matériel en interaction énergétique avec un extérieur mais aussi un "soi" autonome dont l'autonomie consiste à connaître et à reconnaître non seulement ce qui lui appartient en propre mais aussi ce qui doit lui appartenir, en l'occurrence des structures moléculaires susceptibles de lui fournir l'in-formation utile dans le chaos des perturbations entropiques tant internes qu'externes. Dès lors, une machine est auto-poïétique, donc vivante, si et seulement si sa clôture physique et opérationnelle est telle que 1) elle produit elle-même ses propres structures à partir d'une organisation préalable toujours-déjà présente (elle n'est jamais créée mais pré-existe fractalement, à toutes les échelles, dans le chaos des possibles), organisation (plutôt qu'organisme) qui est à la fois ce sans quoi le processus auto-poïétique ne saurait exister et ce processus lui-même comme résultat de lui-même, et 2) ce ne sont pas ses structures mais son organisation, autrement dit les relations d'in-formation entre ses structures qui sont invariantes et engendrent les effets d'hystérésis. Laquelle invariance est, on s'en doute, moins une invariance en-soi, c'est-à-dire objective, pour un observateur extérieur (mon apparence a quelque peu changé depuis ma naissance) qu'une invariance cognitive pour-soi (je me reconnais comme "le même"), l'identité n'étant, au fond, rien d'autre qu'une (re-)connaissance du "soi" par lui-même. Typiquement, "la tolérance immunologique dont font preuve les organismes à l'égard de leurs propres composants [suppose] l'existence d'un mécanisme d'auto-reconnaissance qui permet à l'organisation d'apprendre à distinguer les éléments de sa propre structure (le soi) des éléments étrangers (le non-soi)"(Varela, l'Organe Cognitif au Niveau Moléculaire : le Réseau Immunitaire, ii, , in Autonomie et Connaissance, Essai sur le Vivant). Voilà bien la preuve que le processus de (re-)connaissance n'est, au fond, rien d'autre que l'invariance organisationnelle elle-même autour d'une oscillation entre un minimum d'in-formation (néguentropie) et un maximum de dé-formation (entropie). Outre l'invariance immunologique, on pense aussi à l'invariance de température interne des animaux homéothermes, ou au taux de sucre dans le sang, lesquelles valeurs, précisément, fluctuent autour d'une valeur moyenne en-deçà et au-delà de laquelle l'organisation inter-structurelle (entre tissus ou organes) devient pathologique dans le sens, justement, où l'invariance organisationnelle est brisée par une entropie, c'est-à-dire un désordre, insuffisamment compensable par le système. C'est parce que le système immunitaire, mais aussi le système cardio-respiratoire, le système digestif, le système nerveux, et, sans doute aussi, chacun des tissus vivants, sont des "soi" autonomes et cognitifs générateurs d'invariance organisationnelle par conservation de l'in-formation utile qu'il peut y avoir des maladies : le système subit une perturbation (interne ou externe) à laquelle il ne "sait" pas répondre, de sorte que la dé-formation l'emporte sur l'in-formation. Le mécanisme de la perte d'équilibre et de la chute conséquente lors de l'exécution d'un mouvement est une bonne illustration de ce phénomène. Et, de même que le système immunologique va "apprendre" à reconnaître le soi et le non-soi (par exemple, à la suite d'une vaccination), le système nerveux va s'éduquer à reconnaître et corriger en temps réel les perturbations par un apport pertinent d'in-formation (d'influx nerveux). L'auto-poïèse ne saurait donc se réduire à de l'auto-catalyse et à des effets d'hystérésis : la double clôture physique et opérationnelle du vivant y ajoute l'apprentissage en temps réel, et donc aussi, la connaissance et la mémoire.
Soit, par exemple, un animal qui marche : "grâce à ce générateur rythmique interne [celui qui produit le rythme de la locomotricité, responsable de la contraction alternée des muscles extenseurs et fléchisseurs], l'animal déclenche un cycle de pas qu'il répète jusqu'à ce que son changement d'état arrête l'oscillateur. Chaque phase du pas éveille un ensemble spécifique d'organes sensoriels de la jambe (des propriocepteurs tels que les organes de Golgi, les tendons, etc.) qui produisent un flux afférent d'impulsions nerveuses remontant vers l'oscillateur central. Ainsi, la boucle est close : l'efférence provenant de l'oscillateur central est cause d'afférence dans les organes des sens ; cette afférence modifie à son tour les paramètres spécifiques de l'oscillateur et ainsi de suite"(Varela, la Clôture Opérationnelle du Système Nerveux, iii, in Autonomie et Connaissance, Essai sur le Vivant). Varela, conformément au paradigme asiatique, nous dit qu'il y a circularité entre ces différentes fonctions conçues, encore une fois, non pas comme des modules hiérarchisés dans un ordre immuable, mais comme des structures intriquées. L'idée d'intrication renvoie évidemment à l'un des fondements conceptuels de la physique quantique selon lequel la connaissance d'un objet implique nécessairement la perturbation de celui-ci par le processus même de connaissance : "on ne connaît que les choses que l'on apprivoise", dit le Petit Prince ! C'est pourquoi "la perception et l'action ne peuvent pas être séparés parce que la perception exprime la clôture du système nerveux. En termes plus positifs, percevoir équivaut à construire des invariants par un couplage sensori-moteur qui permet à l'organisme de survivre dans son environnement. Par la clôture du système nerveux, le bruit en provenance de l'environnement devient objet"(Varela, la Clôture Opérationnelle du Système Nerveux, iii, in Autonomie et Connaissance, Essai sur le Vivant). L'Occident s'est toujours enfermé dans la recherche obsessionnelle d'un chemin causal unique et univoque allant de l'objet considéré en-soi (la "chose en soi", la Ding an sich kantienne) à la motion en passant par la sensation, la perception et l'intention (Cyrille Javary corrèle astucieusement la linéarité univoque du paradigme cognitif occidental avec le caractère compositionnel et analytique de l'écriture alphabétique). Par exemple chez Descartes, "tous les objets tant des sens extérieurs que des appétits intérieurs excitent quelques mouvements en les nerfs, qui passent par leur moyen jusqu’au cerveau [...] ils prennent leur cours vers certains muscles plutôt que vers d’autres et ainsi meuvent les membres"(Descartes, Traité des Passions, art.13), ou, plus près de nous, pour Changeux, "le terme "sensation" a été employé, à dessein, pour désigner le résultat immédiat de l'entrée en activité de récepteurs sensoriels [et le terme "perception"] pour l'étape finale qui, chez le sujet alerte et attentif, aboutit à l'identification et à la reconnaissance de l'objet"(Changeux, l'Homme Neuronal, iii). À l'inverse, nous dit Varela, "en tant que réseau neuronal clos, le système nerveux n'a ni entrées ni sorties ; et aucune caractéristique intrinsèque de son organisation ne lui permet de distinguer, par la dynamique de ses changements d'états, l'origine interne ou externe de ses changements"(Varela, la Clôture Opérationnelle du Système Nerveux, i, in Autonomie et Connaissance, Essai sur le Vivant). L'une des conséquences majeures de cette double clôture tout à la fois physique et opérationnelle de l'unité vivante est que, au rebours du paradigme occidental de la vie, les comportements des vivants sont adaptatifs non pas dans le sens univoque et simpliste que le malthusio-darwinisme leur a conféré (le vivant s'adapte ou disparaît), mais dans le sens bi-univoque que Piaget leur a donnés : tout à la fois comportements d'accommodation (le soi est in-formé par le non-soi, il se modèle sur ses contraintes pour capter de l'énergie) mais aussi d'assimilation (le non-soi est in-formé par le soi qui lui impose certaines contraintes néguentropiques : on pense à la formation du calcaire par les cadavres de coquillages ou au rejet de l'oxygène par les végétaux chlorophylliens. Le soi est, on le voit, non pas une chose ou un état, mais une dynamique adaptative cohérente dans l'espace et dans le temps. Aussi Varela propose-t-il le terme de "comportement propre" [eigenbehavior] pour désigner un état global caractérisant une configuration fondamentale d'un système autonome. En d'autres termes, les comportements propres sont des invariants engendrés de façon interne par les processus coopératifs qui définissent la clôture du système"(Varela, Comportement Propre, Autoréférence et Coopérativité, i, in Autonomie et Connaissance, Essai sur le Vivant). Invariance, coopération et clôture sont, en effet, les trois aspects complémentaires et dynamiques du "comportement propre" qui ne suppose ni une lutte à mort contre une extériorité réputée toujours hostile dans un univers invariant, ni un apprentissage aveugle par essais et erreurs, mais, tout au contraire une coopération intelligente dans un contexte chaotique propice, tout à la fois, à la dé-formation perturbatrice et à un apprentissage cognitif guidé par l'exigence d'invariance organisationnelle qui pré-détermine la configuration d'un espace d'objets qui soit de nature à compenser efficacement les effets de l'entropie, étant entendu que seul est "objet" l'objet "pour soi", c'est-à-dire qui est (re-)connu par le soi comme in-formant ou dé-formant son invariance organisationnelle.
(à suivre ...)