Il est relativement banal, depuis Aristote, de penser la relation de la sensation à la perception en termes, respectivement, de matière et de forme. De même que l'âme est la forme d'un corps, ou que le corps est la matière d'une âme, de même la perception est la forme d'une sensation, ou la sensation est la matière d'une perception. Kant reprendra à son compte cette manière de concevoir les choses en distinguant la diversité matérielle de l'intuition et les diverses strates d'unité formelle (espace et temps, entendement, raison) qui synthétisent cette matière originelle. Beaucoup plus près de nous, Jean-Pierre Changeux écrit :
le terme "sensation" a été employé, à dessein, pour désigner le résultat immédiat de l'entrée en activité de récepteurs sensoriels [et le terme "perception] pour l'étape finale qui, chez le sujet alerte et attentif, aboutit à l'identification et à la reconnaissance de l'objet. (Changeux, l'Homme Neuronal, p.165-166)
Dans tous les cas, la sensation est donc le matériau brut, la perception l'objet élaboré, c'est-à-dire trans-formé, in-formé ou, tout simplement, formé. Le problème est que, de manière subreptice, derrière la relation de matière à forme, se glisse en contrebande une autre relation : celle de cause à effet. Nous allons essayer de montrer que, comme le dirait Wittgenstein, nous sommes là victimes d'une analogie obsédante : nous faisons comme si le matériau brut de la sensation était à la perception élaborée ce que le minerai de fer est au rail de chemin de fer.
Tout commence avec Platon qui se demande, déjà, comment la diversité des sollicitations sensibles dont nous sommes l'objet peuvent posséder cette (relative) stabilité qui nous fait adhérer à leur représentation et qui nous fait croire faussement que c'est la réalité éternelle et immuable qui y est représentée :
ce serait vraiment terrible [...] si, en nous comme en des chevaux de bois, étaient installés plusieurs sens mais que cela ne converge pas vers une forme unique, que ce soit l'âme ou quelque autre nom qu'on lui donne. (Platon, Théétète, 185d)
Platon est donc le premier à postuler l'existence nécessaire d'une forme (eïdos) intelligible et unique qui mette de l'ordre dans nos impressions sensibles diverses et variées, lesquelles, d'emblée, pour Platon, posent un problème de fiabilité :
« (Socrate) : moi, avoir des opinions, j’appelle cela parier, et l’opinion, je l’appelle un langage, prononcé non pas à l’intention d’autrui ni par la voix, mais en silence à soi-même. [Par exemple], il arrive souvent, quand un homme a aperçu de loin quelque objet qu’il ne distingue pas nettement, qu’il veuille juger ce qu’il ne voit pas, n’est-ce pas ? (Protarque) : je le crois. (S) : alors, ne s’interroge-t-il pas ainsi ? (P) : comment ? (S) : "qu’est-ce que peut bien être ce qui apparaît debout près du rocher, sous un arbre ?" N’est-ce pas à ton avis la question qu’il se pose à lui-même en apercevant certains objets de cette nature qui frappent ainsi sa vue ? (P) : Certainement. (S) : est-ce qu’ensuite, notre homme, se répondant à lui-même, ne pourrait pas se dire "c'est un homme" et tomber juste ? (P) : assurément, si. (S) : il pourrait aussi se tromper et, croyant que c'est l'oeuvre de certains bergers, appeler image ce qu'il aperçoit. (P) : parfaitement. (S) : et s'il avait quelqu'un près de lui, il exprimerait pas la parole ce qu'il s'est dit à lui-même et le répéterait à son compagnon, et ce que nous avons appelé opinion deviendrait ainsi discours. (P) : naturellement. »(Platon, Philèbe, 38 c)
Et c'est bien parce que la diversité et la mutabilité de nos impressions sensibles posent un problème de fiabilité cognitive, qu'au-delà du sentir, il est nécessaire de penser :
la pensée est une discussion que l'âme poursuit tout du long avec elle-même à propos des choses qu'il lui arrive d'examiner [...] car voici ce que me semble faire l'âme quand elle pense : rien d'autre que dialoguer, s'interrogeant avec elle-même et répondant, affirmant et niant ; et quand [...] elle parle d'une seule voix, sans être partagée, nous disons là que c'est sont opinion [pistis]. (Platon, Théétète, 189e)
Les informations fournies par les sens sont donc tout à la fois, pour Platon, ce qu'il s'agit de corriger par la pensée et ce qui, en tout état de cause, donne à penser.
Aristote, dans son de Anima, va s'évertuer, quant à lui, à expliquer et approfondir la nature et l'origine de l'erreur sensible qu'il appartiendrait à la pensée de redresser. En effet, si, comme le suppose Platon, la matière sensible amorphe de nos impressions sensibles est façonnée par la forme éternelle et immuable de notre pensée, comment peut-elle alors errer ? En termes platoniciens : comment l'opinion [pistis] peut-elle être fausse ? Aristote répond en deux temps. D'abord
il est clair que sentir [aïsthanomaï] et penser [phroneïn] ne revient pas au même. Car si tous les animaux ont en partage la première faculté, peu en revanche ont la seconde. [...] Si la perception [aïsthèsis] des sensibles propres est toujours vraie et appartient à tous les animaux, en revanche, la réflexion [dianoïa] admet aussi l'erreur et n'appartient à aucun animal qui ne possède aussi la raison. (Aristote, de Anima, 427b 6-14)
Donc, premier élément de réponse : contrairement à ce que prétend Platon, la perception des sensibles propres (autrement dit la sensation, hè aïsthèsis, produite par "l'âme sensitive") ne conduit pas, par elle-même, à l'erreur parce qu'elle est l'empreinte immédiate et passive des accidents du monde extérieur, tandis que seule peut conduire à l'erreur la réflexion (hè dianoïa qui manifeste la présence de "l'âme intellective") sur ces sensations. Et pourquoi donc, demandera-t-on ? Comment peut-il se faire que la forme inférieure de l'âme sensitive que possèdent tous les animaux s'applique sans défaut à la matière sensible, tandis que la forme supérieure de l'âme intellective qui ne concerne que les animaux rationnels soit sujette à errer ? Eh bien parce que
la représentation [phantasia] semble être, pour sa part, une sorte de mouvement qui ne va pas dans le sens, mais, au contraire, implique des sujets sentants et des objets qui sont ceux du sens. Or il peut y avoir un mouvement déclenché par l'activité sensitive. Et ce mouvement doit nécessairement ressembler à la sensation. (Aristote, de Anima, 428b 10-15)
Aristote intercale donc, entre la sensation qui est pure passivité et la réflexion qui est pure activité, un mouvement intermédiaire : celui de la représentation (hè phantasia) qui, précise Aristote, doit normalement produire une imitation (mimèsis) de la sensation qui soit suffisamment fidèle pour que la réflexion (dianoïa) puisse s'y déployer, mais qui, comme tout mouvement, n'est jamais exempt de perturbations, de sorte que la représentation comme résultat final (phantasma) laisse parfois à désirer.
Descartes va quelque peu simplifier le modèle aristotélicien. Premier point : les animaux ne sentent pas.
Il n'y a aucune de nos actions extérieures, qui puisse assurer ceux qui les examinent, que notre corps n'est pas seulement une machine qui se remue de soi-même, mais qu'il y a aussi en lui une âme qui a des pensées, excepté les paroles, ou autres signes faits à propos des sujets qui se présentent, sans se rapporter à aucune passion. (Descartes, Lettre au Marquis de Newcastle, 23 nov. 1646)
Autrement dit, nous seuls, humains, pensons puisque nous seuls, humains, parlons. Donc, si les animaux ne parlent pas, c'est parce qu'ils ne sont qu'un corps doté de fonctions vitales. Or,
ces fonctions [vitales] suivent [...] de la seule disposition de ces organes ni plus ni moins que font les mouvements d’une horloge ou autre automate. (Descartes, Traité de l’Homme)
Tandis que
qu’est-ce donc que je suis ? Une chose qui pense. Qu’est-ce qu’une chose qui pense ? c’est-à-dire une chose qui doute, qui conçoit, qui affirme, qui nie, qui veut, qui ne veut pas, qui imagine aussi, et qui sent. (Descartes, Méditations Métaphysiques, II, 9)
Bref, la sensation n'appartient qu'à l'être pensant. Les êtres non-pensants (les animaux) n'étant que des sortes de machines, ne sentent pas non plus. Mais alors, pourquoi devons-nous douter de ces impressions sensibles, toujours réputées potentiellement trompeuses, nous autres, êtres pensants et donc, en particulier, sentants ? Eh bien d'une part parce que les impressions sensibles sur quoi notre entendement ou raison va exercer son jugement,
tous les objets tant des sens extérieurs que des appétits intérieurs excitent quelques mouvements en les nerfs, qui passent par leur moyen jusqu’au cerveau [...] ils prennent leur cours vers certains muscles plutôt que vers d’autres et ainsi meuvent les membres. (Descartes, Traité des Passions, art.13)
n'ont, de jure, aucune ressemblance avec les événements internes ou externes qui les ont causées, contrairement à ce que prétend Aristote. D'où, d'autre part, la nécessité que nous avons de donner ou de refuser notre assentiment à l'utilisation de ces impressions sensibles par notre raison, et ce, dans un acte exprès de jugement. Pour Descartes, comme pour Aristote, l'origine de l'erreur n'est pas l'impression sensible, mais la manière dont elle est traitée. Simplement, pour Descartes, c'est une faculté de la res cogitans, la volonté, qui traite l'information sensible et qui donc, est responsable de l'erreur :
la volonté est absolument nécessaire à ce que nous donnions notre consentement à ce que nous avons aperçu. (Descartes, Principes de la Philosophie, I, art.34)
Finalement, pour Descartes, nous n'avons plus que deux états, un état passif dans lequel nous sentons, et un état actif par lequel nous jugeons de la pertinence de ce que nous avons senti. Nous avons ainsi deux termes (contre trois pour Aristote), la sensation et le jugement, qui sont, tous les deux, du côté de l'activité consciente.
Pour Kant, la position cartésienne dogmatique consiste en un face à face entre, d'une part, le sujet pensant éclairé par la lumière naturelle de la raison et, d'autre part, l'objet pensé comme une simple apparence, voire apparition fantasmatique qui, de plus, n'aurait aucune relation de ressemblance avec son substrat. Cette position est intenable, notamment lorsqu'il s'agit de rendre compte des progrès de la connaissance scientifique qui, depuis Vésale et Copernic, fait manifestement usage de l'expérience sensible en ce qu'elle lui accorde un degré de fiabilité incompatible avec le doute méthodique cartésien. La fonction perceptive de représentation de l'objet extérieur en vue d'une connaissance scientifique est, pour Kant et d'ailleurs pour toute la philosophie des Lumière, tout à fait centrale. Donc, à la connaissance scientifique
appartiennent deux éléments : premièrement le concept par lequel, en général, un objet est pensé (la catégorie) et deuxièmement l'intuition par laquelle il est donné ; car si une intuition correspondante ne pouvait pas du tout être donnée au concept, il serait une pensée quant à la forme, mais sans aucun objet, et absolument aucune connaissance de quelque chose ne serait possible par lui. (Kant, Critique de la Raison Pure, AK III, 117)
Toute la théorie de la connaissance de Kant peut donc se réduire à la question de savoir quelles sortes de transformations formelles subissent nos impressions sensibles particulières et contingentes pour devenir, in fine, des connaissances expérimentales universelles et nécessaires. En langage kantien : comment des jugements synthétiques (qui établissent des relations entre des éléments de notre sensibilité afin d'accroître notre connaissance du monde extérieur) a priori (qui ne dérivent pas de notre sensibilité mais s'imposent à elle) sont-ils possibles ? J'ai déjà largement abordé cette question dans "comment des Jugements Synthétiques a priori sont-ils Possibles ?". J'ajouterai simplement ici que le "traitement" qui conduit de l'information brute fournie par l'affection directe de nos récepteurs sensoriels et que Kant appelle "l'intuition" auxdits "jugements synthétiques a priori" se fait, grosso modo, en trois étapes. Première étape : la synopsis (ou appréhension) a priori du divers sensible par les sens eux-mêmes. A ce stade, les données sensibles qui parviennent à nos récepteurs sensoriels ont déjà été unifiées a priori par les formes de notre sensibilité que sont l'espace et le temps. Toute intuition, en effet, est donnée dans un cadre spatio-temporel bien déterminé. On voit que dès le tout premier stade du traitement de l'information, il n'y a déjà plus, pour Kant, d'information sensible brute. Deuxième étape : la synthèse de la synopsis représentée dans et par l'imagination. L'imagination,
fonction aveugle quoique indispensable de l'âme sans laquelle nous n'aurions absolument aucune connaissance, mais dont nous n'avons que rarement conscience. (Kant, Critique de la Raison Pure, AK III, 91)
est une fonction d'autant plus importante que, souligne Kant, elle travaille dans l'ombre. Sa fonction n'est rien moins que de fournir à la synopsis du divers présentée par les sens, une forme conceptuelle schématisée qui peut être empirique au moyen des concepts fournis par l'histoire personnelle du sujet (auquel cas on obtient un "jugement de perception") ou a priori au moyen des concepts mathématiques, voire "pure" (absolument a priori) au moyen des catégories pures de l'entendement (auxquels cas on obtient un "jugement d'expérience"). Troisième étape : la nécessaire unité de la synthèse par l'aperception transcendantale. Son utilité est la suivante :
toute nécessité a toujours pour fondement une condition transcendantale. Il faut donc trouver un principe transcendantal de l'unité de la conscience dans la synthèse du divers de toutes nos intuitions. [...] Or, cette condition originaire et transcendantale n'est autre que l'aperception transcendantale. (Kant, Critique de la Raison Pure, AK IV, 81)
Grâce à l'aperception transcendantale, le jugement d'expérience devient un authentique jugement de connaissance universel et nécessaire, bref, un authentique jugement scientifique. On voit aisément que, pour Kant dont le problème principal, dans sa période critique en tout cas, est de penser à nouveaux frais le rapport entre le sujet pensant et l'objet pensé, le problème de savoir comment les objets du monde se donnent à nous est loin de se réduire à la dichotomie simpliste de la sensation et de la perception. On pourrait presque dire qu'entre la donnée intuitive brute et la conscience pure d'une connaissance universelle et nécessaire, il existe, chez Kant, une espèce de continuum dans la mise en forme de la matière sensible. Kant nous donne l'impression d'une sorte de traitement continu de l'information sensible brute et donc d'une élaboration continue du concept à partir de cette source originaire. Dès la synopsis (Kant use de plusieurs termes : Synopsis, Appréhension, Auffassung) du divers par les sens il semble qu'il ne soit plus question déjà de données brutes. Et pourtant,
le premier fondement formel de la possibilité d'une intuition, spatiale par exemple, est seul inné et non la représentation spatiale elle-même. Toujours, en effet, il faut des impressions pour éveiller notre pouvoir de connaître et déterminer avant tout la représentation d'un objet. (Kant, Réponse à Eberhard, p.72)
Kant affirme explicitement qu'"il faut des impressions pour éveiller notre pouvoir de connaître" et donc, implicitement, que celles-là sont antérieures à celui-ci qui, autrement, demeurerait une simple potentialité innée mais non actualisée. Bref, sans quelque chose comme des sensations brutes, la perception n'aurait jamais lieu. Kant, en dépit de la profondeur philosophique qu'il accorde au problème de la perception défend l'idée que la relation sensation/perception est une relation de cause à effet.
Il me semble que Kant (et avec lui, cela va sans dire, toute une importante lignée philosophique) est ici, typiquement, victime d'une analogie trompeuse : celle qui consiste à considérer la sensation comme une sorte de matière première et la perception comme une sorte d'objet fini (le minerai de fer et le rail de chemin de fer). Alors pensons avec Kant contre Kant et voyons, comme il le propose au sujet de la "révolution copernicienne", si nous n'aurions pas intérêt à changer notre point de vue. C'est ce que fait, par exemple, la phénoménologie :
celui qui perçoit [...] a une épaisseur historique, il reprend une tradition perceptive et il est confronté avec un présent [cf. le Bleu en Peinture]. Dans la perception, nous ne pensons pas l'objet et nous ne pensons pas le pensant, nous sommes à l'objet et nous nous confondons avec ce corps qui en sait plus que nous sur le monde, sur les motifs et les moyens qu'on a d'en faire la synthèse [...]. L'acte du regard est indivisiblement prospectif, puisque l'objet est au terme de son mouvement de fixation et rétrospectif puisqu'il va se donner comme antérieur à son apparition, comme le stimulus, le motif ou le "premier moteur". (Merleau-Ponty, Phénoménologie de la Perception, II, i)
Merleau-Ponty nous dit ici deux choses extrêmement importantes. Premièrement, contrairement à ce qu'affirme une longue tradition intellectualiste, la perception n'est pas l'effet mécanique d'un stimulus sur des récepteurs sensoriels qui auraient pour fonction de synthétiser ce stimulus afin de préparer l'intellect à le penser. Non. La perception est originairement synthétique. C'est-à-dire que nous percevons l'objet avec notre corps tout entier ou, plus exactement encore, "percevoir un objet", cela veut dire "être soi-même ce corps en tant qu'il fait un avec cet objet". Bref, la perception est (comme la République Française) "une et indivisible". Pas de sensation avant la perception :
c’est un lieu commun de dire que nous avons cinq sens et, a première vue, chacun d'eux est comme un monde sans communication avec les autres. La lumière ou les couleurs qui agissent sur l’œil n'agissent pas sur les oreilles ni sur le toucher. Et cependant on sait depuis longtemps que certains aveugles arrivent à se représenter les couleurs qu'ils ne voient pas par le moyen des sons qu’ils entendent. Par exemple un aveugle disait que le rouge devait être quelque chose comme un coup de trompette. Mais on a longtemps pensé qu’il s’agissait là de phénomènes exceptionnels. En réalité le phénomène est général. Dans l'intoxication par la mescaline, les sons sont régulièrement accompagnés par des taches de couleur dont la nuance, la forme et la hauteur varient avec le timbre, l'intensité et la hauteur des sons. Même les sujets normaux parlent de couleurs chaudes, froides, criardes ou dures, de sons clairs, aigus, éclatants, rugueux ou moelleux, de bruits mous, de parfums pénétrants. Cézanne disait qu'on voit le velouté, la dureté, la mollesse, et même l'odeur des objets. Ma perception n'est donc pas une somme de données visuelles, tactiles, auditives, je perçois d'une manière indivise avec mon être total, je saisis une structure unique de la chose, une unique manière d'exister qui parle a la fois à tous mes sens. (Merleau-Ponty, Sens et Non-sens)
Mais alors, qu'est-ce qui est premier dans le processus de perception, qu'est-ce qui le déclenche ou, en tout cas, le motive ? Réponse de Merleau-Ponty et deuxième chose importante qu'il nous dit : c'est le regard. Le "premier moteur" de la perception, c'est le regard actif, c'est le regard qui cherche. La perception est originairement intentionnelle. Voir ne commence pas par un sentir mais par un regarder. C'est le regard, en tant qu'acte intentionnel, c'est-à-dire acte orienté d'un corps tendu vers quelque chose d'autre que lui-même, qui perçoit, ce n'est ni l'œil, ni le cerveau. Comme le dit Sartre, autre phénoménologue,
lorsque j'entre dans ce café pour y chercher Pierre, il se fait une organisation synthétique de tous les objets du café, sur fond de quoi Pierre doit apparaître. (Sartre, l'Être et le Néant, I, i, 2)
Je perçois Pierre parce que je le cherche. Et je le cherche parce qu'il est pertinent pour moi de l'y trouver. Entendons-nous bien : "chercher" ici ne veut pas dire "rechercher", ce n'est pas nécessairement un acte de volonté réfléchie. Raison pour laquelle je puis aussi y percevoir ma femme bien que je ne l'y recherche pas, ou encore des tas de choses qui, à un degré divers, sont pertinentes pour moi dans ce café.
De même, pour Wittgenstein, il n'y a pas d'antériorité de la sensation brute sur la perception élaborée : tout "voir" (sehen) est d'emblée un "voir-comme" (sehen-als). Dans l'expérience du cube de Necker, nous voyons immédiatement le cube comme ayant le carré de droite en guise de face frontale, ou bien ayant le carré de gauche comme face frontale. De même, dans l'expérience du canard-lapin de Jastrow, nous voyons immédiatement le dessin comme un canard ou bien comme un lapin. "Immédiatement" veut dire, dans les deux cas, "sans la médiation d'aucune interprétation" :
Il n'y a pas de "sensations" qu'il faudrait décoder, interpréter comparable à une sorte de langue étrangère dont il faudrait s'approprier la signification en la traduisant dans une langue plus familière, celle de la perception (remarque qui renvoie, au passage, à la problématique que Wittgenstein à longuement développée dans ses Recherches Philosophiques : celle de l'impossibilité d'un langage privé). Apparemment, ce que l'on vient de dire est contradictoire avec l'expérience suivante : si je vous dis "regardez ce dessin comme un lapin", vous pouvez, effectivement, le voir comme tel, et puis, si j'ajoute "maintenant, regardez-le comme un canard", vous allez, en suivant, mes consignes, le voir comme un canard. Cela ne montre-t-il pas que l'élaboration du matériau brut (la "perception") de l'expérience sous l'effet de ma consigne verbale est postérieure à la saisie dudit matériau brut (la "sensation"), même si le temps de latence est tellement court qu'on ne s'en aperçoit pas ? Pas du tout, répond Wittgenstein. Car, si tel était le cas, il faudrait aussi, de temps en temps, avouer, face à une configuration tout à fait nouvelle, que l'on voit une certaine chose "comme rien du tout", au sens où nous aurions devant nous une série de signes cabalistiques que nous serions incapables de lire et de comprendre. En effet, je ne puis voir le dessin comme un canard que si et seulement si je possède une règle d'identification et de reconnaissance d'un canard. De même, s'agissant du cube, il faut posséder une règle concernant le cube en perspective. Or, si je fais passer l'expérience du cube de Necker à un enfant de trois ou quatre ans qui ne possède pas une telle règle et si je lui demande : "c'est quoi, ça ?", il me répondra "des traits", "des lignes", "des carreaux", etc. De même, celui qui ne sait rien du canard ni du lapin, dira "ça ressemble à un outil", etc., montrant par là que de deux choses l'une : ou bien le sujet ne voit rien du tout, ou bien, s'il voit quelque chose, il le voit d'emblée comme un objet dont il possède une règle de reconnaissance et d'identification. Pensez au genre de réaction qu'ont parfois certaines personnes devant une forme de représentation qui les désoriente, l'art contemporain par exemple : "oh, on dirait un gribouillage !", "ça, ça ressemble à ce que faisait mon fils quand il avait deux ans!", "ce sont des taches de peinture", etc. Tout ce que voient les uns et les autres, ils le voient "comme" quelque chose qu'ils sont capables de reconnaître et d'identifier : on ne peut pas concevoir de manifestation du "voir" qui ne soit pas celle d'un "voir comme". Pour Wittgenstein, tout comme pour Merleau-Ponty, la perception est immédiatement synthétique, c'est-à-dire immédiatement adaptée à la règle (physiologique, mentale, intentionnelle ou conceptuelle, peu importe ici) d'organisation du sensible que nous possédons et ce, non pas parce que les impressions sensibles sont formatées, au petit bonheur la chance, par cette règle, mais au contraire parce que c'est la règle elle-même qui dirige les opérations et qui, ou bien perçoit ce qui lui convient, ou bien ne sent ni ne perçoit rien du tout.
En fait, la vision (ou l'audition, ou le toucher, etc.) est, pour un être sensible, une "manière d'être indivise", comme dirait Merleau-Ponty, et qui consiste à réagir globalement à une série de stimuli extérieurs pertinents. Je veux dire par là que le "voir comme" dont parle Wittgenstein, n'est pas du tout une interprétation intellectuelle, réservée aux seuls être conscients. Dans le chapitre III du premier tome de son ouvrage Langage, Perception et Réalité, Jacques Bouveresse fait état de l'expérience suivante :
La question que je veux poser est la suivante : en quoi consiste le fait de voir la figure tantôt d’une façon, tantôt de l’autre ? – Est-ce que je vois effectivement chaque fois quelque chose d’autre, ou ne fais-je qu’interpréter de façon différente ce que je vois ? – Je pencherais pour la première réponse. (Wittgenstein, Leçons sur la Philosophie de la Psychologie, I, §1)
Il n'y a pas de "sensations" qu'il faudrait décoder, interpréter comparable à une sorte de langue étrangère dont il faudrait s'approprier la signification en la traduisant dans une langue plus familière, celle de la perception (remarque qui renvoie, au passage, à la problématique que Wittgenstein à longuement développée dans ses Recherches Philosophiques : celle de l'impossibilité d'un langage privé). Apparemment, ce que l'on vient de dire est contradictoire avec l'expérience suivante : si je vous dis "regardez ce dessin comme un lapin", vous pouvez, effectivement, le voir comme tel, et puis, si j'ajoute "maintenant, regardez-le comme un canard", vous allez, en suivant, mes consignes, le voir comme un canard. Cela ne montre-t-il pas que l'élaboration du matériau brut (la "perception") de l'expérience sous l'effet de ma consigne verbale est postérieure à la saisie dudit matériau brut (la "sensation"), même si le temps de latence est tellement court qu'on ne s'en aperçoit pas ? Pas du tout, répond Wittgenstein. Car, si tel était le cas, il faudrait aussi, de temps en temps, avouer, face à une configuration tout à fait nouvelle, que l'on voit une certaine chose "comme rien du tout", au sens où nous aurions devant nous une série de signes cabalistiques que nous serions incapables de lire et de comprendre. En effet, je ne puis voir le dessin comme un canard que si et seulement si je possède une règle d'identification et de reconnaissance d'un canard. De même, s'agissant du cube, il faut posséder une règle concernant le cube en perspective. Or, si je fais passer l'expérience du cube de Necker à un enfant de trois ou quatre ans qui ne possède pas une telle règle et si je lui demande : "c'est quoi, ça ?", il me répondra "des traits", "des lignes", "des carreaux", etc. De même, celui qui ne sait rien du canard ni du lapin, dira "ça ressemble à un outil", etc., montrant par là que de deux choses l'une : ou bien le sujet ne voit rien du tout, ou bien, s'il voit quelque chose, il le voit d'emblée comme un objet dont il possède une règle de reconnaissance et d'identification. Pensez au genre de réaction qu'ont parfois certaines personnes devant une forme de représentation qui les désoriente, l'art contemporain par exemple : "oh, on dirait un gribouillage !", "ça, ça ressemble à ce que faisait mon fils quand il avait deux ans!", "ce sont des taches de peinture", etc. Tout ce que voient les uns et les autres, ils le voient "comme" quelque chose qu'ils sont capables de reconnaître et d'identifier : on ne peut pas concevoir de manifestation du "voir" qui ne soit pas celle d'un "voir comme". Pour Wittgenstein, tout comme pour Merleau-Ponty, la perception est immédiatement synthétique, c'est-à-dire immédiatement adaptée à la règle (physiologique, mentale, intentionnelle ou conceptuelle, peu importe ici) d'organisation du sensible que nous possédons et ce, non pas parce que les impressions sensibles sont formatées, au petit bonheur la chance, par cette règle, mais au contraire parce que c'est la règle elle-même qui dirige les opérations et qui, ou bien perçoit ce qui lui convient, ou bien ne sent ni ne perçoit rien du tout.
En fait, la vision (ou l'audition, ou le toucher, etc.) est, pour un être sensible, une "manière d'être indivise", comme dirait Merleau-Ponty, et qui consiste à réagir globalement à une série de stimuli extérieurs pertinents. Je veux dire par là que le "voir comme" dont parle Wittgenstein, n'est pas du tout une interprétation intellectuelle, réservée aux seuls être conscients. Dans le chapitre III du premier tome de son ouvrage Langage, Perception et Réalité, Jacques Bouveresse fait état de l'expérience suivante :
La grenouille présente la particularité de ne pas voir le détail des parties immobiles du monde qui l'entoure, ou, en tout cas, de ne pas être concernée par elles. Elle peut mourir de faim au milieu d'une provision de nourriture parfaitement accessible mais qui n'est affectée d'aucun mouvement. Son choix de nourriture n'est déterminé, en fait, que par la dimension et le mouvement. [...] On pourrait croire [...] que le "langage" dans lequel l'œil s'adresse au cerveau est celui des sense data, des données sensibles élémentaires sur lesquelles est effectué ensuite un travail de synthèse, d'organisation et d'interprétation qui aboutit à la perception proprement dite. Or, justement, il n'en est rien. Ce qui est transmis au cerveau n'est pas le matériau brut qui est supposé correspondre à la sensation pure [...]. L'œil n'a pas simplement, comme on le croit généralement, des sensations, il a pour ainsi dire de véritables perceptions, ce qui signifie que la distinction usuelle que l'on fait entre sensation (non interprétée) et perception (interprétation) devient elle-même très contestable. (Op. cit., p.306-308)
"La perception n'est pas une interprétation de la sensation", cela veut dire deux choses. Premièrement que nous autres humains ne commençons pas par sentir pour, dans un second temps, décrire ce que nous sentons au moyen d'une clé interprétative quelconque : percevoir, c'est réagir de manière spontanée à un ensemble de stimuli pertinents pour notre forme de vie. Deuxièmement que les êtres sensibles en général ne perçoivent que les stimuli que l'évolution a sélectionnés et génétiquement encodés, moins, éventuellement, ceux dont les accidents de la vie a détruit les récepteurs physiologiques ad hoc, plus, éventuellement, pour les plus évolués d'entre eux, ceux que leur forme de vie, individuelle ou collective, a rendus pertinents, y compris, bien entendu, au moyen du langage chez les êtres humains. Tout le reste n'est, stricto sensu, ni senti ni perçu.
Il n'y a pas de sensation non-perçue. Il n'y a aucun sens à dire que la grenouille sent la présence de l'insecte immobile (et dont elle pourrait se repaître) mais qu'en tant qu'il est immobile, elle ne le perçoit pas. De même, on peut toujours dire qu'il existe, pour quelqu'un qui serait atteint de surdité profonde, un stimulus sonore, mais, bien entendu, pas qu'il existe une sensation sonore. Sinon il réagirait, d'une manière ou d'une autre, à ces sensations. Et de même, si vous n'entendez pas ce qu'on vous dit parce que vous êtes absorbé par ailleurs, vous n'avez non plus aucune sensation correspondant à ce qu'on vous dit mais dont, selon vous, il ne vous manque que la perception. A ce moment-là, vos facultés perceptives sont tout entières orientées vers une autre activité et vous vous trouvez, à l'égard de votre interlocuteur et momentanément, dans la situation du sourd profond.Raison pour laquelle, dans l'expérience du cube de Necker, je perçois toujours, ou bien un cube orienté de telle manière, ou bien un cube orienté de telle autre, ou bien des traits, selon ce que le regard y cherche. Mais je ne le perçois jamais comme "rien du tout", parce que mon regard y cherche toujours quelque chose, quelque chose d'habituel, de pertinent pour moi. Si je ne perçois rien, c'est que mon regard ne cherche rien et alors, je ne sens rien non plus. Raison pour laquelle, dans l'expérience de Jastrow, je perçois un canard, ou bien un lapin, ou bien autre chose encore, mais toujours quelque objet pertinent pour ma forme de vie. Raison pour laquelle aussi notre grenouille ne perçoit que des objets dotés de telles propriétés cinétiques : c'est ce que cherche son regard, et si tel est le cas, c'est que c'est ce qui est pertinent pour sa survie étant donnés les aléas de l'évolution. Le reste, elle ne le cherche pas et, nécessairement, elle ne le trouve pas non plus.
Pour autant, doit-on abandonner la distinction sensation/perception ? Pas nécessairement. On peut tout à fait continuer à dire que la sensation est la matière informe et la perception la matière informée. Mais il nous faut abandonner l'analogie trompeuse du minerai de fer et du rail de chemin de fer pour celle, plus appropriée, de la couleur du dessin et du contour du dessin. Il n'y a pas de sensation qui ne soit immédiatement perçue comme pertinente pour notre forme de vie, de même qu'il n'y a pas de tache de couleur qui, ipso facto, ne soit dotée d'un certaine contour. D'une autre manière encore, on peut dire qu'il existe, entre la sensation et la perception, une relation, non pas de cause à effet, donc d'antériorité temporelle, mais raison à conséquence, donc de priorité logique (on ne peut pas penser une forme sans présupposer qu'elle soit la forme de quelque chose). Là encore, Merleau-Ponty nous aide à nous y retrouver :
mon acte de perception m'occupe et m'occupe assez pour que je ne puisse pas, pendant que je perçois effectivement la table, m'apercevoir la percevant. Quand je veux le faire, je cesse pour ainsi dire de plonger dans la table par mon regard, je me retourne vers moi qui perçois et je m'avise alors que ma perception a dû traverser certaines apparences subjectives, interpréter certaines "sensations" [...]. C'est à partir du lié que j'ai, secondairement conscience d'une activité de liaison, lorsque, prenant l'attitude analytique, je décompose la perception en qualités et en sensations et que, pour rejoindre à partir d'elles l'objet où j'étais d'abord jeté, je suis obligé de supposer un acte de synthèse qui n'est que la contre-partie de mon analyse [...]. L'intellectualisme [...] distingue alors une matière contingente et une forme nécessaire, mais la matière n'est qu'un moment idéal et non pas un élément séparable de l'acte total. (Merleau-Ponty, Phénoménologie de la Perception, II, i)
Dans la mesure où, ce qui est originaire, c'est la perception comme "acte total", nous dit Merleau-Ponty, rien ne nous empêche de faire retour sur cet acte et d'en distinguer des composants élémentaires. Mais alors, de même que ce n'est pas le point qui est originaire mais la ligne dont le point n'est qu'une abstraction, de même que ce n'est pas le mot qui est originaire mais la phrase dont le mot n'est qu'une abstraction, de même ce n'est pas la sensation qui est originaire mais la perception totale dont la matière sensorielle brute n'est qu'une abstraction "intellectualiste". Voilà pourquoi je suggérais supra, de considérer la relation sensation/perception, non pas comme une relation d'antériorité temporelle mais comme une relation de priorité logique, conceptuelle.
Une telle relation, une fois clarifiée est d'ailleurs loin d'être vaine. Elle peut même endosser un aspect heuristique. Je pense, notamment, à l'utilisation que fait de la notion de "stimulation sensorielle" un philosophe comme Quine qui, s'agissant de notre problème central, a exactement la même position que Wittgenstein ou Merleau-Ponty : il n'y a pas lieu de faire de distinction réelle entre sentir et percevoir (cf. Quine, Durkheim et la "Perception" de Dieu) pour la bonne raison que toute expérience sensible est indéfectiblement theory laden ("chargée de théorie") dans le sens où tous les actes de notre vie, à commencer, bien entendu, par nos actes cognitifs, sont conditionnés par ce qu'il appelle des "schèmes conceptuels" dans lesquels ce qui relève du sensible brut et ce qui relève du réflexif est inextricablement lié par des considérations pragmatiques et, de fait, impossible à distinguer. Toutefois, l'empirisme de ce philosophe le pousse à se demander en quoi consiste la signification primitive d'un énoncé, autrement dit, comment nous y prenons-nous pour apprendre à des enfants que certains énoncés sont réputés vrais et d'autres faux. Quine nous invite à faire l'expérience de pensée suivante : soit un linguiste qui s'aventure dans une tribu indigène complétement inconnue jusqu'alors et dont il entreprend d'établir un dictionnaire langue indigène-langue anglaise. Ce linguiste remarque que, à de certains moments de la journée, les indigènes, très excités, s'écrient "gavagaï !" alors qu'un lapin apparaît dans son champ visuel. Question que se pose le linguiste : puis-je traduire gavagaï par "lapin" ? En bon humien, le linguiste (c'est-à-dire Quine lui-même) sait que corrélation n'est pas causalité et donc que la perception de ce que, lui, appelle "lapin" n'est pas nécessairement ce qui cause, chez les indigènes, l'énonciation "gavagaï !". Alors que faire ?
Il est important de comprendre que ce qui pousse à l'assentiment de l'indigène pour la question "gavagaï ?", ce sont des stimulations et non des lapins. La stimulation peut rester la même bien que le lapin soit remplacé par une imitation. Inversement, une stimulation peut varier dans son pouvoir de pousser à l'assentiment à "gavagaï ?" à cause de la variation de l'angle de vue, de l'éclairage, du contraste, de la couleur, bien que le lapin reste toujours le même. Pour tester expérimentalement l'hypothèse que les expressions gavagaï et "lapin" ont le même usage, ce sont les stimulations qui doivent être rendues semblables, non les animaux. Pour le but que nous visons, mieux vaut peut-être identifier la stimulation visuelle avec la structure de l'irradiation chromatique de l'œil. Il serait sans doute inapproprié de regarder très profondément dans la tête du sujet, même si c'était faisable, car nous ne devons pas nous préoccuper de ses connexions nerveuses idiosyncrasiques ou de l'histoire privée de la formation de ces habitudes. Nous sommes à la recherche des habitudes linguistiques qui lui ont été inculquées socialement, donc de ses réponses à des conditions normalement sujettes à une évaluation par les membres du groupe [...]. Nous pouvons donc définir la signification-stimulus affirmative d'une phrase comme "gavagaï !" pour un locuteur donné, comme la classe de toutes les stimulations [...] qui lui dicteraient son acquiescement à la phrase. (Quine, le Mot et la Chose, §8)
Finalement, l'utilité accessoire de la physiologie (pour notre problème) est là : l'analyse d'un complexe perceptif en de, soi-disant, données sensorielles élémentaires n'a pas pour utilité de nous expliquer que la perception est causée par les sensations (cf. supra) mais d'établir une corrélation heuristique entre une série de conditions physiologiques nécessaires (les stimulations sensorielles à l'instant t) et un comportement adaptatif à l'instant t n dont la pertinence nous semble, justement, commandée par l'existence préalable de ces conditions. Le fait que l'indigène soit stimulé visuellement par des manifestations de léporité permet d'expliquer pourquoi il a tout l'air de percevoir un lapin. De même, le fait que la grenouille soit stimulée visuellement par le mouvement d'un insecte permet d'expliquer sa réaction prédatrice. Enfin, le fait que nous soyons visuellement stimulés par des lignes géométriques permet d'expliquer notre réaction à l'expérience de Necker. Bref, il ne faut pas perdre de vue que dire de la perception qu'elle se compose de sensations primitives d'une part correspond à un besoin d'explication du phénomène de la perception, d'autre part n'est qu'une reconstruction intellectuelle a posteriori :
Il n'est pas vrai que nos yeux voient les choses et nous disent ce qu'ils voient [...]. les organes sensoriels sont utilisés par nous pour découvrir, observer, appréhender ce qui est dans notre environnement [...]. Les sens ne sont pas des transmetteurs d'information, même s'il est vrai que nous acquérons une information en les utilisant. Ils ne nous transmettent pas des "représentations internes" et ils ne mettent pas non plus à la disposition de l'esprit des descriptions symboliques. (P.M.S. Hacker, "Seeing, Representing, Describing", in Bouveresse, Langage, Perception et Réalité, I, p.212)
Donc, dire, comme Kant supra, qu'"il faut des impressions pour éveiller notre pouvoir de connaître" n'est pas faux si cela veut dire "ces impressions sont les conditions nécessaires sans lesquelles on ne pourrait pas expliquer la pertinence du regard (par exemple)" et non pas "ces impressions sont les causes suffisantes qui déclenchent le processus de perception". Pour parler comme Wittgenstein, et, encore une fois pour sauver la dualité sensation/perception, nous ne dirons pas que les sensations sont les causes (matérielles) de la perception mais plutôt qu'elles sont les raisons de la perception :
une confusion s'installe ici entre raison et cause, à laquelle on est conduit par l'utilisation ambiguë du mot "pourquoi ?". La différence entre cause et raison peut être expliquée de manière suivante : la recherche d'une raison entraîne, comme contrepartie essentielle, l'accord de l'intéressé avec elle, tandis que la recherche de la cause est menée expérimentalement. (Wittgenstein, Cours de Cambridge, 1932-1935)
Finalement, à la question de savoir pourquoi nous percevons, rien ne nous interdit de répondre "parce qu'il existe une matière sensible brute diverse et changeante qui est formellement stabilisée, organisée et rendue pertinente pour notre vie". A condition, toutefois, de ne pas perdre le point de vue conceptuel qui est celui du philosophe. Et de ne pas mélanger physiologie et philosophie, car
la façon physiologique de considérer les choses ne fait qu'embrouiller les choses. Parce qu'elle nous détourne du problème logique, conceptuel. (Wittgenstein, Leçons sur la Philosophie de la Psychologie, §1038)