(suite)
Le premier des 195 sûtra de Patañjali annonce d'emblée : "désormais commence la révélation du yoga" (Patañjali, Yoga-Sûtra (B.O), i, 1). Puis, immédiatement après : "le yoga consiste à suspendre l’agitation psychique et mentale" (Patañjali, Yoga-Sûtra (J.P.), i, 2). De telles prémisses font, bien sûr, penser aux "exercices spirituels" préconisés par quelques penseurs antiques, notamment les épicuriens et les stoïciens . Pour Pierre Hadot "ces exercices [spirituels] correspondent à une transformation de la vision du monde et à une métamorphose de la personnalité. Le mot « spirituel » permet bien de faire entendre que ces exercices sont l'œuvre, non seulement de la pensée, mais de tout le psychisme de l'individu" (Hadot, Exercices Spirituels, in Annuaire de l'École Pratique des Hautes Études, tome 84, 1975-76). Or, le projet Patañjalien de "suspendre l’agitation psychique et mentale", est-il vraiment celui des exercitia spiritualia dont fait état Ignace de Loyola (fondateur de la Compagnie de Jésus au XVI° siècle) dans son ouvrage éponyme et qui consistent en "différents modes de préparer et de disposer l'âme à se défaire de toutes ses affections déréglées" (Ignace de Loyola, Exercices Spirituels, 1° annotation), celui de l'empereur Marc-Aurèle qui se prescrit à soi-même d'"efface[r] cette représentation, arrête[r] cette agitation de marionnette" (Marc-Aurèle, Pensées pour moi-même, VII, 29), celui enfin du sociologue Georges Friedmann qui préconise de "s'efforcer de dépouiller [s]es propres passions, les vanités, le prurit de bruit autour de [son] nom (qui, de temps à autre, te démange comme un mal chronique)" (G. Friedmann, la Puissance et la Sagesse) ? Et, même dans l'affirmative, est-ce vraiment, comme le dit Pierre Hadot, dans une veine tout à fait hégélienne, parce que "grâce à eux, l'individu s'élève à la vie de l'Esprit objectif, c'est-à-dire se replace dans la perspective du Tout (« S'éterniser en se dépassant »)" (Hadot, Exercices Spirituels, in Annuaire de l'École Pratique des Hautes Études, tome 84, 1975-76) ? Dans deux précédents articles (Corps et Âme et Nécessité du Dualisme Corps-Esprit), nous indiquions que le problème auquel s'attaquent explicitement les Yoga-Sûtra de Patañjali (faire cesser l'agitation du mental -citta- réputée source de perturbations -vritti- de la vie humaine) suggère, à travers la pratique du yoga, une interruption, une cessation (nirodah) de ces vritti, autrement dit, des techniques d'abolition immédiate du problème plutôt qu'un détour par cette grandiose élévation "à la vie de l'Esprit objectif" caractéristique de l'esprit philosophique. De fait, les sûtra ii, 29 à iii, 3 confirment que le yoga est, avant tout, une discipline ou, plutôt, un ensemble de disciplines de renoncement. Le sûtra ii, 29 énumère avant de les détailler, les huit angâni, c'est-à-dire les huit aspects ou branches du yoga. Dans les deux premiers (yama et niyama), il est question de la retenue à observer à l'égard d'autrui (ne pas mentir, ne pas voler, ne pas agresser, etc.), puis vis-à-vis de soi-même (pureté, droiture, etc.) : il s'agit donc de renoncer à des comportements spontanés dont la banalité n'a d'égal que le souffrance potentielle qu'ils peuvent entraîner. Dans le troisième (âsana), on parle de l'assise, de la posture ferme et confortable qu'il convient de donner au corps en renonçant aux positions debout ou couchée que tout être humain adopte spontanément. Dans le quatrième (prânâyâma), nous voilà enjoints de renoncer à respirer spontanément en nous satisfaisant de seulement remplir d'air nos poumons mais, tout au contraire, mettre l'accent sur le souffle, sur l'expiration. Puis, dans les cinquième et sixième des angâni (pratyahârâ, dhâranâ), il nous est demandé de contenir la dispersion, l'errance, respectivement, de nos sens et de notre pensée afin d'aller vers la concentration, vers le recueillement, ce qui prépare le septième (dhyâna), celui qui nous engage à méditer, autrement dit à renoncer à penser et, par là, renoncer à multiplier anarchiquement les objets de désir. Alors nous parvenons au huitième et dernier aspect du yoga, à savoir samâdhi pour lequel il est encore question de renoncement "à la forme même de l'objet de conscience" (Patañjali, Yoga-Sûtra (J.P.), iii, 3). Dans le deuxième article cité, nous soulignions que, pour toutes les disciplines préconisées dans le cadre de la pratique du yoga, il convient que "l'assise [soit] stable et facile" (Patañjali, Yoga-Sûtra (B.O.), ii, 46), dans la mesure où "quand tout va bien dans le corps, quand il n'y a rien à signaler, il n'envoie aucun signal et le relâchement s'installe […]. L'assise parfaite est celle de l'être sans effort, de l'être libéré de toute contrainte" (Bouchart d'Orval, in Patañjali, Yoga-Sûtra, ii, 46). Voulant dire par là que l'enjeu de l'assise (âsana) est, comme celui de la méditation (dhyâna) ou de la respiration (prânâyâma), non pas la quiétude résultant du renoncement définitif au mouvement, mais plutôt un équilibre obtenu sans effort et, partant, momentané et précaire, le temps que "les énergies fondamentales [gunas] retournent à leur état latent originel" (Patañjali, Yoga-Sûtra (B.O.), iv, 34). Ce qui n'est pas sans évoquer le "s'asseoir et oublier tout [zuò wàng]" du taoïsme ou le "s'asseoir paisiblement sans rien faire" du bouddhisme chán (zen). Tout cela autorise en tout cas l'indianiste Jean Varenne à définir le yoga comme "une technique de salut originale qui se propose de libérer l'âme de sa condition charnelle par l'exercice de disciplines psychiques et corporelles" (Jean Varenne, Encyclopædia Universalis, xviii, 1157b). Associer momentanément le corps et l'esprit dans des exercices destinés à assurer le salut, c'est-à-dire la santé individuelle, en commençant par s'efforcer de renoncer à des habitudes pathogènes, cela relève, à première vue, plus de l'hygiène ou de la médecine que des canons intellectualistes de la philosophie occidentale. Et, en effet, en préconisant d'adopter une sorte de principe de moindre action, le yoga se rapproche du [i]dào[/i] dans le cadre duquel "le Sage travaille à non-agir [wú wéi]" (Lǎo Zǐ, Tao Te King (S.G.), §2) là où le Philosophe préconise, tout au contraire, de se démener à agir rationnellement, c'est-à-dire à faire un détour par la prise de conscience (connaissance) d'un certain nombre de maximes destinées à optimiser l'entreprise de maîtrise de la souffrance. De ce point de vue, donc, les Yoga-Sûtra de Patañjali relèvent donc bien de la spiritualité propre à la sagesse et non de l'éthique caractéristique de la philosophie. Cela dit, qu'en est-il plus précisément à l'aune de ces trois critères de sagesse que nous avons dégagés plus haut, à savoir, les notions taoïstes de vide, d'unité et de paix ?
Commençons donc par le problème du vide. Disons d'emblée que pour Platon, comme pour Descartes et, d'une manière générale, pour quasiment toute la tradition philosophique , le vide n'est pas une notion philosophique pertinente. Et, si tel est le cas, c'est parce que, d'une manière générale, "vide" égale "néant" et "néant" égale "zéro" (le cardinal de l'ensemble vide). Par où l'on voit à quel point le paradigme de la connaissance mathématique adopté, dès son origine, par la philosophie, peut être réducteur : en effet, de même qu'en additionnant des zéros, la somme sera toujours nulle, de même, du vide, donc du néant, ne peut et ne pourra jamais rien émerger du tout. Pour la métaphysique, il n'est pas de production possible ex nihilo. De là, l'idée qu'il y a toujours plus dans la cause que dans l'effet, de sorte qu'une cause première (Dieu ou une variante) absolue est nécessairement infinie, autrement dit infiniment pleine. Tandis que, pour le [i]dào[/i], "le il y a et le il n'y a pas s'engendrent l'un l'autre [...]. Vide, la Voie, malgré son usage, ne se remplit jamais [...]. La Voie engendre Un, Un engendre Deux, Deux engendre Trois, Trois engendre tous les êtres" (Lǎo Zǐ, Tao Te King (M.C.), §§2, 4, 42). D'une part parce que le vide taoïste n'est pas un néant, une absence de réel, mais, tout au contraire, dans la mesure où "la densité du réel signale […] l'unicité d'un monde qui se compose, non de doubles, mais toujours de singularités originales" (Rosset, le Réel : Traité de l'Idiotie, II, iii, 2), l'indécomposable et indistincte matrice d'un foisonnement de singularités potentiellement antagonistes. D'autre part parce que le vide taoïste (wú) n'est pas un ne-pas-être mais un ne-pas-avoir, en l'occurrence, ne pas avoir de qualité déterminée. On touche là fond-même de l'opposition entre sagesse et philosophie : pour celle-ci, le problème est toujours "il n'y a pas assez (de vérité, de bonheur, etc.), pour celle-là, "il y a trop ...". Voilà pourquoi le [i]dào[/i] (la Voie vers le mieux-vivre) ne peut-être qu'une matrice, un processus d'engendrement compris comme une origine vide de toute détermination. Voilà pourquoi, si le Sage doit suivre la Voie, "se maintenir plein n'est pas conforme au soi" (Lǎo Zǐ, Tao Te King (S.G.), §9). De sorte que "le Sage est effectivement sans moi puisque, comme il ne présume rien à titre d'idée avancée, ni ne projette rien à titre d'impératif à respecter, ni ne s'immobilise non plus dans aucune position donnée [...] il est sans caractère et sans qualité" (Jullien, un Sage est sans Idée, I, ii). Il s'agit donc bien, dans le taoïsme, à l'opposé de l'idéal occidental de plénitude, de faire l'éloge de la vacuité, ce que le bon sens populaire admet intuitivement lorsqu'il fait usage d'expressions comme "se vider la tête", "évacuer le stress", "partir en vacances", etc. Qu'en est-il pour les Yoga-Sûtra de Patañjali ? Nous avons vu que l'importance qu'y revêt l'idée de renoncement participe, en ce sens, de cette notion orientale de vacuité. Pour autant, la notion de vide ne s'y trouve pas explicitement développée. Le terme shunya ("vide" en sanskrit) n'apparaît que trois fois dans l'ensemble de l'ouvrage : en i, 43, en iii, 3 et en iv, 34. Et il est toujours en position de prédicat, jamais de sujet : il désigne, dans les deux premières occurrences, la perte de la forme (svarupa) pour un objet de la conscience, et, dans la troisième, la soustraction de la conscience (purusha) aux énergies fondamentales (guna), tamas et rajas, énergies, respectivement, d'inertie et d'activité, et sattva qui désigne l'équilibre des deux premières réalisée par l'énergie de l'illumination. On peut donc dire que, pour Patañjali, le vide, shunya, est sans doute plus proche de la katharsis comme résultat d'une démarche de purification éthique de type aristotélicien (cf. l'Enjeu Éthique de la Littérature) que du wú du dào. Cela dit, sans donc être thématisée comme telle, la notion de vide est tout de même implicitement présente dans ces deux termes d'importance capitale dans les Yoga-Sûtra que sont prânâyâma et vairâgya.
Le texte de Patañjali mentionne en I, 31 puis en II, 29 la notion de prâna (souffle) aussitôt associée à celle d'âyâma (maîtrise) comme le quatrième des huit angâni du yoga. Ysé Tardan-Masquelier rappelle à juste titre que "le spirituel, en Inde comme ailleurs […], est d'abord un être inspiré dans tous les sens du terme : il est à l'écoute d'une vibration originelle. Car, dans de nombreux mythes de création, c'est un souffle divin qui donne le branle au Cosmos […]. Mais chez l'homme, le prâna a ceci de particulier qu'il est étroitement lié à la conscience et à ses facultés" (Tardan-Masquelier, l'Esprit du Yoga, II, ii, 1). Ainsi se trouve parfaitement résumé l'enjeu de la maîtrise de cette notion dans une optique de sagesse en général : l'esprit et le souffle sont indissociables, à la fois sur le plan symbolique et sur le plan matériel. D'un point de vue symbolique, tout d'abord, Jean Bouchart d'Orval rappelle que "le mot hébreu rouah, le grec pneuma et le latin spiritus désignent tout à la fois le souffle et l'esprit" (Bouchart d'Orval, in Patañjali, Yoga-Sûtra (B.O.), ii, 49). Mais aussi et surtout, d'un point de vue matériel, une respiration courte, désordonnée, irrégulière est irrécusablement le signe de ces troubles que toutes les sagesses ont pour finalité d'éliminer, tandis qu'à l'inverse, l'aisance respiratoire est toujours la preuve d'une bonne santé, sinon d'une maîtrise de soi. C'est pourquoi, "à condition qu’il n’y ait pas d’obstacle, l’œil voit, l’oreille entend, le nez sent, la bouche goûte, le cœur perçoit, l’esprit produit les actes convenables. Dans toute voie, l’essentiel est qu’il n’y ait pas d’obstruction. Toute obstruction produit étranglement, arrêt des fonctions, lésion de la vie. Pour leurs actes vitaux, les êtres dépendent du souffle. Si ce souffle n’est pas abondant dans un homme, la faute n’en est pas au ciel, qui jour et nuit l’en pénètre ; elle est en lui, qui obstrue ses voies, par des obstacles physiques ou moraux" (Zhuāng Zǐ , Zhuang Zi (L.W.), xxvi). Pour le dào, en effet, le qì (le souffle) est le principe même de toute existence, vivante ou non : "le grand souffle indéterminé de la Nature, s’appelle vent. Par lui-même, le vent n’a pas de son. Mais, quand il les émeut, tous les êtres deviennent pour lui comme un jeu d’anches" (Zhuāng Zǐ, Zhuang Zi (L.W.), iv). Toute existence n'est donc qu'une vibration, un ébranlement subtil et harmonieux (musical) dû à l'essentielle motilité de la Nature (en chinois tiān, qui veut dire aussi "univers" et "ciel", équivalant ainsi au Cosmos des Grecs) cette grande impermanence des choses (ce qui évoque irrésistiblement, tout à la fois le panta rheï, "tout coule", du pré-socratique Héraclite et, bien entendu, der Geist der Musik, "l'esprit de la musique" cher à Nietzsche) que la philosophie s'est, dès l'origine, donné pour mission de nier dans le ciel et de combattre sur terre. On comprend alors en quoi la résistance, l'obstruction quand ce n'est l'immuabilité prônée par la philosophie et opposée au souffle vital peut être un facteur de disharmonie et, pour l'être conscient qu'est l'homme, une cause de souffrance pour l'esprit et pas seulement de douleur pour le corps. De fait, si on constate bien une corrélation entre les dissonances de l'esprit et "la douleur physique, la dépression, le tremblement des membres et la respiration anarchique [qui] accompagnent cette inconstance de l’esprit" (Patañjali, Yoga-Sûtra (J.P.), i, 31), alors, naturellement, "la sérénité de l’esprit [prasâda] s’installe [notamment avec] la suspension du souffle expiré [prânâyâma]" (Patañjali, Yoga-Sûtra (J.P.), i, 33-34). Plus loin, il est précisé en quoi prânâyâma (maîtrise du souffle) fait logiquement suite à âsana (la posture) : "après avoir assimilé la posture [âsana], on en vient au contrôle du souffle [prânâyâma] qui consiste à arrêter les mouvements d’inspiration et d’expiration" (Patañjali, Yoga-Sûtra (J.P.), ii, 49). Et en quoi l'enchaînement âsana-prânâyâma est le préalable à pratyâhâra (retrait des sens) et à dhâranâ (concentration, recueillement) : c'est parce que "désormais le mental gagne la capacité de concentration" (Patañjali, Yoga-Sûtra (J.P.), ii, 52-53). Autrement dit, prânâyâma, ce moyen nécessaire envisagé par Patañjali afin de rétablir la sérénité de l'esprit [prasâda], réside dans "la suspension du souffle expiré". Il est remarquable que prânâyâma, la maîtrise du souffle, vise non pas à modifier ce mécanisme instinctif de remplissage d'un fluide vital, mais au contraire à en rompre le caractère mécanique en nous faisant prendre conscience de l'importance de l'expiration, c'est-à-dire du fait de se vider périodiquement de ce fluide afin d'en permettre le renouvellement (ceux et celles qui ont une fois pratiqué le chant, les instruments à vent ou une activité d'endurance, autant de pratiques qui nécessitent du "souffle", savent fort bien qu'une respiration efficace passe par le contrôle et le forçage de l'expiration). Chez Patañjali comme chez Zhuāng Zǐ, il est donc présumé une responsabilité de l'être humain relativement au contrôle de son propre souffle : "si ce souffle n’est pas abondant dans un homme, la faute n’en est pas au ciel, qui jour et nuit l’en pénètre ; elle est en lui, qui obstrue ses voies, par des obstacles physiques ou moraux" (Zhuāng Zǐ , Zhuang Zi (L.W.), xxvi).
Dans le cadre de cette présomption de responsabilité il y a, dans les Yoga-Sûtra, une conception du vide plus radicale encore que la préconisation d'un exercice pour vider le corps du fluide aérien : c'est la notion de vairâgya, c'est-à-dire de "détachement", consistant à vider l'esprit d'un certain nombre de relations qui parasitent ses échanges avec le Cosmos. Après avoir énoncé, de i, 5 à i, 11, les cinq catégories de vritti (modifications, perturbations du mental), Patañjali précise que "la suppression de ces états de conscience s’obtient par la pratique intense [abhyâsa] et le non-attachement [vairâgya]" (Patañjali, Yoga-Sûtra (J.P.), i, 12). Le non-attachement ou le détachement est un thème récurrent des sagesses en général dans le sens où l'attachement d'un sujet à son objet de désir, d'une part fige les statuts de l'un et de l'autre dans une position incompatible avec l'appréhension de la fluidité du réel, d'autre part engendre de la souffrance en cas de perte de maîtrise de l'objet par le sujet. On trouve par exemple, dans le dào, la notion de fú jū, c'est-à-dire, littéralement, de "non-résidence" ou de "non-adhérence". Notamment lorsqu'il s'agit de circonscrire le Sage comme quelqu'un qui "mène sa vie sans la posséder, s'accomplit sans rien attendre, développe ses mérites sans s'y attacher [littéralement : "sans y résider"]" (Lǎo Zǐ, Tao Te King (S.G.), §2). Là encore, on est dans la nécessité d'un mouvement perpétuel : le Sage ne s'arrête pas à l'endroit qu'il atteint, il n'y réside pas, quelque méritoire que soit son accession et quelque enviable que soit sa position. A fortiori, rien ne lui appartient, pas même sa propre vie. On est là à dix-mille lieues de l'idéal philosophique de contemplation satisfaite comme récompense de celui qui s'est livré à une procession (théôria) vers le Ciel des Idées (topos noètos) et, d'ailleurs, tout aussi éloigné de la conception libérale de la propriété privée qui commence par celle de la propre existence du sujet conscient. Tout au contraire, le Sage taoïste est "extérieur à sa vie, il la préserve, détaché même de son détachement [wú] pour mieux s'accomplir" (Lǎo Zǐ, Tao Te King (S.G.), §7). L'accomplissement, pour le dào, consiste donc clairement à se rendre disponible à tous les possibles sans jamais s'attacher à aucune propriété matérielle ou logique, sans jamais pérenniser aucune des relations de la vie dont l'essence est l'évanescence même, la fluctuation. À noter que cette conception du détachement est assez différente de la conception bouddhiste, laquelle est plus profondément nihiliste et plus proprement philosophique que celle de l'approche taoïste. Plus nihiliste puisqu'il s'agit, en l'occurrence, à travers le nirvâna, de réduire à néant toute possibilité de samsâra, autrement dit de réincarnation, tandis que le dào n'a pas cette prétention mais vise plus modestement, comme le souligne Marcel Conche, à éviter la mort prématurée : "le but de tous les mouvements taoïstes est la longue vie [...]. Ce qui est sage, en conséquence, est d'éviter tout ce qui fait le jeu de la mort" (Marcel Conche, Lao Tseu : Tao Te King, intro.). Et en effet, les quatre Nobles Vérités qui fondent l'enseignement du Bouddha sont la souffrance (duhkha), la cause de la souffrance (samudaya), la suppression de la souffrance (nirvâna) et la voie qui mène à la suppression de la souffrance (magga). Or "qu'est-ce que la souffrance ? Le Bouddha répond : c'est naître, vieillir, tomber malade, être uni à ce que l'on n'aime pas, être séparé de ce que l'on aime, ne pas réaliser son désir. Quelle est la cause de la souffrance ? Le Bouddha répond : c'est la soif [trishna] qui mène de réincarnation [samsâra] en réincarnation accompagnée de plaisirs sensuels […]. Qu'est-ce que la destruction de la souffrance ? Le Bouddha répond : c'est la suppression [nirvâna] de cette soif […]. Quel est le chemin qui mène à la destruction de la souffrance ? Le Bouddha répond : c'est l'Octuple Sentier Sacré [astângamârga, à savoir action droite, existence droite, effort droit, connaissance droite, pensée droite, langage droit, attention droite, méditation droite]"(Borges, qu'est-ce que le Bouddhisme ?, vi). Le nirvâna bouddhiste n'est donc rien d'autre que l'extinction de cette soif de vivre (celle qui est responsable des douleurs de l'incarnation et des réincarnations) et de toutes les soifs afférentes (celles qui s'accompagnent de plaisirs sensuels momentanés lorsqu'elles sont satisfaites mais qui, la plupart du temps, expriment la douleur de la frustration). Ce qui suppose un effort spécifique de la part de buddhi, le mental éveillé, effort qui l'apparente à la démarche éthique du Philosophe. Qu'en est-il pour le yoga ?
Dans la Bhagavad Gîtâ ("le Chant du Bienheureux"), on trouve l'idée que "les jouissances nées du contact des choses sont des causes de chagrin, elles ont un commencement et une fin ; c'est pourquoi le Sage, l'homme éveillé [buddhah] ne place pas en elles ses délices" (Bhagavad Gîtâ, V, 22), ce que Shri Aurobindo commente de la manière suivante : "nirvâna signifie extinction de l'ego dans le plus haut Moi intérieur spirituel" (-ibid-). Il s'agit donc, pour le yogi, moins d'éteindre toute forme de désir, toute soif de vivre, que d'éteindre cet aspect particulièrement problématique de la soif de vivre pour l'être vivant conscient et qui consiste à désirer se constituer en sujet (le moi, l'ego). Ce qui rapproche le yoga de l'approche taoïste : "ayant ainsi abandonné tout attachement aux fruits de ses actions, à jamais satisfait, sans aucune sorte de dépendance, [le Sage] n'agit pas bien qu'il s'engage dans l'action" (Bhagavad Gîtâ, IV, ii, 20). "Bien que, par sa nature, il soit engagé dans l'action, c'est la Nature, la Shakti exécutive, c'est la Déesse consciente dirigée par l'Habitant divin qui fait l'action" (-ibid-) commente Aurobindo. Il en va de même dans les Yoga-Sûtra de Patañjali. En effet, "pour qui est libre de la soif [vitrishna] des objets vus ou entendus, le détachement [vairâgya] est la conscience qui impose sa loi" (Patañjali, Yoga-Sûtra (A.D.), i, 15). D'où le commentaire de la traductrice : "la conscience du détachement est réalisée par la buddhi, intelligence d'éveil, troisième fonction du citta. Vairâgya […], littéralement, le dé-passionnement, comme distance interposée entre le sujet et ses attraits, est un éloignement qui introduit un espace, puis un espace qui devient un point d'appui et, de là, un espace intérieur" (Alyette Degrâces, in Patañjali, Yoga-Sûtra (A.D.), i, 15). D'où l'affirmation selon laquelle "l'acte du yogi n'est ni blanc ni noir" (Patañjali, Yoga-Sûtra (A.D.), iv, 7) avec, pour commentaire, que ledit acte "n'est pas conditionné par l'ensemble des réflexes et des réactions aux mouvements des trois guna50, il ne dépend pas du fruit, il repose sur un renoncement au fruit" (Alyette Degrâces, in Patañjali, Yoga-Sûtra (A.D.), iv, 7). Dire que l'acte n'est "ni blanc ni noir", c'est dire à la fois que son intention se soustrait, en amont, à toute assignation d'un but déterminé qui exclurait sa contradictoire (en ce sens, "ni blanc ni noir" signifie "ni p ni non-p"), et que son résultat échappe, en aval, à toute qualification possible (en ce sens, "ni blanc ni noir" signifie "ni de telle valeur, ni de la valeur contraire"). Tout cela fait nettement pencher la conception du vide implicite dans le texte de Patañjali moins vers la version bouddhiste du nirvâna comme remède radical à la souffrance passant par l'extinction de la vie que vers l'aspect fú jū (non-adhérence, indifférence à l'égard des conséquences de l'acte) propre à la sagesse taoïste selon laquelle "agir sans agir [wéi wú wéi]; s’occuper sans s’occuper ; goûter sans goûter ; voir du même œil, le grand, le petit, le beaucoup, le peu ; faire le même cas des reproches et des remerciements ; voilà comme fait le Sage. […] Jamais le Sage n’entreprend rien de grand, c’est pourquoi il fait de grandes choses" (Lǎo Zǐ, Tao Te King (L.W.), §63).
(à suivre ...).