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Les Yoga-Sûtra de Patañjali, philosophie ou sagesse ?

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Cela dit, si, du point de vue de prânâyâma et de vairâgya, les Yoga-Sûtra de Patañjali ressortissent, à première vue, à la vision du vide propre à la sagesse orientale, en revanche il semblerait qu'il y ait néanmoins, dans ce texte, une véritable théorie de la connaissance qui vise une sorte de plein cognitif plutôt que de vide spirituel et, partant, imprime une dimension philosophique à ce texte. Nous appelons "théorie de la connaissance", dans la plus pure tradition philosophique initiée par Platon, un corpus théorique qui se propose de réfléchir méthodiquement sur les manifestations de l'erreur conceptuelle la plus vulgaire qualifiée d'ignorance afin de faire progresser son destinataire vers celles de la vérité conceptuelle la plus haute baptisée science. Nous disons "conceptuelle" pour bien restreindre la notion de vérité à une connaissance indirecte du réel, à une adequatio rei et intellectus ("adéquation de la chose et de l'intellect") selon la formule canonique de Thomas d'Aquin. Dans la mesure où elle présuppose toujours un horizon de concepts rationnels inaccessible au vulgaire, toute théorie de la connaissance est donc, de part en part, méta-physique, c'est-à-dire, selon l'étymologie, au-delà de toute appréhension physique. Hegel dirait sans doute qu'il existe une "ruse de la raison" par laquelle la philosophie fait parfois, paradoxalement, l'éloge d'une certaine forme d'ignorance. Ainsi Socrate : "moi, si je ne sais rien, je ne crois pas non plus savoir" (Platon, Apologie de Socrate , 21 d). Ou encore Pascal : "les sciences ont deux extrémités qui se touchent. La première est la pure ignorance naturelle où se trouvent tous les hommes en naissant. L'autre extrémité est celle où arrivent les grandes âmes, qui, ayant parcouru tout ce que les hommes peuvent savoir, trouvent qu'ils ne savent rien"(Pascal, Pensées, B327). Mais qu'on ne s'y trompe pas : il s'agit toujours, pour les Philosophes, de dessiner les contours de la connaissance vraie qui, disent-ils, doit nécessairement commencer par la répudiation consciente et volontaire de ce qui est réputé "ignorance" de la vraie nature du réel. Donc, s'il s'agit de faire le "vide" de pseudo-connaissances, c'est bien dans le but de faire le "plein de vraies connaissances. C'est donc toujours, comme le dit Pascal, d'une "ignorance savante" qu'il s'agit. Ce que résume à merveille Nicolas de Cues lorsqu'il dit qu'"il nous faut connaître notre ignorance. Si nous atteignons tout à fait ce but, nous atteindrons la docte ignorance" (De Cues, de la Docte Ignorance, §1). À l'inverse, la sagesse orientale, sans se complaire dans l'ignorance oiseuse, promeut néanmoins une acception minimaliste de la connaissance en accord avec sa conception du vide. Ainsi, Lǎo Zǐ : "sans sortir par la porte, on peut connaître tout le monde ; sans regarder par la fenêtre, on peut se rendre compte des voies du ciel . — Plus on va loin, moins on apprend. Le Sage arrive au but, sans avoir fait un pas pour l’atteindre. Il connaît, avant d’avoir vu, par les principes supérieurs" (Lǎo Zǐ, Tao Te King (L.W.), §47). Autrement dit, si la connaissance du Sage est une connaissance directe de ce qui vaut la peine d'être connu, à savoir celle de la Voie (des "principes supérieurs"), c'est qu'elle n'est pas l'aboutissement d'une procession volontariste vers le vrai au sens grec du terme (théôria), mais plutôt d'un processus d'abandon au réel : si "le Sage arrive au but, sans avoir fait un pas", c'est qu'il a devant lui la Voie, celle qui mène à tous les possibles sans en exclure aucun. Il n'y a donc pas, chez lui, de rejet d'une forme de connaissance qui serait qualifiée de "vulgaire" et, en cela, assimilée à l'ignorance. Pour lui "la voie, le tao [indique] que le monde ne cesse de se renouveler, le réel d'être en procès" (Jullien, un Sage est sans Idée, ou l'Autre de la Philosophie, I, viii), autrement dit que toute connaissance spontanée est légitime dans la mesure où elle se comprend à partir de la progression de la Voie, où elle part du principe que toute vie est résolution de problèmes. Ce qui n'est, ni une forme de "synthèse hégélienne" au sens où l'ignorance serait un moment nécessaire de la connaissance, ni une forme de relativisme pragmatique au sens où il suffirait de contextualiser une ignorance pour en faire une sorte de connaissance. Et ce, pour une raison très simple : "celui qui parle ne connaît pas. Celui qui connaît, ne parle pas. Il tient sa bouche close, il retient sa respiration, il émousse son activité, il se délivre de toute complication, il tempère sa lumière, il se confond avec le vulgaire" (Lǎo Zǐ, Tao Te King (L.W.), §56). Le réel, en effet, est, pour la sagesse taoïste, non seulement impermanent mais encore "pure présence [zhàn cún]" (Lǎo Zǐ, Tao Te King (S.G.), §4). Le réel n'y étant jamais substantialisé comme dans la métaphysique occidentale, on n'entre certainement pas en relation avec lui par l'intermédiaire d'un langage savant, autrement dit, pour reprendre les termes de Clément Rosset, par l'intermédiaire d'une doublure grandiloquente du réel. Car, au fond, "la réalité est idiote parce qu'elle est solitaire, seule de son espèce […]. Il lui suffira donc d'être deux pour cesser d'être idiote, pour devenir susceptible de recevoir un sens. C'est le propre de la métaphysique, depuis Platon, que de comprendre le réel grâce à une telle duplication" (Rosset, le Réel : Traité de l'Idiotie, I, 5). Voilà pourquoi, s'il existe manifestement, dans la sagesse taoïste, une conception de la connaissance du réel, celle-ci est à mettre en relation avec sa propension au non-remplissement (bù yíng), de sorte qu'il est impossible de parler, à son propos, de théorie de la connaissance. À présent, où situer les Yoga-Sûtra de Patañjali dans ce paysage touffu ?


Du point de leur aspect extérieur, les Yoga-Sûtra sont, de toute évidence, un traité pédagogique progressif et méthodique destiné à emporter la conviction du lecteur et dont la composition rappelle fort celle de l'Éthique de Spinoza : tandis que celle-ci comprend cinq parties sous-titrées de Deo ("de Dieu"), de natura et origine mentis ("de la nature et l'origine de l'esprit"), de origine et natura affectuum ("de l'origine et la nature des affects"), de servitute humana seu de affectuum viribus ("de la servitude humaine ou de la force des affects"), de potentia intellectus seu de libertate humana ("de la puissance de l'intellect ou de la liberté humaine"), ceux-là en possèdent quatre dénommées respectivement (traduction J.P.) samâdhi-pâda ("de l'unification"), sâdhana-pâda ("du chemin spirituel"), vibhûti-pâda ("de la puissance du Yoga"), kaivalya-pâda ("de l'émancipation"). De ce point de vue, la ressemblance est frappante. Cela dit, Patañjali ne commence pas par Dieu comme le fait Spinoza, mais au contraire par la servitude spirituelle de l'être humain, plus précisément celle de purusha, le Soi éternel et immuable malmené par prakriti ou pradhâna, la nature matérielle qui se manifeste par les trois guna : "le yoga et le sâmkhya posent l'union des deux principes purusha et prakriti […]. À l'origine de la manifestation, le second rompt un équilibre antérieur" (Alyette Degrâces, introduction à Patañjali, Yoga-Sûtra). Aussi, dans la mesure où, aussi longtemps que purusha n'est pas "établi dans sa propre et véritable nature" (Patañjali, Yoga-Sûtra (J.P.), i, 3), "il s’identifie aux mouvements des opérations mentales" (Patañjali, Yoga-Sûtra (J.P.), i, 4), afin de nous aider à rétablir cet équilibre rompu par le moyen du yoga, Patañjali commence-t-il par énumérer les cinq catégories de citta vritti ("modifications-perturbations du mental") dont l'éparpillement nuit à l'unité et à la quiétude, donc à l'essence de purusha. Ce qui est remarquable, c'est qu'elles ressortissent toutes, peu ou prou, à un mode de connaissance. Ce qui tend à suggérer, à l'instar de la tradition philosophique d'origine grecque, que pour remédier aux troubles qui perturbent l'humaine condition, il faut commencer par demander à l'intellect de circonscrire précisément les représentations mentales qu'il convient d'éliminer. C'est-à-dire s'en forger une représentation conceptuelle par laquelle un sujet conscient nomme son objet de connaissance et le définit avec vérité par l'attribution de quelque prédicat. De fait, le texte commence bien par nommer ces cinq citta vritti : "connaissance juste [pramâna] ; erreur [viparyaya] ; opinion personnelle [vikalpa] ; sommeil [nidrâ] ; mémoire [smritaya]" (Patañjali, Yoga-Sûtra (J.P.), i, 6). Après quoi, de i, 7 à i, 11, chacune d'elle se voit, effectivement, attribuer une définition. On peut alors s'étonner de trouver, à la première place, la "connaissance juste". On se demande bien pourquoi et en quoi la connaissance juste devrait faire l'objet d'une répudiation au même titre que l'erreur, l'opinion, le sommeil ou la mémoire. La raison s'en trouve explicitée dans le sûtra suivant : c'est que citta vritti nirodha passe, comme nous l'avons vu supra, par une forme de détachement (vairâgya) consistant dans ce qu'Alyette Degrâces traduit par "l'état de non-soif" (vitrishna) à l'égard des objets de conscience" (Patañjali, Yoga-Sûtra (A.D.), i, 15). Ce qui veut dire que l'extinction des désirs que vise la pratique du yoga ne concerne pas seulement le désir de posséder mais aussi le désir de connaître, y compris celui de connaître avec vérité. Mais alors, si le yogi doit faire, à l'instar du Sage taoïste, vœu de pauvreté en matière de connaissance, pourquoi parler de théorie de la connaissance à propos des Yoga-Sûtra de Patañjali ? D'abord dans le sens où purusha (l'esprit) se détache de prakriti (la matière) et accomplit son essence dans une "enstase" que la tradition hindouiste, reprise par le texte de Patañjali, nomme samâdhi. Donc, d'une part, dans la mesure où "le degré ultime de détachement [vairâgya] est l’intuition directe du Soi par le rejet des trois fonctions inhérentes à la manifestation (les 3 guna)" (Patañjali, Yoga-Sûtra (J.P.), i, 16), il y a bien, au finale, connaissance de quelque chose puisque le sujet conscient n'a plus, une fois débarrassé de ses citta vritti, que lui-même (purusha) pour objet de connaissance. On voit en quoi on se trouve là éloigné de la conception taoïste du fú jū (non-adhérence) qui répudie tout objet de connaissance, à commencer par celle de l'ego, la plus illusoire de toutes. Et, d'autre part, dans la mesure où "là [dans samâdhi] est la connaissance de la réalité" (Patañjali, Yoga-Sûtra (F.M.), i, 48), il est difficile de ne pas opérer un rapprochement avec ce monument de la connaissance métaphysique que constituent les Méditations Métaphysiques de Descartes lequel, après s'être dépouillé de tous les objets possibles de connaissance fait ce double constat : "qu’est-ce donc que je suis ? Une chose qui pense [...]. Il n’y a rien qui soit plus facile à connaître que mon esprit" (Descartes, Méditations Métaphysiques, II, 9, 18). Tout comme Descartes, donc, Patañjali semble faire l'éloge d'une connaissance métaphysique dont la plus haute expression consiste en ce que l'esprit n'est rempli que … de soi-même, autrement dit d'une sorte de méta-connaissance formelle vide de tout contenu matériel. Mais il existe une autre raison de parler de théorie de la connaissance à propos des Yoga-Sûtra de Patañjali : c'est que kaïvalya-pâda, la quatrième et dernière partie du texte, celle qui est consacrée à la libération finale de l'esprit, revient abondamment sur les présupposés proprement métaphysiques d'une connaissance de purusha par lui-même purifiée des citta vritti parasites évoqués dans samâdhi-pâda, la première partie. En l'occurrence, il s'agit, pour purusha, de se libérer des trois énergies fondamentales (guna), mais aussi des empreintes inconscientes (samskâra ou vâsanâ) qui le maintiennent en état de subordination par rapport à la matière (prakriti), notamment en le contraignant à une connaissance objectuelle et matérielle lui interdisant de se connaître soi-même. Ce n'est qu'à ces conditions que purusha "ne ressent plus aucun engouement, même pour les plus subtils niveaux intellectuels ; il a atteint le samâdhi dit du Nuage de Vertu [dharma megha samâdhi]" (Patañjali, Yoga-Sûtra (B.O.), iv, 29).
On voit bien par là que la connaissance de purusha par lui-même n'est cependant pas le stade suprême de vairâgya. On est même encore loin de l'objectif final de samâdhi puisque, si ce type de connaissance "est d'une tout autre étoffe que celle acquise par témoignage ou par raisonnement, car elle touche directement l'essence du réel [de sorte que] l'impression mentale qui en émerge désamorce les autres impressions, [pour autant] lorsque même cette impression se dissout à son tour, toutes les impressions se sont résorbées dans le silence : c'est le samâdhi absolu [nirbîja samâdhi]" (Patañjali, Yoga-Sûtra (B.O.), i, 49-51), celui qui sera repris dans kaïvalya-pâda (quatrième partie du traité). En effet, samâdhi, qui connote l'idée d'unité ne peut se satisfaire de la dualité du sujet et de l'objet que présuppose nécessairement toute connaissance, fût-ce celle de l'esprit vide de connaissance par lui-même. Ce qui nous amène à envisager le texte de Patañjali sous l'angle du deuxième critère de sagesse énoncé par Xún Zǐ : l'unité. La philosophie, tout autant que la sagesse, s'est toujours évertuée à penser l'unité profonde des choses par-delà leur diversité de surface. Sauf que la conception philosophique de l'unité est pour le moins paradoxale. D'une part, en effet, la métaphysique ne pouvant se concevoir sans "redoubler" le réel d'une représentation ad hoc, l'unité ontologique de l'être par-delà la diversité de ses manifestations s'accompagne aussi d'une unité sémantique de la représentation par-delà la diversité des images. Mieux que cela, cette "double unité", si l'on peut dire, en implique même une troisième : celle de la purification finale d'un sujet humain censé faire l'objet d'une unification anthropologique par-delà la diversité de ses états et de ses actes. D'où, "tandis que la purification ascétique engagée [par Platon] appelle à se libérer du corporel pour permettre à l'âme de se hausser, purifiée, en vue de l'intelligible, l'impassibilité à laquelle convie le penseur taoïste permet de se libérer du régime d'excitation continuelle et superficielle consumant la vitalité pour renouer avec l'incitation foncière telle qu'elle nous vient du flux du monde" (Jullien, l'Invention de l'Idéal et le Destin de l'Europe, vi). C'est-à-dire que, deuxième aspect du paradoxe, cédant à sa tentation de se purifier de l'impur en le stigmatisant puis l'excluant, la philosophie (re-)crée séance tenante de la dualité sous prétexte d'unifier : l'unité ontologique profonde du réel par delà la diversité superficielle de ses apparences présuppose en effet une dualité entre le réel (l'être), nécessairement unique (seul, "idiot", dirait Rosset), et l'illusion (le non-être) irréductiblement plurielle. Unité de la vérité versus pluralité de l'erreur, tout le monde connaît l'adage. L'unité sémantique du vrai présuppose donc une dualité entre la représentation du réel (le vrai), seule digne, au fond, d'être intrinsèquement unifiée, et la représentation de l'illusion (le faux) abandonnée à son indéfectible et incurable multiplicité. De même, l'unité anthropologique de l'esprit présuppose une dualité entre le siège du vrai (l'esprit), substance simple, homogène, insécable et la source du faux (le corps), substance complexe, hétérogène, morcelée. Bref, tandis que les Sages "réduisent les multitudes de leurs sujets à l’unité, les considérant comme une masse indivise avec une impartialité sereine, n’estimant pas les uns précieux comme jade et les autres vils comme cailloux" (Lǎo Zǐ,Tao Te King (L.W.), §39), pour les Philosophes, en revanche, ce n'est pas ce qui est un qui "est précieux comme jade" mais, en sens inverse, cela seul qui n'est pas considéré, a priori, comme "vil comme caillou" qui vaut la peine d'être unifié. C'est ainsi que la philosophie n'a eu de cesse de thématiser l'être comme paradigme de "ce qui a de la valeur" par opposition au paraître réputé en être dépourvu. Voilà pourquoi "c'est du côté du stable et de l'immuable que la philosophie est allée chercher la vérité, le vrai n'ayant pu devenir la vérité (et s'absolutiser) qu'en s'articulant à l'Être. [Tandis que] la Chine n'a conçu que le devenir ; mais alors, ce n'est plus exactement le "devenir" puisque ne sous-entendant plus l'être (défini précisément comme ce qui ne devient pas), mais la "voie", le tao, par laquelle le monde ne cesse de se renouveler, le réel d'être en procès" (Jullien, un Sage est sans Idée, ou l'Autre de la Philosophie, I, viii). Dire que le réel est en procès continuel, c'est affirmer, contrairement au Philosophe, que ce n'est ni à la substance (de l'Être ou de l'Esprit), ni au sémantème (du Vrai) que le Sage accorde l'unité indéfectible, mais au procès, au flux. Pour le Sage, l'abstraction qui conduit à hypostasier l'objet final de l'ontologie (l'Être), de la sémantique (le Vrai) ou de l'anthropologie (l'Esprit) est superstitieuse et artificielle. Or "tout ce qui est artificiel est faux et inefficace. Seul le naturel est vrai et efficace" (Zhuāng Zǐ, Zhuang Zi (L.W.), §4). Et le naturel, c'est ce devenir cosmique que les hindouistes illustrent par la danse de Shiva Natarâja qui, nolens volens, transforme p en non-p (le  yīn en yáng) et inversement, et ce, au mépris du principe de contradiction, règle la plus fondamentale de la logique philosophique. Pour le Sage, l'unité n'est pas un jugement de valeur a priori prononcé contre l'ignorant mais répond à la nécessité pragmatique de réguler les maux, d'apaiser le tourment de qui est douloureusement confronté au tourbillon de la vie. On doit donc dire que la sagesse se fait de l'unité une conception médicale, extensive et inclusive (unité = diagnostic d'unicité, d'unité de la diversité même qui est unique dans son perpétuel devenir) tandis que la philosophie s'en fait une conception tout à la fois judiciaire et beaucoup plus restrictive et exclusive (unité = unification en vertu de la stabilité profonde de l'Être préjugée contre la diversité et l'instabilité du devenir).


(à suivre ...)

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Répondant à la question d'un disciple demandant ce qu'est l'accord céleste, le maître répond : "c'est l’harmonie de tous les êtres, dans leur commune nature, dans leur commun devenir. Là, pas de contraste, parce que pas de distinction. Embrasser, voilà la grande science, la grande parole. Distinguer, c’est science et, parler d’ordre inférieur. […] Et quelle est l’occasion de ces distinctions ? Ce qui les occasionne, ce sont l’activité, les relations, les conflits de la vie. De là les théories, les erreurs. Du tir à l’arbalète, fut dérivée la notion du bien et du mal. Des contrats fut tirée la notion du droit et du tort" (Zhuāng Zǐ, Zhuang Zi (L.W.), §2). Du coup, l'unité (yī en chinois) étant présupposée comme harmonie universelle indéfectible de la Nature dans la diversité même de ses modifications perpétuelles, elle n'est jamais à construire mais, seulement à considérer, à réaliser (au sens de l'anglais to realize) : le Sage n'unifie pas, il fait prendre conscience de l'unité. Et, comme, dans cette tâche, il ne s'attaque pas au devenir mais épouse, tout au contraire, la fluidité du réel, il ne condamne rien ni personne au ban d'infamie comme le fait le Philosophe mais se contente de réguler un flux passagèrement perturbé : "la perspective est donc bien celle d'un délicat équilibrage entre l'excès et le défaut qui dépend entièrement de la situation, car la régulation procède, on le comprend bien, non d'un principe posé d'avance et transcendant le cours des choses, mais d'une mise en rapport qui est purement contextuelle et dont la cohérence demeure immanente (celle du li chinois opposé au logos grec)" (Jullien, le Détour et l'Accès : Stratégies du Sens en Chine, en Grèce, x). Dès lors, même si elle doit (ce qui n'est, d'ailleurs, nullement nécessaire) passer par le discours, cette régulation n'est jamais une sentence, une prescription, mais une incitation, une évocation tautologique en ce qu'elle échappe, par nature, au principe de contradiction, c'est-à-dire à l'exclusion mutuelle du vrai et du faux, du bien et du mal, du juste et de l'injuste. "Aussi, sur le même sujet […] Confucius pourra-t-il répondre différemment à chacun de ses interlocuteurs successifs […]. Voire, Confucius peut, au même moment, répondre l'inverse à l'un et à l'autre" (Jullien, un Sage est sans Idée, ou l'Autre de la Philosophie, I, iv). Là où le Philosophe est obsédé (en cela très "géomètre") par la contradiction, signe irrécusable pour lui du triomphe du corps et de la diversité de ses passions sur l'esprit et l'unité de la raison, donc du triomphe de l'illusion sur la réalité, à l'inverse, le point de vue du Sage "est un point, d’où ceci et cela, oui et non, paraissent encore non distingués. Ce point est le pivot de la norme. C’est le centre immobile d’une circonférence, sur le contour de laquelle roulent toutes les contingences, les distinctions et les individualités ; d’où l’on ne voit qu’un infini, qui n’est ni ceci ni cela, ni oui ni non. Tout voir, dans l’unité primordiale non encore différenciée, ou d’une distance telle que tout se fond en un, voilà la vraie intelligence" (Zhuāng Zǐ,Zhuang Zi (L.W.), §2). L'intervention régulatrice du Sage suppose, en effet, l'unité temporelle des points de vue opposés, rappelant que dào, c'est la Voie qui relie et non exclut les extrêmes, l'un et l'autre se succédant dans un flux perpétuel. Dào est, par excellence, la Voie de la coexistence des opposés comme deux limites possibles d'égale dignité et non de leur incompatibilité réciproque au nom de la nécessaire supériorité a priori de l'un sur l'autre. De la même façon que le patient se voit administrer ce que la sagesse pré-socratique appelait un pharmakon, c'est-à-dire, tout à la fois un poison et/ou un remède, un poison qui devient remède ou un remède qui devient poison, comme on voudra, "dans l’unité primordiale non encore différenciée" qui est celle de l'harmonie originelle du patient avec le Cosmos et qui, par hypothèse, doit être rétablie par l'intervention régulatrice du médecin. Après tout, comme le souligne Marcel Conche, l'aphorisme "ton âme peut-elle embrasser l'Un [] sans jamais s'en détacher, former avec lui un tout indissoluble ? Peux-tu former ton âme de façon qu'elle embrasse l'Un ?" (Lǎo Zǐ, Tao Te King (S.G.), §10) est, au fond, une question parfaitement médicale : il s'agit simplement de se demander si on peut éviter la mort prématurée à quoi conduirait immanquablement une perte de vue de l'unité comme avant goût de la dissolution finale. Quid, à présent, de la notion d'unité dans les Yoga-Sûtra de Patañjali ?


À l'aune de la tripartition philosophique ontologie (l'Être) / sémantique (le Vrai) / anthropologie (l'Esprit), il est remarquable que, dans les Yoga-Sûtra de Patañjali, seul l'aspect anthropologique se manifeste. Contrairement aux Upanishads, les sûtra ne font, en effet, quasiment pas explicitement d'allusion ontologique à la réalité ni d'allusion sémantique à la vérité. Le substantif "réel-réalité" (tattva en sanskrit) n'apparaît que deux fois dans le texte, en i, 32 (sur quoi nous reviendrons) et en iv, 14 qui énonce que "l'état particulier d'un objet [traduction de tattva] est l'expression de l'unicité d'une certaine combinaison des énergies fondamentales" (Patañjali, Yoga-Sûtra (B.O.), iv, 14). Les "énergies fondamentales" sont les trois guna dont il a déjà été question et qui émanent du principe matériel (prakriti ou pradhâna) censé perturber le principe spirituel (purusha). Même si "là réside l'unique différence entre les objets qui sont une seule et même réalité […]. Tout n'est qu'apparitions différentes du Même" (Jean Bouchart d'Orval, in Patañjali, Yoga-Sûtra (B.O.), iv, 14), même si, donc, l'unicité fondamentale d'un réel muable et malléable au gré de l'action des guna semble clairement affirmée par les Yoga-Sûtra, elle ne l'est pas exactement de la même façon que dans le dào. En effet, les sûtra font état de deux sortes de guna ou énergies fondamentales (tamas, énergie de conservation, rajas, énergie de changement) qui en supposent une troisième (sattva, énergie de l'illumination) pour les (ré-)concilier, ainsi que de deux principes constitutifs (matériel : prakriti et spirituel : purusha) dont l'un malmène l'autre, ce qui évoque les bons vieux thèmes philosophiques de la maîtrise des passions d'une part, de contamination de l'esprit par la matière d'autre part. Par ailleurs, si la notion de vérité (satya) n'a que deux occurrences : en ii, 30, où satya est mentionné comme le deuxième des cinq yama ("maîtrises" A.D., "disciplines" B.O.), il est néanmoins précisé que "celui en qui la véracité s’est établie obtient et maîtrise le fruit de ses œuvres" (Patañjali, Yoga-Sûtra (J.P.), ii, 36). Le terme n'apparaît donc qu'à titre de vertu morale concrète (sincérité, véracité) plutôt qu'à titre de valeur sémantique attribuée abstraitement à une représentation du réel. Et si l'on se rappelle que "le premier temps de la définition du yoga, l'union de l'homme divisé avec sa nature réelle, consiste à établir un contrôle [nirodha] sur les modifications [vritti] de l'esprit [citta]" (Alyette Degrâces, in Patañjali, Yoga-Sûtra (A.D.), i, 2), on comprend qu'il existe, au fond, une "nature réelle" de l'être humain dont celui-ci a tendance à s'éloigner à travers des "modifications de l'esprit" qui, sans être toutes douloureuses (i, 5), sont néanmoins toutes causées (notions de karma, de samsâra, de samskâra) par l'action des trois énergies (guna) de la matière (prakriti) et leur influence sur l'esprit (purusha). Ce qui nous ramène à la duplicité philosophique relevée par Rosset, celle de la très problématique unification profonde au-delà d'une diversité superficielle. Et, dans la mesure où l'enjeu du yoga, selon Patañjali, reste bien de purifier l'esprit perturbé (citta) pour le faire accéder à l'enstase (samâdhi) qui le rétablira dans la sérénité de son essence (purusha), plus exactement (iv, 29) dans un "nuage de vertus" (dharma megha samâdhi), c'est l'aspect anthropologique de ce paradoxe qui est plus spécialement mis en avant. On se souvient que c'est sur ce point que nous avions laissé l'examen du processus de vide (vairâgya) dans les Yoga-Sûtra en remarquant que le samâdhi qui s'ensuit devait s'entendre en deux sens : le sens, disons métaphysique de la connaissance de l'esprit par lui-même et le sens, plus proprement taoïste d'un renoncement complet à la connaissance justifiant la traduction de samâdhi par "unité" (J.P.) ou "rassemblement" (A.D.). Examinons donc plus en détail, à présent, cette seconde acception.


Patañjali nous dit que samâdhi "est atteint par ceux qui s’y appliquent avec ardeur" (Patañjali, Yoga-Sûtra (J.P.), i, 21). Mais, lorsqu'on lit, dans ce qui est la toute première précision donnée par le texte sur la manière d'accéder à samâdhi, qu' "on peut l'atteindre par l’abandon total au Seigneur Suprême [ishvara pranidhâna]" (Patañjali, Yoga-Sûtra (J.P.), i, 23), on se dit qu'il y a là une veine philosophique bien connue : celle du traitement théologique du problème de l'unité. Celui-ci consiste, en effet, à supposer que tout le malheur de l'homme provient, dans tous les cas, sous l'effet des passions, de son refus de recourir à la grâce unificatrice d'un Dieu transcendant (comme chez Pascal) ou bien du relâchement de sa relation avec un Dieu immanent (par exemple, chez Spinoza). De sorte que, pour réparer le mal ainsi créé, il faut et il suffit de lutter contre les passions, c'est-à-dire reconstituer l'union perdue d'avec le dieu transcendant. Dans tous les cas, l'option philosophique qui semble être celle de Patañjali en i, 23 consiste à préconiser la fusion de l'être humain avec L'être par excellence. Toutefois, faire un tel rapprochement, c'est oublier un peu vite le contexte hindouiste, donc polythéiste, des Yoga-Sûtra, donc que le "Seigneur Suprême" (ishvara) ne saurait être une entité unique comme, par définition, c'est le cas dans le monothéisme. Ce que confirme le sûtra suivant : "le Seigneur est un purusha particulier non touché par les souffrances, les actes, les résultats et l'espace des intentions" (Patañjali, Yoga-Sûtra (A.D.), i, 24) ou, autre traduction, "le Seigneur est le Soi transcendant. Les afflictions, les actions avec leurs conséquences et les traces subconscientes laissées par elles ne l’atteignent pas" (-id-, trad. J.P.). La confrontation des traductions en général différentes à bien des égards, est, ici, éclairante par ce qu'elles ont, précisément, de commun : à savoir que par "Dieu" (ishvara), il ne faut entendre rien d'autre que l'esprit, le soi-même (purusha), une fois celui-ci purgé des citta vritti et, par conséquent, transformé ("transcendé") par la pratique du yoga. Même si la notion d'ishvara pranidhâna conserve malgré tout quelques relents d'une phraséologie métaphysique (définition d'ishvara comme "le soi transcendant" chez Jean Papin, comme "présence unique" chez Jean Bouchart d'Orval), on peut donc dire que la compréhension de i, 23 n'apporte rien de bien nouveau au point de départ de notre paragraphe, celui de savoir comment purusha va parvenir à l'unification totale (samâdhi), puisque, apparemment, ishvara purusha. Les sûtra i, 29, 30, 31 évoquent les obstacles (antarâya) qui perturbent le mental (citta) au point d'engendrer de la souffrance (duhkha). Le remède est prescrit dans le sûtra suivant : "pour leur prévention, la pratique d'une seule réalité [eka tattva]" (Patañjali, Yoga-Sûtra (A.D.), i, 32). Voilà qui est parfaitement clair : pour faire cesser les perturbations douloureuses du mental, il faut et il suffit de pratiquer une réalité unique. Qu'est-ce à dire ? À première vue, nous serions là, encore une fois, en pays philosophique connu, en l'occurrence, sur le terrain de l'exercice spirituel préconisé par les écoles épicurienne, stoïcienne ou pyrrhonienne devant conduire à l'ataraxie, c'est-à-dire de l'absence de troubles de l'âme. Ce qui se confirmerait si l'on se contentait du sûtra selon lequel "la sérénité [prasâda] de l’esprit [citta] s’installe lorsque, devant les événements tristes, bons ou mauvais qui se présentent, nous réagissons par l’amitié, la compassion, la paix, la joie et le désintéressement" (Patañjali, Yoga-Sûtra (J.P.), i, 33) puisque, alors, l'injonction viserait, effectivement, à persuader le disciple de pratiquer le bien (moral) ou, tout au moins, d'envisager la vie bonne (éthique). Philosophiquement, en tout cas depuis Aristote, la pratique (praxis) connote toujours la moralité ou l'éthique. Sauf que ce qui est suffisant pour le Philosophe ne l'est pas pour Patañjali, puisque, précise-t-il, la sérénité de l’esprit s’installe aussi "par la suspension du souffle expiré [prânâyâma]. La stabilité du mental vient aussi en se concentrant volontairement sur les objets perçus par les sens. Ou bien en méditant sur l’état lumineux au-delà de la souffrance. Le mental peut aussi prendre pour objet de concentration un être libéré du désir" (Patañjali, Yoga-Sûtra (J.P.), i, 34-37). À y regarder de plus près, la pratique dont il est ici question semble donc plus proche de la pensée chinoise dont parle François Jullien ou, en tout cas, d'une discipline ou d'une technique spirituelle au sens de Jean Varenne. D'une part, en effet, parce que cette pratique vise à réguler directement et concrètement chaque être humain particulier (en lui apportant la sérénité) et ne consiste donc pas en une conduite morale ou éthique abstraite indirectement induite par la connaissance d'un concept et destinée à tout être humain en général. Et, d'autre part, parce que c'est plus vers une collaboration de l'esprit et du corps que vers une séparation ou une subordination de celui-ci à celle-là que l'on s'oriente à travers cette pratique. Revenons maintenant en détail sur la gradation proposée par les quatre sûtra i, 34 à 37.


Cela commence par la maîtrise du souffle (prânâyâma) dont il a déjà été question, puis on passe à l'étape que nous avons qualifiée de recherche du détachement ou du vide (vairâgya) dont nous avons vu qu'elle se fonde sur une théorie de la connaissance de veine assez philosophique aboutissant à un samâdhi "avec connaissance" (sabîja, samprajñâta) mais qu'elle envisage aussi un plus haut degré de détachement réputé "sans connaissance" (nirbîja, asamprajñâta). C'est cette dernière indication qui nous intéresse ici. La traduction de Jean Papin que nous avons donnée ci-dessus des sûtra i, 34-37, insiste (notamment en i, 35, 36, 37) sur la notion de concentration, notion centrale dans ce texte mais qu'ignorent tout autant la philosophie qui met plutôt l'accent sur l'équanimité (qui est à l'âme ce que l'immobilité supposée est au Cosmos) que le taoïsme qui lui préfère celle de non-agir (wú wéi). Mircea Eliade définit l'enjeu et les conditions de la concentration en faisant remarquer que "le point de départ du yoga est la concentration sur un seul objet […]. L'ekâgratâ, la concentration en un seul point, a pour résultat immédiat la censure prompte et lucide de toutes les distractions et de tous les automatismes qui […] font la conscience profane […]. L'exercice ekâgratâ tend à contrôler les deux génératrices de la fluidité mentale : l'activité sensorielle (indriya) et celle du subsconscient (samskâra) [...]. Il va de soi que l'ekâgratâ ne peut être réalisée autrement que par la mise en œuvre de nombreux exercices et techniques où la physiologie joue un rôle capital […]. C'est pourquoi la technique yogique, selon Patañjali, implique plusieurs catégories de pratiques physiologiques et d'exercices spirituels (appelés anga, "membres") que l'on doit avoir appris si l'on veut obtenir l'ekâgratâ, et, à la limite, la concentration suprême, samâdhi" (Mircea Eliade, le Yoga, Immortalité et Liberté, ii). De fait, la deuxième partie du traité de Patañjali (sâdhana pâda, "du chemin spirituel", traduction J.P.), après avoir situé les origines de ce qu'Augustin appellerait la fluctuatio animi (le flottement de l'âme), comme le souligne Mircea Eliade, soit dans l'activité sensorielle (indriya) soit dans celle du subsconscient (samskâra), énumère dans le sûtra ii, 29 les huit angâni c'est-à-dire les huit étapes d'une voie qui conduit à la méditation, c'est-à-dire à la "concentration suprême" samâdhi. Jusqu'à la fin de sâdhana pâda, il ne sera question que des cinq premiers qui sont conçus comme autant "de pratiques physiologiques et d'exercices spirituels" qui préparent la concentration. Nous avons déjà évoqué les deux premiers (yama, niyama) et le quatrième (prânâyâma). Disons deux mots du troisième (âsana) et du cinquième (pratyahârâ). Âsana ("la posture") est le premier anga propre à ce qu'Eliade appelle "la technique yogique", les deux précédents angâni étant, en quelque sorte les réquisits moraux sans lesquels Patañjali n'imagine pas la cessation des citta vritti et, à ce titre, "ne représentent aucune particularité spécifiquement yogique [tandis qu'] on ne saurait obtenir l'ekâgratâ [c'est-à-dire la concentration sur un seul objet] si, par exemple, le corps est dans une posture fatigante ou simplement inconfortable" (Mircea Eliade, le Yoga, Immortalité et Liberté, ii). Voilà pourquoi, souligne Marie Kock, "le recueil [de Patañjali] ne contient qu'une seule recommandation concernant les postures : sthira sukham âsanam (ii, 46) que l'on pourrait traduire par « l'âsana doit être ferme et facile ». Sukha, c'est le confort, l'aisance. Mais âsana, avant de désigner la posture dans le langage courant des yogis31, est, à l'origine, le fait de s'asseoir, le siège" (Marie Kock, Yoga, une Histoire Monde, vi). Autrement dit, âsana, le fait de s'asseoir confortablement mais fermement, n'est rien d'autre que l'assise ou l'assiette, le fait de se poser calmement avant de "rassembler ses esprits", comme on dit. C'est donc bien la première étape dans l'entreprise de l'unification de soi. Naturellement, les étapes suivantes sont la maîtrise de la respiration (prânâyâma) afin d'ancrer et de parfaire l'assise (âsana). Après quoi, "lorsque les sens [indriya] se sont écartés de leurs objets et qu’ils se réduisent simplement à leur élément de conscience, cela s’appelle le retrait [pratyâhâra]. Alors les sens sont parfaitement maîtrisés" (Patañjali, Yoga-Sûtra (J.P.), ii, 54, 55). Ce que Françoise Mazet traduit (commente ?) de la façon suivante : "quand le mental n’est plus identifié avec son champ d’expérience, il y a comme une réorientation des sens vers le Soi" (Patañjali, Yoga-Sûtra (F.M.), ii, 54). On voit donc que Patañjali envisage la purification sensible sur le même modèle que la purification intellectuelle : à travers pratyâhâra il s'agit de "vider" les sens de leurs impressions sensibles pour les réorienter vers le soi percevant, exactement de la même manière que, à travers vairâgya, le contenu de connaissance se "vide" progressivement jusqu'à ne plus connaître que le soi connaissant. C'est alors que se clôt la deuxième partie du traité (sâdhana pâda) consacrée à ce qu'Alyette Degrâces appelle justement "les cinq membres extérieurs" du yoga. La troisième partie (vhibûti pâda, "de la puissance du Yoga", traduction J.P.), celle qui concerne donc "les trois membres intérieurs" (A.D.), s'ouvre sur la notion de concentration proprement dite qui constitue donc la sixième étape de notre processus : "établir la fixation du mental  sur un seul point, c’est la concentration [dhâranâ]" (Patañjali, Yoga-Sûtra (J.P.), iii, 1). Ce qui est remarquable, c'est que ce sûtra ne fait l'objet d'aucun développement mais semble s'enchaîner aux trois suivants dans une sorte de déduction logique d'une rigueur implacable : "maintenir dans un courant ininterrompu, c’est la méditation [dhyâna]. Quand disparaît la forme même de l’objet de la contemplation et qu’on saisit uniquement sa signification, c’est l’enstase [samâdhi]. Coordonner les trois mouvements sur ce seul point, cela s’appelle la convergence [samyama]" (Patañjali, Yoga-Sûtra (J.P.), iii, 2-4). Il faut donc admettre qu'il n'existe, entre ekâgratâ (concentration sur un seul objet), dhyâna (méditation) et samâdhi (unité finale) qu'une différence de degré à la fois d'intensité et de permanence. Ce sont là, finalement, trois degrés de concentration (dhâranâ) dont la progression exige, évidemment, la pratique assidue du yoga et, à la limite, une totale maîtrise (samyama) de l'esprit sur lui-même, bref, une unité parfaite du soi (purusha). L'entreprise de Patañjali, de nature apparemment très philosophique, d'unification d'un soi dont l'essence spirituelle est constamment menacée par l'intrusion des sollicitations matérielles repose donc, paradoxalement, sur cette notion extra-philosophique de dhâranâ.


(à suivre ...)

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(suite de ...)


Il nous reste à examiner le texte de Patañjali à la lumière du dernier de nos trois critères de sagesse : la paix. Bien entendu, en dépit des quelques tendances éristiques que nous avons déjà soulignées, la philosophie n'a jamais été l'ennemie de la paix. On trouve, par exemple, chez Platon, ce passage tout à fait remarquable : "il y a dans la Cité [polis] et dans l'âme d'un individu des parties correspondantes et égales en nombre. [...] Ainsi nous dirons, je pense, mon cher Glaucon, que ce qui rend la Cité juste, rend également l'individu juste [et que] la Cité est juste, lorsque chacun des trois ordres qui le composent remplit le devoir qui lui est propre. [...] N'appartient-il pas à la raison [logistikon] de commander [arkheïn], puisque c'est en elle que réside la sagesse, et qu'elle est chargée de veiller sur l'âme tout entière ? Et n'est-ce pas à la colère [la vertu du cœur] d'obéir et de la seconder ? [...] Ces deux parties de l'âme ayant été ainsi élevées, instruites et exercées à remplir leurs devoirs, gouverneront la partie où siège le désir [le ventre], qui occupe la plus grande partie de notre âme et qui est insatiable par nature ; elles prendront garde que celle-ci, après s'être accrue et fortifiée par la jouissance des plaisirs du corps, ne sorte de son domaine et ne prétende se donner sur elles une autorité qui ne lui appartient pas, et qui troublerait l'économie générale. [...] En présence des ennemis du dehors, elles prendront les meilleures mesures pour la sûreté de l'âme et du corps ; l'une délibérera, l'autre, soumise à son commandement, combattra, et secondée du courage, exécutera ce que la raison aura résolu. [...] La cause de tout cela, n'est-ce pas que chacune des parties de son âme remplit son devoir, qu'il s'agisse de commander ou d'obéir ? [De sorte que la justice] ne s'arrête point aux actions extérieures de l'homme, et qu'elle en règle l'intérieur, ne permettant à aucune des parties de l'âme de faire quelque chose qui lui soit étranger, ni d'intervertir leurs fonctions. L’homme juste [...] établit un ordre véritable dans son intérieur [...], il met les trois parties de son âme en harmonie [sumphonia]" (Platon, République, IV, 441c-443d). Il y a, dans ce passage, trois éléments philosophiquement significatifs pour notre propos. Premièrement, la paix n'est pas thématisée en tant que telle mais considérée comme l'effet induit par l'établissement d'un ordre juste supposé engendrer de l'harmonie (sumphonia). Donc, première chose : établir la paix, c'est établir puis maintenir un ordre juste, c'est-à-dire un ordre social qui va minimiser les risques de conflits entre les hommes. Deuxièmement, le maintien de l'ordre social générateur de paix est le maintien d'une relation d'ordre au sens mathématique du terme entre les trois parties de la Cité. Troisièmement : il existe une analogie entre les trois parties de la Cité et les trois parties (délibérante, agissante et désirante) de l'âme humaine dans le sens où, dans les deux cas, la paix, celle de la Cité comme celle de l'âme, est obtenue au moyen d'une hiérarchie d'autant plus rigoureuse que l'ordre dont elle procède est immuable car ancré dans la Nature. C'est le même ordre naturel qui, d'une part exige que les laboureurs et les artisans obéissent aux injonctions des gardiens de la Cité, eux-mêmes étant soumis à celles du Philosophe-Roi, d'autre part donne la priorité de la raison sur le désir, de l'âme sur le corps et, d'une manière générale, de l'esprit sur la matière. On voit bien que la paix dont il est ici question est une sorte de paix des braves entre belligérants déclarés ou potentiels ou, plus exactement, de pax romana que les plus forts imposent aux plus faibles. Dans une telle perspective, le Philosophe considère comme un devoir, un impératif moral, de réconcilier des classes sociales potentiellement antagonistes sous l'égide de la philosophie, comme aussi de réunifier un Soi dispersé en et agité par des tendances potentiellement destructrices sous l'égide de la raison. Il est significatif de l'orientation générale de la philosophie que la plupart des Philosophes ont, à quelques exceptions près, emboîté le pas des Grecs en considérant la Nature (sociale ou humaine) comme défaillante et hostile. Comme le dira Kant, "l’état de paix n’est pas un état de nature, lequel est au contraire un état de guerre, c’est pourquoi il faut que l’état de paix soit institué. [Car] la raison moralement pratique énonce en nous son veto irrésistible : il ne doit y avoir aucune guerre" (Kant, Projet de Paix Perpétuelle). L'idée philosophique que la paix doit être conquise, de haute lutte, si l'on ose dire, sur une Nature revêche, est d'ailleurs partagée par tous les promoteurs des exercices spirituels que sont, par exemple, les Stoïciens (notions d'apathie ou d'aponie), ou les Chrétiens Orthodoxes (notion d'hésychasme, du grec ἡσυχάζω, hêsukhadzô, "être en paix", "garder le silence"), ou encore les Mystiques (notion de quiétisme). Dans une telle perspective, l'ennemi, sinon à abattre, du moins à neutraliser porte toujours le même nom : les passions.


Bien différent, on s'en doute, est le point de vue de la spiritualité chinoise. Zhuāng Zǐ nous dit que "la paix n’est pas un objectif que le Sage atteint par des efforts directs. Elle consiste dans le fait négatif qu’aucun être n’émeut plus son cœur. Elle est le Principe de la claire vue du Sage. Telle une eau parfaitement tranquille qui est limpide au point de refléter jusqu’aux poils de la barbe et des sourcils de celui qui s’y mire. Rien qui tende plus à l’équilibre, au repos, que l’eau [...]. Or de même que le repos clarifie l’eau, de même il éclaircit les esprits vitaux, parmi lesquels l’intelligence. Le cœur du Sage, parfaitement calme, est comme un miroir, qui reflète le ciel et la terre, tous les êtres. Vide, paix, contentement, apathie, silence, vue globale, non‑intervention ; cet ensemble est la formule de l’influx du ciel et de la terre, du Principe" (Zhuāng Zǐ, Zhuang Zi (L.W.), §13). De tels propos peuvent rappeler la conception philosophique épicurienne ou stoïcienne de l'impassibilité (apathéïa). Sauf que, pour Zhuāng Zǐ, la paix n'est pas conçue comme une vertu morale à acquérir après conviction de l'intellect et effort de la volonté : la paix (hé qui signifie aussi "harmonie" ainsi que la conjonction "et") est le "Principe" clé du dào, celui qui établit la synonymie de "vide, paix, contentement, apathie, silence, vue globale, non‑intervention" et qui guide le Sage pensé à l'image de l'eau, c'est-à-dire tout à la fois, naturellement fluent (sans rigidité), humble (en position basse) et calme (sans agitation provenant d'elle-même). Mais surtout, contrairement à ce que prône le Philosophe, pour le Sage, "chercher la pureté et la paix dans la séparation d’avec le monde, c’est exagération. Elles peuvent s’obtenir dans le monde. La pureté s’obtient dans le trouble de ce monde, par le calme intérieur, à condition qu’on ne se chagrine pas de l’impureté du monde. La paix s’obtient dans le mouvement de ce monde, par celui qui sait prendre son parti de ce mouvement, et qui ne s’énerve pas à désirer qu’il s’arrête" (Lǎo Zǐ, Tao Te King (L.W.), §15). Bref, tout comme pour le vide et l'unité, la sagesse taoïste ne considère pas que la paix est à établir par réflexion et par habileté rhétorico-éthique mais qu'elle est à rétablir par le Sage qui rappelle que le Cosmos est toujours déjà harmonieux et paisible par nature : "la pureté s’obtient dans le trouble de ce monde". "Dans" et non pas "contre" le trouble, lequel n'est désordre que pour qui fractionne abusivement le temps en en oubliant la fluidité qui transforme spontanément le yīn (raison paisible) en yáng (passion destructrice) puis à nouveau en yīn, etc. Pour le Sage, "cette part yīn de nous-mêmes, celle du pathologique et des passions n'est pas à détruire, encore moins à éradiquer [...], mais à soumettre, à discipliner" (Jullien, Figures de l'Immanence, pour une Lecture Philosophique du Yi King, iii). Il en va de même, bien entendu, si, comme le Sage confucéen, l'on s'intéresse essentiellement à l'enjeu social de la paix : "le Maître dit : « Il est bon d’habiter là où règne le sens de l’humanité. Pourrait-on appeler sage un homme qui choisirait de n’y point habiter ? […] L’homme honorable trouve la paix dans la vertu d’humanité" (Confucius, Entretiens (S.C.), IV, 1-2). Dans le taoïsme comme dans le confucianisme, "l'homme est naturellement dans cette parfaite centralité (avant que la diversité des passions ne se développe en lui), et il suffit ensuite qu'il maintienne ses sentiments dans un harmonieux équilibre pour que "le Ciel et la Terre soient à leur place" et que "tous les existants prospèrent"" (Jullien, Éloge de la Fadeur à partir de la Pensée et de l'Esthétique de la Chine, iv). Le Sage montre la Voie par son seul exemple, celui de la neutralité, de la centralité (zhōng), de la fadeur (dàn en chinois, ce qui veut dire aussi "détachement", "légèreté"), car, "le Sage confucéen, quand il a rendu sa conduite conforme à la voie, tao, voit son effort persévérant, cumulatif, se renverser en parfaite aisance" (Jullien, l'Invention de l'Idéal et le Destin de l'Europe, vii) et l'exemple de l'aisance est toujours contagieux, communicatif. Tout particulièrement lorsque l'aisance va de pair avec le silence qui, à la manière du vide qui n'est ni néant absolu, ni mutisme absolu mais processus d'engendrement de l'harmonie conformément au Principe (la Voie). Ce silence n'est donc pas une absence de son, mais une absence de bruit, autrement dit absence de ce qui nuit à l'harmonie sonore. C'est d'ailleurs pourquoi "l'éclat de la personnalité du Sage (shèng) tient à l'équilibre qu'il sait maintenir dans son for intérieur (zhōng) [...] aussi, parce qu'il sait demeurer fade et discret, la plénitude de la capacité qu'il accumule en lui "se voit d'elle-même"" (Jullien, Figures de l'Immanence, pour une Lecture Philosophique du Yi King, iii). Ainsi, pour parodier Platon qui définissait le temps comme "l'image mobile de l'éternité", nous pourrions dire que le silence est l'image sonore de la paix, ce qui, en grec, se dit justement sumphonia, littéralement "sonorité partagée" et qu'on traduit généralement par "harmonie". Si, comme nous l'avons suggéré, l'argutie et la disputatio sont naturellement facteurs d'hostilité, de bruit et de fureur, alors il y a des chances pour que le silence (en tant qu'harmonie et non en tant que néant) soit l'indice de la paix, une paix qui, précisément, ne doit rien à ces discours grandiloquents qui, avons-nous vu, ne sont que des soi-disant redoublements du réel, non le réel lui-même. Clément Rosset explique précisément l'émergence de la colère (et, par suite, de l'hostilité) "par l'impuissance à montrer à l'autre qu'il a tort, d'où il s'ensuit l'impossibilité de prouver à soi-même qu'on a raison […]. Cette colère n'est, au fond, qu'une expression parmi d'autres du refus de la réalité" (Rosset, le Réel et son Double, iii, 1), réalité qui, pour la sagesse chinoise, ne se laisse pas redoubler par un discours vrai. On remarquera par ailleurs que, dans la visée de la paix, ni le taoïsme ni le confucianisme ne dissocient jamais l'aspect cosmologique (l'univers en paix) de l'aspect anthropologique (l'humanité en paix), et, concernant celui-ci, ne séparent jamais l'aspect social (la paix entre les hommes) de l'aspect psychologique (la paix en chacun des hommes). Mieux encore, "vide, calme, sérénité, détachement, cette disposition disponible consiste à se déprendre de toute disposition particulière limitée et figée (celle du "moi"). Pour l'obtenir, on ne peut compter sur la seule raison, mais il n'y a pas non plus à l'attendre de la grâce, il faut une hygiène de l'esprit qui est aussi et d'abord celle du corps (cf. la respiration, le souffle)" (Jullien, un Sage est sans Idée, ou l'Autre de la Philosophie, II, iv). Avec une telle conception, disons "hygiénique" ou "médicale", de la paix, on est donc aux antipodes de la conception morale ou éthique qui est celle de la philosophie. Certes l'évocation taoïste de la stabilité de l'assise (zuò, métaphore de l'eau) et de l'importance du souffle (, métaphore du vent) dans l'(e) (r-)établissement de la paix font signe vers âsana et prânâyâma dont nous avons déjà souligné l'importance pour l'intelligence du texte de Patañjali. Pour autant, qu'en est-il explicitement de la notion de paix dans les Yoga-Sûtra ?


Du point de vue de la manière d'envisager le traitement du problème de la paix, il semblerait que les spiritualités issues du sous-continent indien soient un moyen terme entre la rationalité charismatique des conceptions philosophiques qui insistent sur l'importance du langage et la disponibilité mystique des sagesses tao-confucianistes qui, au sens de Wittgenstein, montrent plus qu'elles ne disent. Expliquons-nous. Il existe une grande notion partagée à la fois par le bouddhisme, l'hindouisme, le jaïnisme et le sikhisme, c'est celle de non-violence (ahimsâ). L'indianiste Anne-Marie Esnoul la définit de la manière suivante : "sur le plan naturel, la violence est une loi générale, liée à la lutte pour l'existence ; la pensée indienne lui oppose une doctrine qui prend sa source dans une vision cosmique et spiritualiste du monde : au-dessus de cette compétition vitale règne une Énergie universelle et conciliatrice. En pratiquant l'ahimsâ, l'homme dépasse sa condition humaine pour se fondre dans le Soi universel. […] L'Énergie suprême […] agit de l'intérieur et donc de façon non-violente" (Anne-Marie Esnoul, Encyclopædia Universalis, index *, 58c). Pour la philosophie, la nature extérieure aux hommes est généralement considérée comme intrusive et donc violente pour le soi et c'est cette intrusion violente qu'il s'agit de combattre en acquérant et/ou en cultivant une disposition intérieure à s'opposer à cette violence par la conceptualisation consciente afin de se retrouver, si possible, tel qu'en soi-même. Tandis que, dans la sagesse chinoise taoïste ou confucianiste, il y a en tout être humain une capacité innée à s'abandonner à la Voie qui est la raison d'être de tous les existants, et c'est ce bienveillant abandon, ce lâcher-prise fécond qui est spontanément (ré-)conciliateur en ce qu'il supprime toute tension et donc toute violence. Les Upanishads, textes hindous reprenant et développant les Vedas sacrés, font fréquemment allusion à ahimsâ en l'interprétant tantôt dans un sens, tantôt dans un autre. Tantôt, en effet, dans un sens tao-confucianiste, c'est l'abandon qui est suggéré : "sous l'inspiration de la bienveillance [kshama traduit aussi par "patience"], l'homme se comporte envers toutes les créatures animées, que ce soit en pensée, en parole ou en acte, de la même façon qu'il aimerait qu'on se comporte envers lui ; si on y ajoute un mental voué au service de l'humanité au meilleur de ses capacités, on parvient à cette bienveillance dont les connaisseurs des Vedas confirment l'importance" (Jabala Darshana Upanishad). Et tantôt, dans un sens philosophique, c'est au contraire l'effort, tout à la fois moral et intellectuel, qui est suggéré : "que je n'inspire aucune crainte à aucun être ! […] Le Sage, le yogi, dont l'esprit est consacré aux vérités les plus hautes, ne devra pas tuer d'insectes, ni de vers, ni de papillons, ni abîmer d'arbres" (Narada Parivrajaka Upanishad). On pourrait s'attendre à ce que le yoga, l'une des six darshana et, plus particulièrement le râja yoga ("yoga royal ou intégral") ou ashtânga yoga ("yoga à huit membres") qui fait l'objet des Yoga-Sûtra de Patañjali reprenne à son compte cette notion d'ahimsâ, fût-ce au prix de cette équivocité. Pourtant, loin d'y occuper la position centrale que nous avons évoquée supra, le couple himsâ/ahimsâ (violence/non-violence) n'est mentionné que trois fois dans le texte de Patañjali. Une première fois dans l'énumération des cinq yama : "non-violence [ahimsâ], véracité [satya], absence de vol ou désintéressement [asteya], continence ou modération [brahmacarya], pauvreté ou refus des possessions inutiles [aparigraha], tels sont les réfrènements [yama]" (Patañjali, Yoga-Sûtra (J.P.), ii, 30). Puis, un peu plus loin : "[d]es pensées comme la violence [himsâ], qu’on la vive, la provoque, ou l’approuve, sont causées par l’impatience, la colère et l’erreur. Qu’elles soient faibles, moyennes ou fortes, elles engendrent une souffrance et une confusion qui n’ont pas de fin. Méditer sur le contraire empêche cela" (Patañjali, Yoga-Sûtra (F.M.), ii, 34). On voit bien cependant que l'arrière-plan de ces deux sûtra est clairement philosophique : à la base de la violence, il y a des pensées, donc, pour la faire cesser, il faut se refréner et faire l'effort de "méditer sur le contraire" (F.M.), "susciter l'opinion contraire" (A.D.), "implanter la pensée contraire" (B.O., J.P.). Quant à la troisième occurrence de cette notion, elle précise qu' "en présence de celui qui a adopté la non-violence [ahimsâ] tous les êtres renoncent à l’inimitié [vaïra]" (Patañjali, Yoga-Sûtra (J.P.), ii, 35). Donc, d'une part, l'enjeu de ce sûtra, qui porte sur "tous les êtres", et pas seulement les êtres humains, ni même les êtres vivants, n'est plus étroitement anthropologique comme c'était le cas dans les deux sûtra précédents mais semble, à présent, cosmologique. Et, d'autre part, il met l'accent sur l'incitation exemplaire de celui ou celle qui fait preuve de sagesse. Ce qui évoque la pensée chinoise de la Voie à laquelle incite spontanément la présence et l'exemple du Sage. Mais, après ii, 35 (et il reste encore 109 sûtra avant la fin !) il ne sera plus jamais question ni d'himsâ ni d'ahimsâ. Doit-on en inférer que la notion de paix est quasiment absente des Yoga-Sûtra de Patañjali, ce qui ferait de ce corpus une surprenante exception dans la pensée indienne ? Oui et non. Oui s'agissant de l'occurrence explicite du terme shanti ("paix") qu'on ne rencontre pas une seule fois dans les 195 sûtra. Oui aussi en ce que, à l'exception de ii, 35 déjà cité et d'une allusion indirecte à la préservation de l'harmonie universelle en iv, 35, il semble que la recherche de la paix dans le sens bouddhiste ou taoïste d'une harmonie naturelle et universelle ne soit pas la préoccupation première de Patañjali. Cependant, la réponse à la question est nettement moins catégorique pour peu que, d'une part, on restreigne la notion de paix à sa seule dimension anthropologique et psychologique, autrement dit, si on la comprend plutôt comme "paix intérieure" ("non-violence à l'égard de soi-même", dit Ysé Tardan-Masquelier), et, d'autre part, on élargisse la compréhension anthropologique de "paix" au point d'y voir le sens diffus de très nombreux autres termes sanskrits faisant partie du même champ lexical de la paix. Par exemple "sérénité" (prasâda, samtosha) : "la sérénité de l’esprit [prasâda] s’installe lorsque, devant les événements tristes, bons ou mauvais qui se présentent, nous réagissons par l’amitié, la compassion, la paix, la joie et le désintéressement [upekshâ vishayânâm]" (Patañjali, Yoga-Sûtra (J.P.), i, 33). Ou encore : "l’expérience d’enstase [samâdhi] sans activité mentale induit un état intérieur de paix et de clarté [prasâda]" (Patañjali, Yoga-Sûtra (F.M.), i, 47). Ou bien "pureté" (shausha, shuddhi) : "la purification [shausha] provoque l’indifférence à son propre corps et l’absence de contact avec autrui. On y gagne en outre la pureté [shuddhi] lumineuse et la paix du mental, la concentration, la conquête des sens, la capacité de réaliser l’âme universelle. La sérénité [samtosha] procure le bonheur [sukha] parfait" (Patañjali, Yoga-Sûtra (J.P.), ii, 40-42). Il semble donc que ce soit de la seule paix du mental (citta) qu'il est question ici, laquelle vient, finalement, se confondre avec vairâgya ("détachement", "indifférence à l'objet" rendu ici par upekshâ vishayânâm) dans le cas de i, 33, et, surtout, avec samâdhi ("unité") pour i, 47 ou ii, 40-42. Ce qui, après tout, est conforme à l'orientation essentiellement psychologique du yoga dans l'économie générale des six darshana. Il reste que, si on ajoute à cela le fait que les traductions que nous avons consultées sont, en l'occurrence, extrêmement fluctuantes, parfois de la part du même traducteur, les Yoga-Sûtra de Patañjali donnent une bien moindre place (ou, en tout cas, une place bien moins nette) à la notion de paix qu'à celles de vide ou d'unité et, par ailleurs, lui accordent une importance plus restreinte que ne le font les grands textes fondateurs des traditions indienne ou chinoise.


Pour conclure, nous rappellerons que la philosophie n'est pas la sagesse. À la première appartient l'ambition intellectuelle et rhétorique de réformer ce qui, dans la représentation conceptuelle que les hommes se font du réel, relève de l'illusion propre à égarer l'esprit sur ce qu'il convient de faire pour diriger le corps du mieux possible, à savoir rechercher d'abord le bien moral ou le bonheur éthique à travers le vrai théorique. À la seconde, au contraire, appartient l'aisance humble et parcimonieuse de l'être humain tout entier se fondant dans l'harmonie du réel à laquelle il est toujours tenté de se soustraire au nom du droit imprescriptible à dire "je sais que ...", mais qu'il suffit de réguler par des indications ponctuelles qui le ramènent sur la Voie de la vacuité de l'ego comme du scio, de l'unité du Cosmos et, enfin, de la paix intérieure comme extérieure. Si on accepte cette distinction, alors la question de savoir si les Yoga-Sûtra de Patañjali relèvent de l'une ou de l'autre catégorie s'avère difficile à trancher. En effet, ce texte rappelle, par bien des égards, la tradition philosophique occidentale : par le caractère méthodique et progressif de sa composition d'abord, ensuite par l'importance accordée, plus particulièrement dans ses première et quatrième parties, à la théorie de la connaissance, enfin par l'orientation éthique, voire moralisante qui se dégage des deuxième et troisième parties. Cela dit, les Yoga-Sûtra ont manifestement aussi des points communs avec les sagesses orientales (notamment le bouddhisme, le confucianisme et le taoïsme) : du point de vue de la forme, le style est plus allusif (aphoristique) que franchement démonstratif (de là l'abondance et les divergences tant de traduction que de commentaires) et on ne peut manquer de percevoir un certain flottement sémantique dans des notions-clés comme celle d'esprit (neuf mots pour en parler !) ou celle de connaissance (dix termes différents !) ; quant au contenu du texte, même si la notion de paix, pourtant centrale dans les spiritualités orientales, n'est, ici, abordée que superficiellement et indirectement, d'autres, tout aussi importantes, telles que celle de vide-détachement (vairâgya) de l'esprit à l'égard de ce qui le perturbe et, surtout, d'unité-unification (samâdhi) de l'être conscient avec soi-même et avec le Cosmos, font l'objet d'un traitement approfondi. D'ailleurs, toute l'équivocité de ce texte se trouve résumée dans le sûtrapar lequel se clôt le traité de Patañjali: "la réabsorption des guna, vidés de leur raison d’être, par rapport au purusha, marque l’état d’isolement [kaïvalya] de la conscience [citi] dans sa forme originelle" (Patañjali, Yoga-Sûtra (F.M.), iv, 34), sûtra qui, dans sa formulation, aurait été sans doute été approuvé par Platon (effort de lutte contre les passions) autant que par Lǎo Zǐ (abandon au cours de la Nature).
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