(suite de ...)
Cela dit, si, du point de vue de prânâyâma et de vairâgya, les Yoga-Sûtra de Patañjali ressortissent, à première vue, à la vision du vide propre à la sagesse orientale, en revanche il semblerait qu'il y ait néanmoins, dans ce texte, une véritable théorie de la connaissance qui vise une sorte de plein cognitif plutôt que de vide spirituel et, partant, imprime une dimension philosophique à ce texte. Nous appelons "théorie de la connaissance", dans la plus pure tradition philosophique initiée par Platon, un corpus théorique qui se propose de réfléchir méthodiquement sur les manifestations de l'erreur conceptuelle la plus vulgaire qualifiée d'ignorance afin de faire progresser son destinataire vers celles de la vérité conceptuelle la plus haute baptisée science. Nous disons "conceptuelle" pour bien restreindre la notion de vérité à une connaissance indirecte du réel, à une adequatio rei et intellectus ("adéquation de la chose et de l'intellect") selon la formule canonique de Thomas d'Aquin. Dans la mesure où elle présuppose toujours un horizon de concepts rationnels inaccessible au vulgaire, toute théorie de la connaissance est donc, de part en part, méta-physique, c'est-à-dire, selon l'étymologie, au-delà de toute appréhension physique. Hegel dirait sans doute qu'il existe une "ruse de la raison" par laquelle la philosophie fait parfois, paradoxalement, l'éloge d'une certaine forme d'ignorance. Ainsi Socrate : "moi, si je ne sais rien, je ne crois pas non plus savoir" (Platon, Apologie de Socrate , 21 d). Ou encore Pascal : "les sciences ont deux extrémités qui se touchent. La première est la pure ignorance naturelle où se trouvent tous les hommes en naissant. L'autre extrémité est celle où arrivent les grandes âmes, qui, ayant parcouru tout ce que les hommes peuvent savoir, trouvent qu'ils ne savent rien"(Pascal, Pensées, B327). Mais qu'on ne s'y trompe pas : il s'agit toujours, pour les Philosophes, de dessiner les contours de la connaissance vraie qui, disent-ils, doit nécessairement commencer par la répudiation consciente et volontaire de ce qui est réputé "ignorance" de la vraie nature du réel. Donc, s'il s'agit de faire le "vide" de pseudo-connaissances, c'est bien dans le but de faire le "plein de vraies connaissances. C'est donc toujours, comme le dit Pascal, d'une "ignorance savante" qu'il s'agit. Ce que résume à merveille Nicolas de Cues lorsqu'il dit qu'"il nous faut connaître notre ignorance. Si nous atteignons tout à fait ce but, nous atteindrons la docte ignorance" (De Cues, de la Docte Ignorance, §1). À l'inverse, la sagesse orientale, sans se complaire dans l'ignorance oiseuse, promeut néanmoins une acception minimaliste de la connaissance en accord avec sa conception du vide. Ainsi, Lǎo Zǐ : "sans sortir par la porte, on peut connaître tout le monde ; sans regarder par la fenêtre, on peut se rendre compte des voies du ciel . — Plus on va loin, moins on apprend. Le Sage arrive au but, sans avoir fait un pas pour l’atteindre. Il connaît, avant d’avoir vu, par les principes supérieurs" (Lǎo Zǐ, Tao Te King (L.W.), §47). Autrement dit, si la connaissance du Sage est une connaissance directe de ce qui vaut la peine d'être connu, à savoir celle de la Voie (des "principes supérieurs"), c'est qu'elle n'est pas l'aboutissement d'une procession volontariste vers le vrai au sens grec du terme (théôria), mais plutôt d'un processus d'abandon au réel : si "le Sage arrive au but, sans avoir fait un pas", c'est qu'il a devant lui la Voie, celle qui mène à tous les possibles sans en exclure aucun. Il n'y a donc pas, chez lui, de rejet d'une forme de connaissance qui serait qualifiée de "vulgaire" et, en cela, assimilée à l'ignorance. Pour lui "la voie, le tao [indique] que le monde ne cesse de se renouveler, le réel d'être en procès" (Jullien, un Sage est sans Idée, ou l'Autre de la Philosophie, I, viii), autrement dit que toute connaissance spontanée est légitime dans la mesure où elle se comprend à partir de la progression de la Voie, où elle part du principe que toute vie est résolution de problèmes. Ce qui n'est, ni une forme de "synthèse hégélienne" au sens où l'ignorance serait un moment nécessaire de la connaissance, ni une forme de relativisme pragmatique au sens où il suffirait de contextualiser une ignorance pour en faire une sorte de connaissance. Et ce, pour une raison très simple : "celui qui parle ne connaît pas. Celui qui connaît, ne parle pas. Il tient sa bouche close, il retient sa respiration, il émousse son activité, il se délivre de toute complication, il tempère sa lumière, il se confond avec le vulgaire" (Lǎo Zǐ, Tao Te King (L.W.), §56). Le réel, en effet, est, pour la sagesse taoïste, non seulement impermanent mais encore "pure présence [zhàn cún]" (Lǎo Zǐ, Tao Te King (S.G.), §4). Le réel n'y étant jamais substantialisé comme dans la métaphysique occidentale, on n'entre certainement pas en relation avec lui par l'intermédiaire d'un langage savant, autrement dit, pour reprendre les termes de Clément Rosset, par l'intermédiaire d'une doublure grandiloquente du réel. Car, au fond, "la réalité est idiote parce qu'elle est solitaire, seule de son espèce […]. Il lui suffira donc d'être deux pour cesser d'être idiote, pour devenir susceptible de recevoir un sens. C'est le propre de la métaphysique, depuis Platon, que de comprendre le réel grâce à une telle duplication" (Rosset, le Réel : Traité de l'Idiotie, I, 5). Voilà pourquoi, s'il existe manifestement, dans la sagesse taoïste, une conception de la connaissance du réel, celle-ci est à mettre en relation avec sa propension au non-remplissement (bù yíng), de sorte qu'il est impossible de parler, à son propos, de théorie de la connaissance. À présent, où situer les Yoga-Sûtra de Patañjali dans ce paysage touffu ?
Du point de leur aspect extérieur, les Yoga-Sûtra sont, de toute évidence, un traité pédagogique progressif et méthodique destiné à emporter la conviction du lecteur et dont la composition rappelle fort celle de l'Éthique de Spinoza : tandis que celle-ci comprend cinq parties sous-titrées de Deo ("de Dieu"), de natura et origine mentis ("de la nature et l'origine de l'esprit"), de origine et natura affectuum ("de l'origine et la nature des affects"), de servitute humana seu de affectuum viribus ("de la servitude humaine ou de la force des affects"), de potentia intellectus seu de libertate humana ("de la puissance de l'intellect ou de la liberté humaine"), ceux-là en possèdent quatre dénommées respectivement (traduction J.P.) samâdhi-pâda ("de l'unification"), sâdhana-pâda ("du chemin spirituel"), vibhûti-pâda ("de la puissance du Yoga"), kaivalya-pâda ("de l'émancipation"). De ce point de vue, la ressemblance est frappante. Cela dit, Patañjali ne commence pas par Dieu comme le fait Spinoza, mais au contraire par la servitude spirituelle de l'être humain, plus précisément celle de purusha, le Soi éternel et immuable malmené par prakriti ou pradhâna, la nature matérielle qui se manifeste par les trois guna : "le yoga et le sâmkhya posent l'union des deux principes purusha et prakriti […]. À l'origine de la manifestation, le second rompt un équilibre antérieur" (Alyette Degrâces, introduction à Patañjali, Yoga-Sûtra). Aussi, dans la mesure où, aussi longtemps que purusha n'est pas "établi dans sa propre et véritable nature" (Patañjali, Yoga-Sûtra (J.P.), i, 3), "il s’identifie aux mouvements des opérations mentales" (Patañjali, Yoga-Sûtra (J.P.), i, 4), afin de nous aider à rétablir cet équilibre rompu par le moyen du yoga, Patañjali commence-t-il par énumérer les cinq catégories de citta vritti ("modifications-perturbations du mental") dont l'éparpillement nuit à l'unité et à la quiétude, donc à l'essence de purusha. Ce qui est remarquable, c'est qu'elles ressortissent toutes, peu ou prou, à un mode de connaissance. Ce qui tend à suggérer, à l'instar de la tradition philosophique d'origine grecque, que pour remédier aux troubles qui perturbent l'humaine condition, il faut commencer par demander à l'intellect de circonscrire précisément les représentations mentales qu'il convient d'éliminer. C'est-à-dire s'en forger une représentation conceptuelle par laquelle un sujet conscient nomme son objet de connaissance et le définit avec vérité par l'attribution de quelque prédicat. De fait, le texte commence bien par nommer ces cinq citta vritti : "connaissance juste [pramâna] ; erreur [viparyaya] ; opinion personnelle [vikalpa] ; sommeil [nidrâ] ; mémoire [smritaya]" (Patañjali, Yoga-Sûtra (J.P.), i, 6). Après quoi, de i, 7 à i, 11, chacune d'elle se voit, effectivement, attribuer une définition. On peut alors s'étonner de trouver, à la première place, la "connaissance juste". On se demande bien pourquoi et en quoi la connaissance juste devrait faire l'objet d'une répudiation au même titre que l'erreur, l'opinion, le sommeil ou la mémoire. La raison s'en trouve explicitée dans le sûtra suivant : c'est que citta vritti nirodha passe, comme nous l'avons vu supra, par une forme de détachement (vairâgya) consistant dans ce qu'Alyette Degrâces traduit par "l'état de non-soif" (vitrishna) à l'égard des objets de conscience" (Patañjali, Yoga-Sûtra (A.D.), i, 15). Ce qui veut dire que l'extinction des désirs que vise la pratique du yoga ne concerne pas seulement le désir de posséder mais aussi le désir de connaître, y compris celui de connaître avec vérité. Mais alors, si le yogi doit faire, à l'instar du Sage taoïste, vœu de pauvreté en matière de connaissance, pourquoi parler de théorie de la connaissance à propos des Yoga-Sûtra de Patañjali ? D'abord dans le sens où purusha (l'esprit) se détache de prakriti (la matière) et accomplit son essence dans une "enstase" que la tradition hindouiste, reprise par le texte de Patañjali, nomme samâdhi. Donc, d'une part, dans la mesure où "le degré ultime de détachement [vairâgya] est l’intuition directe du Soi par le rejet des trois fonctions inhérentes à la manifestation (les 3 guna)" (Patañjali, Yoga-Sûtra (J.P.), i, 16), il y a bien, au finale, connaissance de quelque chose puisque le sujet conscient n'a plus, une fois débarrassé de ses citta vritti, que lui-même (purusha) pour objet de connaissance. On voit en quoi on se trouve là éloigné de la conception taoïste du fú jū (non-adhérence) qui répudie tout objet de connaissance, à commencer par celle de l'ego, la plus illusoire de toutes. Et, d'autre part, dans la mesure où "là [dans samâdhi] est la connaissance de la réalité" (Patañjali, Yoga-Sûtra (F.M.), i, 48), il est difficile de ne pas opérer un rapprochement avec ce monument de la connaissance métaphysique que constituent les Méditations Métaphysiques de Descartes lequel, après s'être dépouillé de tous les objets possibles de connaissance fait ce double constat : "qu’est-ce donc que je suis ? Une chose qui pense [...]. Il n’y a rien qui soit plus facile à connaître que mon esprit" (Descartes, Méditations Métaphysiques, II, 9, 18). Tout comme Descartes, donc, Patañjali semble faire l'éloge d'une connaissance métaphysique dont la plus haute expression consiste en ce que l'esprit n'est rempli que … de soi-même, autrement dit d'une sorte de méta-connaissance formelle vide de tout contenu matériel. Mais il existe une autre raison de parler de théorie de la connaissance à propos des Yoga-Sûtra de Patañjali : c'est que kaïvalya-pâda, la quatrième et dernière partie du texte, celle qui est consacrée à la libération finale de l'esprit, revient abondamment sur les présupposés proprement métaphysiques d'une connaissance de purusha par lui-même purifiée des citta vritti parasites évoqués dans samâdhi-pâda, la première partie. En l'occurrence, il s'agit, pour purusha, de se libérer des trois énergies fondamentales (guna), mais aussi des empreintes inconscientes (samskâra ou vâsanâ) qui le maintiennent en état de subordination par rapport à la matière (prakriti), notamment en le contraignant à une connaissance objectuelle et matérielle lui interdisant de se connaître soi-même. Ce n'est qu'à ces conditions que purusha "ne ressent plus aucun engouement, même pour les plus subtils niveaux intellectuels ; il a atteint le samâdhi dit du Nuage de Vertu [dharma megha samâdhi]" (Patañjali, Yoga-Sûtra (B.O.), iv, 29).
On voit bien par là que la connaissance de purusha par lui-même n'est cependant pas le stade suprême de vairâgya. On est même encore loin de l'objectif final de samâdhi puisque, si ce type de connaissance "est d'une tout autre étoffe que celle acquise par témoignage ou par raisonnement, car elle touche directement l'essence du réel [de sorte que] l'impression mentale qui en émerge désamorce les autres impressions, [pour autant] lorsque même cette impression se dissout à son tour, toutes les impressions se sont résorbées dans le silence : c'est le samâdhi absolu [nirbîja samâdhi]" (Patañjali, Yoga-Sûtra (B.O.), i, 49-51), celui qui sera repris dans kaïvalya-pâda (quatrième partie du traité). En effet, samâdhi, qui connote l'idée d'unité ne peut se satisfaire de la dualité du sujet et de l'objet que présuppose nécessairement toute connaissance, fût-ce celle de l'esprit vide de connaissance par lui-même. Ce qui nous amène à envisager le texte de Patañjali sous l'angle du deuxième critère de sagesse énoncé par Xún Zǐ : l'unité. La philosophie, tout autant que la sagesse, s'est toujours évertuée à penser l'unité profonde des choses par-delà leur diversité de surface. Sauf que la conception philosophique de l'unité est pour le moins paradoxale. D'une part, en effet, la métaphysique ne pouvant se concevoir sans "redoubler" le réel d'une représentation ad hoc, l'unité ontologique de l'être par-delà la diversité de ses manifestations s'accompagne aussi d'une unité sémantique de la représentation par-delà la diversité des images. Mieux que cela, cette "double unité", si l'on peut dire, en implique même une troisième : celle de la purification finale d'un sujet humain censé faire l'objet d'une unification anthropologique par-delà la diversité de ses états et de ses actes. D'où, "tandis que la purification ascétique engagée [par Platon] appelle à se libérer du corporel pour permettre à l'âme de se hausser, purifiée, en vue de l'intelligible, l'impassibilité à laquelle convie le penseur taoïste permet de se libérer du régime d'excitation continuelle et superficielle consumant la vitalité pour renouer avec l'incitation foncière telle qu'elle nous vient du flux du monde" (Jullien, l'Invention de l'Idéal et le Destin de l'Europe, vi). C'est-à-dire que, deuxième aspect du paradoxe, cédant à sa tentation de se purifier de l'impur en le stigmatisant puis l'excluant, la philosophie (re-)crée séance tenante de la dualité sous prétexte d'unifier : l'unité ontologique profonde du réel par delà la diversité superficielle de ses apparences présuppose en effet une dualité entre le réel (l'être), nécessairement unique (seul, "idiot", dirait Rosset), et l'illusion (le non-être) irréductiblement plurielle. Unité de la vérité versus pluralité de l'erreur, tout le monde connaît l'adage. L'unité sémantique du vrai présuppose donc une dualité entre la représentation du réel (le vrai), seule digne, au fond, d'être intrinsèquement unifiée, et la représentation de l'illusion (le faux) abandonnée à son indéfectible et incurable multiplicité. De même, l'unité anthropologique de l'esprit présuppose une dualité entre le siège du vrai (l'esprit), substance simple, homogène, insécable et la source du faux (le corps), substance complexe, hétérogène, morcelée. Bref, tandis que les Sages "réduisent les multitudes de leurs sujets à l’unité, les considérant comme une masse indivise avec une impartialité sereine, n’estimant pas les uns précieux comme jade et les autres vils comme cailloux" (Lǎo Zǐ,Tao Te King (L.W.), §39), pour les Philosophes, en revanche, ce n'est pas ce qui est un qui "est précieux comme jade" mais, en sens inverse, cela seul qui n'est pas considéré, a priori, comme "vil comme caillou" qui vaut la peine d'être unifié. C'est ainsi que la philosophie n'a eu de cesse de thématiser l'être comme paradigme de "ce qui a de la valeur" par opposition au paraître réputé en être dépourvu. Voilà pourquoi "c'est du côté du stable et de l'immuable que la philosophie est allée chercher la vérité, le vrai n'ayant pu devenir la vérité (et s'absolutiser) qu'en s'articulant à l'Être. [Tandis que] la Chine n'a conçu que le devenir ; mais alors, ce n'est plus exactement le "devenir" puisque ne sous-entendant plus l'être (défini précisément comme ce qui ne devient pas), mais la "voie", le tao, par laquelle le monde ne cesse de se renouveler, le réel d'être en procès" (Jullien, un Sage est sans Idée, ou l'Autre de la Philosophie, I, viii). Dire que le réel est en procès continuel, c'est affirmer, contrairement au Philosophe, que ce n'est ni à la substance (de l'Être ou de l'Esprit), ni au sémantème (du Vrai) que le Sage accorde l'unité indéfectible, mais au procès, au flux. Pour le Sage, l'abstraction qui conduit à hypostasier l'objet final de l'ontologie (l'Être), de la sémantique (le Vrai) ou de l'anthropologie (l'Esprit) est superstitieuse et artificielle. Or "tout ce qui est artificiel est faux et inefficace. Seul le naturel est vrai et efficace" (Zhuāng Zǐ, Zhuang Zi (L.W.), §4). Et le naturel, c'est ce devenir cosmique que les hindouistes illustrent par la danse de Shiva Natarâja qui, nolens volens, transforme p en non-p (le yīn en yáng) et inversement, et ce, au mépris du principe de contradiction, règle la plus fondamentale de la logique philosophique. Pour le Sage, l'unité n'est pas un jugement de valeur a priori prononcé contre l'ignorant mais répond à la nécessité pragmatique de réguler les maux, d'apaiser le tourment de qui est douloureusement confronté au tourbillon de la vie. On doit donc dire que la sagesse se fait de l'unité une conception médicale, extensive et inclusive (unité = diagnostic d'unicité, d'unité de la diversité même qui est unique dans son perpétuel devenir) tandis que la philosophie s'en fait une conception tout à la fois judiciaire et beaucoup plus restrictive et exclusive (unité = unification en vertu de la stabilité profonde de l'Être préjugée contre la diversité et l'instabilité du devenir).
(à suivre ...)
Cela dit, si, du point de vue de prânâyâma et de vairâgya, les Yoga-Sûtra de Patañjali ressortissent, à première vue, à la vision du vide propre à la sagesse orientale, en revanche il semblerait qu'il y ait néanmoins, dans ce texte, une véritable théorie de la connaissance qui vise une sorte de plein cognitif plutôt que de vide spirituel et, partant, imprime une dimension philosophique à ce texte. Nous appelons "théorie de la connaissance", dans la plus pure tradition philosophique initiée par Platon, un corpus théorique qui se propose de réfléchir méthodiquement sur les manifestations de l'erreur conceptuelle la plus vulgaire qualifiée d'ignorance afin de faire progresser son destinataire vers celles de la vérité conceptuelle la plus haute baptisée science. Nous disons "conceptuelle" pour bien restreindre la notion de vérité à une connaissance indirecte du réel, à une adequatio rei et intellectus ("adéquation de la chose et de l'intellect") selon la formule canonique de Thomas d'Aquin. Dans la mesure où elle présuppose toujours un horizon de concepts rationnels inaccessible au vulgaire, toute théorie de la connaissance est donc, de part en part, méta-physique, c'est-à-dire, selon l'étymologie, au-delà de toute appréhension physique. Hegel dirait sans doute qu'il existe une "ruse de la raison" par laquelle la philosophie fait parfois, paradoxalement, l'éloge d'une certaine forme d'ignorance. Ainsi Socrate : "moi, si je ne sais rien, je ne crois pas non plus savoir" (Platon, Apologie de Socrate , 21 d). Ou encore Pascal : "les sciences ont deux extrémités qui se touchent. La première est la pure ignorance naturelle où se trouvent tous les hommes en naissant. L'autre extrémité est celle où arrivent les grandes âmes, qui, ayant parcouru tout ce que les hommes peuvent savoir, trouvent qu'ils ne savent rien"(Pascal, Pensées, B327). Mais qu'on ne s'y trompe pas : il s'agit toujours, pour les Philosophes, de dessiner les contours de la connaissance vraie qui, disent-ils, doit nécessairement commencer par la répudiation consciente et volontaire de ce qui est réputé "ignorance" de la vraie nature du réel. Donc, s'il s'agit de faire le "vide" de pseudo-connaissances, c'est bien dans le but de faire le "plein de vraies connaissances. C'est donc toujours, comme le dit Pascal, d'une "ignorance savante" qu'il s'agit. Ce que résume à merveille Nicolas de Cues lorsqu'il dit qu'"il nous faut connaître notre ignorance. Si nous atteignons tout à fait ce but, nous atteindrons la docte ignorance" (De Cues, de la Docte Ignorance, §1). À l'inverse, la sagesse orientale, sans se complaire dans l'ignorance oiseuse, promeut néanmoins une acception minimaliste de la connaissance en accord avec sa conception du vide. Ainsi, Lǎo Zǐ : "sans sortir par la porte, on peut connaître tout le monde ; sans regarder par la fenêtre, on peut se rendre compte des voies du ciel . — Plus on va loin, moins on apprend. Le Sage arrive au but, sans avoir fait un pas pour l’atteindre. Il connaît, avant d’avoir vu, par les principes supérieurs" (Lǎo Zǐ, Tao Te King (L.W.), §47). Autrement dit, si la connaissance du Sage est une connaissance directe de ce qui vaut la peine d'être connu, à savoir celle de la Voie (des "principes supérieurs"), c'est qu'elle n'est pas l'aboutissement d'une procession volontariste vers le vrai au sens grec du terme (théôria), mais plutôt d'un processus d'abandon au réel : si "le Sage arrive au but, sans avoir fait un pas", c'est qu'il a devant lui la Voie, celle qui mène à tous les possibles sans en exclure aucun. Il n'y a donc pas, chez lui, de rejet d'une forme de connaissance qui serait qualifiée de "vulgaire" et, en cela, assimilée à l'ignorance. Pour lui "la voie, le tao [indique] que le monde ne cesse de se renouveler, le réel d'être en procès" (Jullien, un Sage est sans Idée, ou l'Autre de la Philosophie, I, viii), autrement dit que toute connaissance spontanée est légitime dans la mesure où elle se comprend à partir de la progression de la Voie, où elle part du principe que toute vie est résolution de problèmes. Ce qui n'est, ni une forme de "synthèse hégélienne" au sens où l'ignorance serait un moment nécessaire de la connaissance, ni une forme de relativisme pragmatique au sens où il suffirait de contextualiser une ignorance pour en faire une sorte de connaissance. Et ce, pour une raison très simple : "celui qui parle ne connaît pas. Celui qui connaît, ne parle pas. Il tient sa bouche close, il retient sa respiration, il émousse son activité, il se délivre de toute complication, il tempère sa lumière, il se confond avec le vulgaire" (Lǎo Zǐ, Tao Te King (L.W.), §56). Le réel, en effet, est, pour la sagesse taoïste, non seulement impermanent mais encore "pure présence [zhàn cún]" (Lǎo Zǐ, Tao Te King (S.G.), §4). Le réel n'y étant jamais substantialisé comme dans la métaphysique occidentale, on n'entre certainement pas en relation avec lui par l'intermédiaire d'un langage savant, autrement dit, pour reprendre les termes de Clément Rosset, par l'intermédiaire d'une doublure grandiloquente du réel. Car, au fond, "la réalité est idiote parce qu'elle est solitaire, seule de son espèce […]. Il lui suffira donc d'être deux pour cesser d'être idiote, pour devenir susceptible de recevoir un sens. C'est le propre de la métaphysique, depuis Platon, que de comprendre le réel grâce à une telle duplication" (Rosset, le Réel : Traité de l'Idiotie, I, 5). Voilà pourquoi, s'il existe manifestement, dans la sagesse taoïste, une conception de la connaissance du réel, celle-ci est à mettre en relation avec sa propension au non-remplissement (bù yíng), de sorte qu'il est impossible de parler, à son propos, de théorie de la connaissance. À présent, où situer les Yoga-Sûtra de Patañjali dans ce paysage touffu ?
Du point de leur aspect extérieur, les Yoga-Sûtra sont, de toute évidence, un traité pédagogique progressif et méthodique destiné à emporter la conviction du lecteur et dont la composition rappelle fort celle de l'Éthique de Spinoza : tandis que celle-ci comprend cinq parties sous-titrées de Deo ("de Dieu"), de natura et origine mentis ("de la nature et l'origine de l'esprit"), de origine et natura affectuum ("de l'origine et la nature des affects"), de servitute humana seu de affectuum viribus ("de la servitude humaine ou de la force des affects"), de potentia intellectus seu de libertate humana ("de la puissance de l'intellect ou de la liberté humaine"), ceux-là en possèdent quatre dénommées respectivement (traduction J.P.) samâdhi-pâda ("de l'unification"), sâdhana-pâda ("du chemin spirituel"), vibhûti-pâda ("de la puissance du Yoga"), kaivalya-pâda ("de l'émancipation"). De ce point de vue, la ressemblance est frappante. Cela dit, Patañjali ne commence pas par Dieu comme le fait Spinoza, mais au contraire par la servitude spirituelle de l'être humain, plus précisément celle de purusha, le Soi éternel et immuable malmené par prakriti ou pradhâna, la nature matérielle qui se manifeste par les trois guna : "le yoga et le sâmkhya posent l'union des deux principes purusha et prakriti […]. À l'origine de la manifestation, le second rompt un équilibre antérieur" (Alyette Degrâces, introduction à Patañjali, Yoga-Sûtra). Aussi, dans la mesure où, aussi longtemps que purusha n'est pas "établi dans sa propre et véritable nature" (Patañjali, Yoga-Sûtra (J.P.), i, 3), "il s’identifie aux mouvements des opérations mentales" (Patañjali, Yoga-Sûtra (J.P.), i, 4), afin de nous aider à rétablir cet équilibre rompu par le moyen du yoga, Patañjali commence-t-il par énumérer les cinq catégories de citta vritti ("modifications-perturbations du mental") dont l'éparpillement nuit à l'unité et à la quiétude, donc à l'essence de purusha. Ce qui est remarquable, c'est qu'elles ressortissent toutes, peu ou prou, à un mode de connaissance. Ce qui tend à suggérer, à l'instar de la tradition philosophique d'origine grecque, que pour remédier aux troubles qui perturbent l'humaine condition, il faut commencer par demander à l'intellect de circonscrire précisément les représentations mentales qu'il convient d'éliminer. C'est-à-dire s'en forger une représentation conceptuelle par laquelle un sujet conscient nomme son objet de connaissance et le définit avec vérité par l'attribution de quelque prédicat. De fait, le texte commence bien par nommer ces cinq citta vritti : "connaissance juste [pramâna] ; erreur [viparyaya] ; opinion personnelle [vikalpa] ; sommeil [nidrâ] ; mémoire [smritaya]" (Patañjali, Yoga-Sûtra (J.P.), i, 6). Après quoi, de i, 7 à i, 11, chacune d'elle se voit, effectivement, attribuer une définition. On peut alors s'étonner de trouver, à la première place, la "connaissance juste". On se demande bien pourquoi et en quoi la connaissance juste devrait faire l'objet d'une répudiation au même titre que l'erreur, l'opinion, le sommeil ou la mémoire. La raison s'en trouve explicitée dans le sûtra suivant : c'est que citta vritti nirodha passe, comme nous l'avons vu supra, par une forme de détachement (vairâgya) consistant dans ce qu'Alyette Degrâces traduit par "l'état de non-soif" (vitrishna) à l'égard des objets de conscience" (Patañjali, Yoga-Sûtra (A.D.), i, 15). Ce qui veut dire que l'extinction des désirs que vise la pratique du yoga ne concerne pas seulement le désir de posséder mais aussi le désir de connaître, y compris celui de connaître avec vérité. Mais alors, si le yogi doit faire, à l'instar du Sage taoïste, vœu de pauvreté en matière de connaissance, pourquoi parler de théorie de la connaissance à propos des Yoga-Sûtra de Patañjali ? D'abord dans le sens où purusha (l'esprit) se détache de prakriti (la matière) et accomplit son essence dans une "enstase" que la tradition hindouiste, reprise par le texte de Patañjali, nomme samâdhi. Donc, d'une part, dans la mesure où "le degré ultime de détachement [vairâgya] est l’intuition directe du Soi par le rejet des trois fonctions inhérentes à la manifestation (les 3 guna)" (Patañjali, Yoga-Sûtra (J.P.), i, 16), il y a bien, au finale, connaissance de quelque chose puisque le sujet conscient n'a plus, une fois débarrassé de ses citta vritti, que lui-même (purusha) pour objet de connaissance. On voit en quoi on se trouve là éloigné de la conception taoïste du fú jū (non-adhérence) qui répudie tout objet de connaissance, à commencer par celle de l'ego, la plus illusoire de toutes. Et, d'autre part, dans la mesure où "là [dans samâdhi] est la connaissance de la réalité" (Patañjali, Yoga-Sûtra (F.M.), i, 48), il est difficile de ne pas opérer un rapprochement avec ce monument de la connaissance métaphysique que constituent les Méditations Métaphysiques de Descartes lequel, après s'être dépouillé de tous les objets possibles de connaissance fait ce double constat : "qu’est-ce donc que je suis ? Une chose qui pense [...]. Il n’y a rien qui soit plus facile à connaître que mon esprit" (Descartes, Méditations Métaphysiques, II, 9, 18). Tout comme Descartes, donc, Patañjali semble faire l'éloge d'une connaissance métaphysique dont la plus haute expression consiste en ce que l'esprit n'est rempli que … de soi-même, autrement dit d'une sorte de méta-connaissance formelle vide de tout contenu matériel. Mais il existe une autre raison de parler de théorie de la connaissance à propos des Yoga-Sûtra de Patañjali : c'est que kaïvalya-pâda, la quatrième et dernière partie du texte, celle qui est consacrée à la libération finale de l'esprit, revient abondamment sur les présupposés proprement métaphysiques d'une connaissance de purusha par lui-même purifiée des citta vritti parasites évoqués dans samâdhi-pâda, la première partie. En l'occurrence, il s'agit, pour purusha, de se libérer des trois énergies fondamentales (guna), mais aussi des empreintes inconscientes (samskâra ou vâsanâ) qui le maintiennent en état de subordination par rapport à la matière (prakriti), notamment en le contraignant à une connaissance objectuelle et matérielle lui interdisant de se connaître soi-même. Ce n'est qu'à ces conditions que purusha "ne ressent plus aucun engouement, même pour les plus subtils niveaux intellectuels ; il a atteint le samâdhi dit du Nuage de Vertu [dharma megha samâdhi]" (Patañjali, Yoga-Sûtra (B.O.), iv, 29).
On voit bien par là que la connaissance de purusha par lui-même n'est cependant pas le stade suprême de vairâgya. On est même encore loin de l'objectif final de samâdhi puisque, si ce type de connaissance "est d'une tout autre étoffe que celle acquise par témoignage ou par raisonnement, car elle touche directement l'essence du réel [de sorte que] l'impression mentale qui en émerge désamorce les autres impressions, [pour autant] lorsque même cette impression se dissout à son tour, toutes les impressions se sont résorbées dans le silence : c'est le samâdhi absolu [nirbîja samâdhi]" (Patañjali, Yoga-Sûtra (B.O.), i, 49-51), celui qui sera repris dans kaïvalya-pâda (quatrième partie du traité). En effet, samâdhi, qui connote l'idée d'unité ne peut se satisfaire de la dualité du sujet et de l'objet que présuppose nécessairement toute connaissance, fût-ce celle de l'esprit vide de connaissance par lui-même. Ce qui nous amène à envisager le texte de Patañjali sous l'angle du deuxième critère de sagesse énoncé par Xún Zǐ : l'unité. La philosophie, tout autant que la sagesse, s'est toujours évertuée à penser l'unité profonde des choses par-delà leur diversité de surface. Sauf que la conception philosophique de l'unité est pour le moins paradoxale. D'une part, en effet, la métaphysique ne pouvant se concevoir sans "redoubler" le réel d'une représentation ad hoc, l'unité ontologique de l'être par-delà la diversité de ses manifestations s'accompagne aussi d'une unité sémantique de la représentation par-delà la diversité des images. Mieux que cela, cette "double unité", si l'on peut dire, en implique même une troisième : celle de la purification finale d'un sujet humain censé faire l'objet d'une unification anthropologique par-delà la diversité de ses états et de ses actes. D'où, "tandis que la purification ascétique engagée [par Platon] appelle à se libérer du corporel pour permettre à l'âme de se hausser, purifiée, en vue de l'intelligible, l'impassibilité à laquelle convie le penseur taoïste permet de se libérer du régime d'excitation continuelle et superficielle consumant la vitalité pour renouer avec l'incitation foncière telle qu'elle nous vient du flux du monde" (Jullien, l'Invention de l'Idéal et le Destin de l'Europe, vi). C'est-à-dire que, deuxième aspect du paradoxe, cédant à sa tentation de se purifier de l'impur en le stigmatisant puis l'excluant, la philosophie (re-)crée séance tenante de la dualité sous prétexte d'unifier : l'unité ontologique profonde du réel par delà la diversité superficielle de ses apparences présuppose en effet une dualité entre le réel (l'être), nécessairement unique (seul, "idiot", dirait Rosset), et l'illusion (le non-être) irréductiblement plurielle. Unité de la vérité versus pluralité de l'erreur, tout le monde connaît l'adage. L'unité sémantique du vrai présuppose donc une dualité entre la représentation du réel (le vrai), seule digne, au fond, d'être intrinsèquement unifiée, et la représentation de l'illusion (le faux) abandonnée à son indéfectible et incurable multiplicité. De même, l'unité anthropologique de l'esprit présuppose une dualité entre le siège du vrai (l'esprit), substance simple, homogène, insécable et la source du faux (le corps), substance complexe, hétérogène, morcelée. Bref, tandis que les Sages "réduisent les multitudes de leurs sujets à l’unité, les considérant comme une masse indivise avec une impartialité sereine, n’estimant pas les uns précieux comme jade et les autres vils comme cailloux" (Lǎo Zǐ,Tao Te King (L.W.), §39), pour les Philosophes, en revanche, ce n'est pas ce qui est un qui "est précieux comme jade" mais, en sens inverse, cela seul qui n'est pas considéré, a priori, comme "vil comme caillou" qui vaut la peine d'être unifié. C'est ainsi que la philosophie n'a eu de cesse de thématiser l'être comme paradigme de "ce qui a de la valeur" par opposition au paraître réputé en être dépourvu. Voilà pourquoi "c'est du côté du stable et de l'immuable que la philosophie est allée chercher la vérité, le vrai n'ayant pu devenir la vérité (et s'absolutiser) qu'en s'articulant à l'Être. [Tandis que] la Chine n'a conçu que le devenir ; mais alors, ce n'est plus exactement le "devenir" puisque ne sous-entendant plus l'être (défini précisément comme ce qui ne devient pas), mais la "voie", le tao, par laquelle le monde ne cesse de se renouveler, le réel d'être en procès" (Jullien, un Sage est sans Idée, ou l'Autre de la Philosophie, I, viii). Dire que le réel est en procès continuel, c'est affirmer, contrairement au Philosophe, que ce n'est ni à la substance (de l'Être ou de l'Esprit), ni au sémantème (du Vrai) que le Sage accorde l'unité indéfectible, mais au procès, au flux. Pour le Sage, l'abstraction qui conduit à hypostasier l'objet final de l'ontologie (l'Être), de la sémantique (le Vrai) ou de l'anthropologie (l'Esprit) est superstitieuse et artificielle. Or "tout ce qui est artificiel est faux et inefficace. Seul le naturel est vrai et efficace" (Zhuāng Zǐ, Zhuang Zi (L.W.), §4). Et le naturel, c'est ce devenir cosmique que les hindouistes illustrent par la danse de Shiva Natarâja qui, nolens volens, transforme p en non-p (le yīn en yáng) et inversement, et ce, au mépris du principe de contradiction, règle la plus fondamentale de la logique philosophique. Pour le Sage, l'unité n'est pas un jugement de valeur a priori prononcé contre l'ignorant mais répond à la nécessité pragmatique de réguler les maux, d'apaiser le tourment de qui est douloureusement confronté au tourbillon de la vie. On doit donc dire que la sagesse se fait de l'unité une conception médicale, extensive et inclusive (unité = diagnostic d'unicité, d'unité de la diversité même qui est unique dans son perpétuel devenir) tandis que la philosophie s'en fait une conception tout à la fois judiciaire et beaucoup plus restrictive et exclusive (unité = unification en vertu de la stabilité profonde de l'Être préjugée contre la diversité et l'instabilité du devenir).
(à suivre ...)