Ce texte est celui d'une conférence que j'ai donnée devant l'Institut de Yoga à Plan-d'Aups-Sainte-Baume en mars 2017.
L'une des affirmations les plus déconcertantes de l'Éthique se trouve sans doute être celle selon laquelle « nous sentons et expérimentons que nous sommes éternels [sentimus experimurque nos aeternos esse] » (Spinoza, Éthique, V, 23). Qu'est-ce donc que cette « éternité » dont il nous crédite avec d'autant plus de certitude que, nous assure-t-il, elle est, par nous, « sentie et expérimentée » ? C'est d'autant plus surprenant que Spinoza semble reprendre à son compte l'un des grands invariants de la superstition théologique qu'il n'a eu de cesse de combattre, notamment dans le Traité Théologico-Politique. Si ce n'est pas le cas, en quoi peut bien consister une éternité qui ne soit pas une vie sans fin après la mort ? Nous commencerons donc par sonder les soubassements métaphysiques de la confusion des notions d'« éternité » et d'« immortalité », puis nous évoquerons quelques-unes des tentatives philosophiques pour concilier la mortalité humaine avec, néanmoins, une possibilité humaine de viser l'éternité, et enfin nous essaierons de montrer, à travers la philosophie de Spinoza, notamment mais pas uniquement, que l'expérience que nous faisons de l'éternité est, non seulement bien réelle, mais, en un certain sens, assez banale.
La réflexion philosophique sur la notion d'éternité semble aussi ancienne que la philosophie elle-même. Ou, plus exactement, aussi ancienne que la métaphysique c'est-à-dire une certaine conception de la philosophie comme pensée des conditions de la perfection absolue. En effet, si on a coutume de faire remonter les origines de la pensée philosophique grecque à la confrontation des Éléates et des Héraclitéens, c'est qu'ils s'affrontent, en effet, sur le même terrain. Et ce terrain commun, c'est la question : « y a-t-il quelque chose d'éternel ? ». Pour Héraclite d'Éphèse et ses disciples, tout coule, tout change, tout se meut, il n'y a rien de permanent. Pour Zénon d'Élée et ses épigones, c'est le contraire : le mouvement, la corruption, le changement sont des illusions perceptives qui font oublier que toute chose, au fond, reste toujours identique à elle-même. Du coup, pour les uns, rien n'est éternel. Pour les autres, il existe toujours, sous-jacent à la fluence apparente des choses, un noyau de permanence (l'« être ») et, donc, d'aïôn, d'éternité. Platon va habilement concilier les deux conceptions antagonistes en disant que
Platon a écrit:le modèle [du Monde] se trouve être un Vivant éternel [...]. C'est pourquoi son auteur s'est préoccupé de fabriquer une certaine imitation mobile de l'éternité et, tout en organisant le Ciel, il a fait, de l'éternité immobile et une, cette image éternelle qui progresse suivant la loi des Nombres, cette chose que nous appelons le Temps. [...] Le passé et le futur sont des espèces engendrées du Temps, et lorsque nous les appliquons hors de propos à la substance éternelle, c'est que nous en ignorons la nature.
(Platon, Timée, 37d-38a)
Nous avons là tous les fondements d'une tradition métaphysique qui est, encore aujourd'hui, suffisamment vivace pour être considérée comme LA vraie philosophie. À savoir que, certes, tout dans le monde est soumis à un flux perpétuel de changements destructeurs, comme le disent les héraclitéens, mais de tels changements ne sont que les avatars approximatifs de modèles immuables qui, eux, sont la seule vraie réalité. Dès lors, premièrement, la perception du changement n'est plus du tout une illusion comme le prétendent les Éléates ; c'est juste l'aspect de la réalité qui s'offre au plus faible degré possible de connaissance, à savoir la sensation :
Platon a écrit:quand il s'agit de l'acquisition de la science, [...] la vue et l'ouïe offrent-ils quelque certitude ou [...] n'entendons-nous et ne voyons-nous jamais rien exactement ? [...] Qui donc atteindrait le plus haut degré de pureté en la connaissance, sinon celui qui recourrait le plus possible à la seule pensée, sans conjoindre à cette activité la vue non plus qu’aucune autre sensation ».(Platon, Phédon, 65c-66a)
Il en résulte que, comme y insistent les éléates, la vraie connaissance, la connaissance philosophique (ou métaphysique) ne peut donc être acquise que par « la seule pensée, sans conjoindre à cette activité la vue non plus qu’aucune autre sensation ». Raison pour laquelle, comme le suggèrent en outre les pythagoriciens, la mathématique est promue au rang de paradigme de la connaissance philosophique (ou métaphysique) : les « objets » mathématiques nous offrent, ici-bas, le meilleur exemple de ce qui a toujours été et sera toujours. D'où l'idée que « nul n'entre ici s'il n'est géomètre », fameuse devise de l'école platonicienne. Car
Platon a écrit:il est une chose que tous ceux qui sont tant soit peu versés dans la géométrie ne nous contesteront pas, c'est [qu'on] la cultive pour connaître ce qui est toujours, et non ce qui à un moment donné naît et périt. [...] Elle est donc, mon brave ami, propre à tirer l'âme vers la vérité et à faire naître l'esprit philosophique.(Platon, République, VII, 527 a-b)
En tant qu'ils sont réputés « ne pas naître ni périr » mais « être », bref, en tant qu'ils sont éternels, les « objets mathématiques » doivent donc, naturellement, être les premiers objets de réflexion pour le philosophe métaphysicien. Dès lors, dans la mesure, justement, où la plus haute connaissance du réel est supposée être une connaissance mathématisée, alors tous les événements, tous les phénomènes, c'est-à-dire tous les objets de pensée qui supposent un avant et un après qui échappe à la validité intemporelle du raisonnement mathématique, sont non seulement imparfaits mais aussi seconds, dérivés. Car, nous explique Platon, le temps n'est qu'une imitation, par nature imparfaite, d'un modèle, parfait par définition, à savoir l'éternité :
Platon a écrit:ce qui est toujours immuable et inchangé, cela ne devient ni plus vieux, ni plus jeune, avec le temps, et oncques cela ne fut, ni ne devient actuellement, ni ne sera dans le futur. Bien au contraire, une telle réalité ne comporte aucun des accidents que le devenir implique pour les termes qui se meuvent dans l'ordre sensible, mais ces accidents sont des variétés du Temps, lequel imite l'éternité et se déroule en cercle suivant le Nombre.(Platon, Timée, 37d-38a)
Pour résumer cette conception antique de l'éternité (aïôn) qui, encore une fois, se confond avec l'acte de naissance de la philosophie (la métaphysique) : l'éternité n'est que l'autre nom de la perfection immobile, définitive, de l'immutabilité dont le temps, autrement dit le mouvement et l'imperfection, ne sont que les formes dégradées. Une conséquence extrêmement importante de cette conception est que la vie en général comme forme particulière de génération, de croissance et de décroissance, bref, de mouvement, n'est qu'une immortalité dégradée. La perfection humaine n'est alors envisagée par la métaphysique que sous condition d'immortalité, sinon totale, du moins partielle. Or, il est manifeste que le corps humain est corruptible et mortel. De là, l'idée qu'on ne saurait envisager de perfection humaine autrement qu'en présumant une partie de l'homme insensible à la corruption. Dès lors, l'âme (psukhè) ou l'esprit (pneuma) sont promus au rang de principes d'incorruptibilité, d'intemporalité et, donc, d'immortalité humaine : ce qui « est éternel ne connaît ni la naissance ni la mort, ni accroissement, ni diminution » (Platon, Banquet, 211a). On comprend qu'une telle conception a toujours figuré en bonne place parmi les dogmes théologiques, c'est-à-dire les dogmes métaphysiques qui font de la divinité, c'est-à-dire du pur esprit, l'être par excellence.
(à suivre...)
Dernière édition par PhiPhilo le Mar 23 Fév 2021 - 6:55, édité 1 fois