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Bien sûr, mais tous ces philosophes rejoignent, néanmoins, Platon sur un point décisif : ils traitent le problème de l'éternité en métaphysiciens. Bergson voit même dans la réponse éléatique aux héraclitéens l'acte de naissance de la métaphysique : "la métaphysique date du jour où Zénon d’Élée signala les contradictions inhérentes au mouvement et au changement"(Bergson, la Pensée et le Mouvant, intro.). L'idée fondatrice de la métaphysique est la croyance selon laquelle "notre action ne s’exerce commodément que sur des points fixes, c’est donc la fixité que notre intelligence recherche : elle se demande où le mobile est, où le mobile sera, où le mobile passe"(Bergson, la Pensée et le Mouvant, i). D'où la tendance à réduire le mouvement à l'espace parcouru, c'est-à-dire, en fait à occulter le mouvement, puisque tout mouvement consiste à parcourir un certain espace en un temps donné. De plus, le mouvement, pour un être vivant, c'est la vie. Les métaphysiques pré-platonicienne et platonicienne, qui conçoivent l'éternité comme immobilité et donc comme immortalité, scient donc la branche sur laquelle elles sont assises : en voulant comprendre ce que sont le mouvement en général et la vie et l'action humaine en particulier, elles rendent le mouvement, la vie ou l'action incompréhensibles (on se souvient des paradoxes de Zénon sur l'impossibilité du mouvement, paradoxes qu'Aristote dénonçait déjà au livre VI de sa Physique). Les conceptions d'Augustin, de Pascal, de Hegel ou de Heidegger semblent faire droit au mouvement et à l'action, puisqu'elles situent la perfection éternelle dans l'accomplissement d'un présent, qu'il soit divin ou humain. Illusion, dit Bergson, car "tout au long de l’histoire de la philosophie, temps et espace sont mis au même rang et traités comme choses du même genre [...]. Pour passer de l’une à l’autre, il a suffi de changer un mot : on a remplacé juxtaposition par succession"(Bergson, la Pensée et le Mouvant, i). En d'autres termes, si les conceptions antiques de l'éternité ont éliminé le temps au profit de l'espace, les conceptions modernes, elles, n'éliminent plus le temps, c'est vrai, mais le pensent par analogie avec l'espace, ce qui ne vaut guère mieux. L'analogie est la suivante : la succession des instants est au temps ce que la juxtaposition des points est à l'espace. Du coup, l'éternité du temps est traitée par analogie avec l'infinité de l'espace : on parlera d'un temps éternel pour dire, soit qu'il y existe un commencement mais pas de fin (à l'instar de la demi-droite du plan géométrique), soit qu'il n'y existe ni commencement ni fin (à l'instar de la droite). Notons au passage que le raisonnement par analogie n'a rien d'intrinsèquement pervers : "le principal effort des philosophes anciens et modernes a consisté à surmonter, par un travail intellectuel de plus en plus subtil, les difficultés soulevées par la représentation intellectuelle du mouvement et du changement"(Bergson, la Pensée et le Mouvant, intro.). Ce qui est un souci tout à fait louable. Pourtant, lorsqu'on lit, chez Augustin : "si l'avenir et le passé existent, je veux savoir où ils sont. Si je ne peux encore le savoir, je sais cependant qu'en quelque lieu qu'ils soient, ils n'y sont ni futurs ni passés, mais présents"(Augustin, Confessions, XI, xviii) ; chez Hegel : "le progrès à partir de ce qui est commencement est un même temps [...] le retour à la source de ce progrès, à son commencement véritable"(Hegel, Encyclopédie des Sciences Philosophiques) ; chez Heidegger : "ce qui, en appelant, donne ainsi à entendre est la conscience [dont] l'appel [à l'éternité] retentit dans le lointain vers le lointain"(Heidegger, Être et Temps, §55), on se dit que les auteurs de ces propos prennent leurs analogies un peu trop au pied de la lettre. Comme le dit aussi Wittgenstein, ""Où va le présent quand il devient passé, et où est le passé ?". Dans quelles circonstances cette question a-t-elle quelque chose de séduisant ? [...] Il est clair que cette question survient le plus facilement quand nous nous préoccupons de cas où des choses s'écoulent devant nous, comme des rondins qui descendent le cours d'une rivière. Dans un tel cas, nous pouvons dire que les rondins qui sont passés devant nous sont tous en aval vers la gauche, et que les rondins qui passeront devant nous sont tous en amont vers la droite. Nous utilisons alors cette situation comme comparaison pour tout ce qui se produit dans le temps, et incorporons cette comparaison dans notre langage lorsque nous disons "l'événement présent passe" (un rondin passe), ou "l'événement futur va arriver" (un rondin va arriver). Nous parlons du flux des événements et aussi du flux du temps, la rivière sur laquelle les rondins descendent. [...] Ainsi en arrivons-nous à être obsédés par notre symbolisme : nous sommes plongés dans la perplexité par une analogie qui nous entraîne irrésistiblement"(Wittgenstein, le Cahier Brun, 107-108). C'est-à-dire que, sans nous en rendre compte, nous nous laissons abuser par les figures de style que nous utilisons afin de tenter de résoudre un problème conceptuel compliqué et nous adhérons à ces figures comme si elles étaient des descriptions à prendre au sens littéral. Bref, nous nous comportons exactement comme Emma Bovary lisant Lamartine : nous prenons la représentation (analogique) de la réalité pour la réalité elle-même. Que cette confusion soit fréquente dans le langage courant de la vie de tous les jours n'est sans doute pas surprenant. On peut juste s'étonner de la trouver dans les propos de ces maîtres en l'art de manier le concept que sont les philosophes. Ce qu'il faut retenir, c'est que, rigoureusement parlant, un événement temporel ne "passe" pas, parce que, pour "passer", il faut un espace. Et c'est pour cette raison que, tout en n'étant certainement pas intemporelle, l'éternité ne peut néanmoins être un présent infini au sens d'Augustin, de Hegel ou de Heidegger. Sur ce point, Wittgenstein et Bergson sont d'accord : les métaphysiciens ne nous seront d'aucune aide s'il s'agit de comprendre la notion d'éternité comme expression du problème de la vie. Et si tel est le cas, c'est que la métaphysique pose mal le problème en se prenant au piège de ses propres analogies spatio-temporelles.
D'ailleurs, le problème de l'éternité n'a rien de fondamentalement métaphysique. Émile Durkheim, qui n'est pas métaphysicien mais sociologue, remarque que "partout, l'homme s'est conçu comme formé de deux êtres radicalement hétérogènes : le corps, d'un côté, l'âme de l'autre. L'âme a toujours été investie d'une dignité qui a été refusée au corps considéré comme essentiellement profane"(Durkheim, le Dualisme de la Nature Humaine et ses Conditions Sociales). Si l'on suit Durkheim, alors l'idée que les corps mouvants sont des illusions, l'idée que les corps sont des copies imparfaites des âmes, l'idée que seules celles-ci sont éternelles, tout cela va toujours dans le même sens : justifier la supériorité de l'âme sur le corps. Ce qui est donc en jeu, au fond, dans la notion d'éternité, c'est une certaine façon de traiter le mind-body problem, comme disent les anglophones, autrement dit le dualisme âme/corps. L'ennui, c'est que, comme l'a souligné Bergson, la tradition métaphysique fait payer un prix exorbitant pour une telle justification puisqu'aucun des métaphysiciens n'a essayé de résoudre le mind-body problem autrement qu'en niant la réalité du temps de la vie. Aucun n'a pris au sérieux le temps concret et vulgaire, celui de la vie quotidienne des êtres qui, n'étant pas eux-mêmes des métaphysiciens, n'ont pas le loisir de mépriser les basses injonctions du corps pour se réfugier dans les hauteurs éthérées de l'âme. En d'autres termes, aucun ne s'est avisé d'envisager le mind-body problem du point de vue du corps plutôt que de celui de l'âme. C'est à cette tâche de réhabilitation du temps concret et vulgaire du corps vivant que vont s'atteler Bergson et Wittgenstein en montrant, par des voies très différentes, qu'il est lui-même porteur d'éternité. Pour ce faire, l'un et l'autre commencent, naturellement, par se démarquer de cette manie de la métaphysique à vouloir à toute force définir les concepts qu'elle utilise comme s'il s'agissait de concepts scientifiques. Par exemple, nous dit Wittgenstein, "la question “qu’est-ce que le temps ?” […] donne l’impression que ce que nous voulons, c’est une définition. [Il s'ensuit] une sorte de recherche scientifique sur ce que le mot veut réellement dire ; [les métaphysiciens] ont constamment à l’esprit la méthode scientifique et ils sont irrésistiblement tentés de poser des questions et d’y répondre à la manière de la science : cette tendance est la source véritable de la métaphysique, et elle mène le philosophe en pleine obscurité"(Wittgenstein, le Cahier Bleu, 27-28). On aura bien compris que le défaut commun aux conceptions antiques de l'éternité comme intemporalité et aux conceptions modernes comme supra-temporalité, c'est, précisément, leur prétention à la scientificité, oubliant au passage que des problèmes tels que "la solution de l'énigme de la vie [...] ne sont pas des problèmes de la science de la nature que nous avons ici à résoudre"(Wittgenstein, Tractatus, 6.4312). De la même façon, Bergson écrit que "l'on peut toujours, avec Platon, poser a priori une définition de l'âme qui la fait indécomposable parce qu'elle est simple, incorruptible parce qu'elle est indivisible, immortelle en vertu de son essence [...] comme celle du triangle et pour les mêmes raisons"(Bergson, les deux Sources de la Morale et de la Religion, iii). Au rebours de celle des métaphysiciens, l'intention de Bergson "n'est pas d'approfondir la nature de la matière, pas plus d'ailleurs que la nature de l'esprit. On peut distinguer deux choses l'une de l'autre et en déterminer, jusqu'à un certain point, les rapports, sans pour cela connaître la nature de chacune d'elles"(Bergson, l'Âme et le Corps). Et Wittgenstein d'abonder dans le même sens en disant que "souvent nous sommes incapables de définir clairement les termes que nous utilisons, non parce que nous ne connaissons pas leur vraie définition, mais parce qu’ils n’ont pas de vraie définition […] ; mais il ne s’agit pas d’un défaut : penser le contraire serait comme dire que la lumière de ma lampe n’a rien d’une véritable lumière parce qu’elle n’a pas de frontières nettes"(Wittgenstein, le Cahier Bleu, 26-28). Bref, d'un point de vue méthodologique, l'un et l'autre vont essayer d'aborder le problème de l'éternité sans essayer de la définir. Pourquoi ? Eh bien justement parce que le temps est inhérent au mouvement et du changement, phénomènes qui ne peuvent être adéquatement compris qu'à travers leur nature mouvante et changeante et non pas à travers des définitions qui, par nature, nient le temps et le mouvement. En d'autres termes, ils vont tâcher d'aborder le problème "de l'intérieur" en quelque sorte, et ainsi, éviter de le décrire au moyen d'analogies spatialisantes qui le dénatureraient en l'immobilisant. Mieux encore, tandis que pour les métaphysiciens, toute action est un affaiblissement de la pensée dans le sens où la pensée est, nécessairement, première et l'action, nécessairement, dérivée, en revanche, pour Wittgenstein, la pensée "est un raffinement, au commencement était l’action"(Wittgenstein, Remarques Mêlées, 31) et, pour Bergson, "l'histoire de l'évolution de la vie [...] nous montre, dans la faculté de comprendre, une annexe de la faculté d'agir"(Bergson, l'Évolution Créatrice, intro.). Bref, prenant acte des acquis des sciences de la nature et des sciences de l'homme sans prétendre se substituer à elles, Bergson et Wittgenstein vont poser un postulat contraire à celui des métaphysiciens : c'est la vie, le corps et la corruptibilité qui sont premiers, et c'est la conscience, l'âme et l'éternité qui sont secondes. Plus précisément, l'éternité va être pensée, quantitativement, comme une qualité du temps concret et vulgaire, et qualitativement comme processus mouvant de perfectionnement de la vie et non plus comme un état de perfection idéale et absolue.
(à suivre ...)