Sur un forum de discussion, par ailleurs tout à fait remarquable, consacré à la marche nordique (Cf. Je Marche Nordique), il est beaucoup question de compétition, d'effort, de technique, de matériel, etc., autant de thèmes qui, explicitement ou non, posent toujours plus ou moins la même question : comment faire pour optimiser l'effort et maximiser la vitesse ? Et même chez ceux et celles qui reconnaissent la légitimité des motivations non-compétitives (marcher pour se rééduquer fonctionnellement, marcher pour faire des rencontres, naturelles ou sociales, marcher pour se faire du bien, etc.), il y a toujours l'idée sous-jacente que sans la sensation d'un effort pénible (au moins occasionnellement) et sans la sensation de la vitesse, il ne saurait exister de satisfaction légitime. Il semble donc que, pour la mentalité occidentale tout au moins, forcer et aller vite soient des motivations nécessaires de tout mouvement bien accompli, fussent-elles à l'arrière plan d'autres objectifs. Bref, là où Marx disait que le capitalisme avait réduit le système de nos valeurs à une seule, la valeur monétaire, je dirais pour ma part que l'idéologie inhérente au capitalisme a réduit la valeur de tout mouvement à ces deux seules : effort et vitesse. C'est pourquoi je voudrais ici prendre le contre-pied (c'est le cas de le dire !) de cette idéologie main stream en faisant l'éloge de la facilité et de la lenteur dans la marche et, tout particulièrement, dans la marche nordique en m'inspirant des enseignements du 道, dào (Tao), notamment en reprenant le titre du premier chapitre de l’œuvre de Zhuāng Zǐ : 逍遥游 (xiāo yáo yóu), littéralement "flâner loin comme en nageant".
Disons tout d'abord qu'il peut exister plusieurs raisons de conjoindre d'une part le mouvement en général, d'autre part effort et vitesse. Dont la toute première me semble être l'adhésion du plus grand nombre à l'idéologie productiviste : faire le maximum (en particulier, parcourir le maximum de distance) dans le minimum de temps. Rappelons à ce propos que le terme de "record" a été popularisé par Henry Ford, l'inventeur du travail à la chaîne (et, accessoirement, modèle d'un certain Adolf Hitler), qui entendait optimiser la productivité de ses ouvriers en enregistrant (to record = enregistrer) les performances des uns et des autres et en récompensant ceux qui produisaient le plus dans le minimum de temps. Du coup, les travailleurs exploités étaient-ils obligés de souffrir pour obéir aux injonctions de leur hiérarchie, c'est-à-dire de travailler plus et plus vite, toujours plus, toujours plus vite, fût-ce au détriment de leur santé. Rappelons aussi que la notion de "sport", si populaire et qui semble si naturelle aujourd'hui en occident, est fondée sur la nécessité d'inculquer, dès le milieu du XIX° siècle dans les contrées de culture anglo-germanique, les valeurs militaires à des jeunes gens, valeurs parmi lesquelles, bien évidemment, la rapidité de réaction mais aussi le "goût" de l'effort, c'est-à-dire, en fait, le mépris de la souffrance, si ce n'est le mépris de la vie elle-même. Par où l'on reconnaît aussi l'obsession judéo-chrétienne pour une souffrance soit-disant rédemptrice et que, par suite, toute vertu morale commande de rechercher pour elle-même et non plus à titre de simple moyen nécessaire pour atteindre un certain but comme c'était au moins le cas pour les ouvriers d'H. Ford. On comprend alors mieux la culture, tout à la fois de la vitesse et de l'effort que l'on distille auprès du grand public et qui est celle, idéalement, des sportifs dits "professionnels" conçus comme modèles de maximisation la productivité de leur force de travail (ce pour quoi ils sont payés) tout en montrant ou, au moins, en disant qu'ils "aiment" souffrir et non pas, horresco referens, qu'ils souffrent, à l'instar des ouvriers des usines Ford, juste pour gagner leur pain quotidien. S'agissant de la marche nordique en particulier, une autre raison de conjoindre mouvement, effort et vitesse réside dans ses origines. Il s'agissait en effet, lors de l'invention de cette discipline (dans les années 1970 en Finlande), de permettre aux skieurs nordiques de compétition d'entretenir leur compétitivité dans des conditions climatiques estivales qui leur interdisait la pratique de leur sport. Bref, la marche nordique a été, d'emblée, considérée comme un dérivatif pour "sportifs de haut niveau", avec tout ce que cela suppose de partage des valeurs dominantes d'effort et de vitesse.
D'aucuns croient rompre avec cette logique capitalo-militariste de l'effort et de la vitesse du mouvement en général en faisant l'éloge du plaisir dans le mouvement. Voire de la "zénitude". Sauf qu'"être zen" au sens occidental couramment admis de cette expression est un contre-sens. Ce mot, japonais, viens du chinois 禅, chán, qui signifie "contemplation, méditation, détachement", tout le contraire, comme nous allons le voir, de cette notion de récompense bien méritée après effort bien méritoire. Certes, faire l'éloge du corps érotisé, c'est déjà autre chose que de faire l'éloge du corps héroïsé, déformé par la souffrance de ceux qui, icônes médiatiques surentraînées, surexploitées et, souvent aussi surpayées, auxquelles nos jeunes tendent, malheureusement, à s'identifier, se prennent pour des Héraklès modernes. À ce propos, rappelons que les fameux "douze travaux" d'icelui sont appelés, en grec, Δωδέκαθλος (dôdékathlos), faisant apparaître la racine "athlos" (athlète, athlétisme, décathlon, etc.) qui signifie, à l'origine "exploit". Les traductions anglaise (the twelve labors of Hercules) et italienne (le dodici fatiche di Ercole) mettent, quant à elles, l'accent sur le caractère pénible, fastidieux de l'héroïque entreprise. J'opposerai pour ma part à la notion d'effort pénible, non celle de plaisir mais celles de facilité et de lenteur. D'abord le plaisir ne se maîtrise pas, ne se contrôle pas : on l'éprouve immédiatement, souvent sans savoir pourquoi (de même d'ailleurs que son opposé, la douleur, comme le montre, en filigrane, l'un des thèmes principaux de la Recherche de Proust). Du coup, lorsqu'il surgit, toujours à l'improviste, on est incapable de le faire durer. On peut éprouver un plaisir immense à découvrir un paysage ou à échanger avec une personne, et, partant, en garder un souvenir impérissable. Il n'empêche que ce plaisir aura été instantané, fugitif. Bref, il est impossible de cultiver le plaisir, de le viser intentionnellement. Ce qui s'explique aisément : le plaisir est, d'un point de vue biologique, un mécanisme aléatoire de récompense (cf. les études faites sur les rats), donc de renforcement de la motivation propre à entretenir la survie de l'individu et, partant, de l'espèce. Donc, d'une part, celui-ci se présente toujours inopinément pour souligner les comportements à renforcer, et, d'autre part, les études faites sur les addictions montrent que, pour une cause déclenchante de dopamine (hormone du plaisir) donnée, la réponse va diminuant lorsque les occurrences de cette cause se multiplient. D'où l'alternative : nécessité d' "augmenter les doses" ou bien laisser diminuer l'intensité de la décharge de dopamine jusqu'au point où sa quasi-absence ressentie est interprétée comme une douleur. Donc, même si un conditionnement à la recherche du plaisir semble certainement plus sain qu'un conditionnement à la douleur, éduquer la jeunesse en lui présentant le plaisir comme la récompense suprême, sinon unique, de tout acte, c'est, de facto, l'encourager à œuvrer pour la récompense à tout prix, avec tous les travers que cela suppose en termes de tricherie et, in fine, de désillusion. Bref, comme le dit Aristote, le plaisir peut être un précieux additif au résultat de toute recherche, mais, justement, ce ne sera jamais qu'un effet causal aléatoire et non pas l'objet d'une démarche consciente et méthodique. À la limite, il ne peut être un but qu'à la condition, paradoxale, de n'être pas expressément visé comme but. Le plaisir est, typiquement, ce que Jon Elster appelle un "effet essentiellement indirect". Un bon exemple de ce dont il s'agit réside dans l'intention de vouloir à tout prix s'endormir, de loin le meilleur moyen de rester éveillé ! Il est d'ailleurs manifeste que les hédonistes (c'est-à-dire ceux qui ont fait l'éloge du plaisir comme valeur suprême) sont au moins aussi malheureux et insatisfaits que ceux qui prônent la valeur rédemptrice de la souffrance. Ils sont même souvent plus cyniques et tyranniques qu'eux, tyrannisés qu'ils sont par l'urgence de toujours profiter égoïstement de la futilité de l'instant plaisant (cf. la figure de Don Juan), au détriment, précisément, de l'instant présent.
Par contraste, la facilité et la lenteur s'inscrivent dans une présence, une continuité, une voie consciente et intentionnelle de nature à être cultivée. C'est là l'enseignement du 道, dào, la Voie. Car si tout, dans la nature, y compris, donc, dans la nature humaine, n'est que flux et reflux perpétuels, 阴, yīn et 阳, yáng, alors vaine est la recherche du plaisir car au plaisir succédera immanquablement la peine et à la peine le plaisir et ainsi de suite, indéfiniment. Dès lors, sage, conscient, éveillé sera celui qui admettra justement que ce n'est pas l'instant qui compte, fût-il exceptionnellement plaisant, mais que c'est le devenir, le passage, autrement dit le tout, pas la partie. Or un tel passage, une telle transformation sont toujours à la fois progressifs et faciles, on passe toujours progressivement d'un état agréable à un autre désagréable, d'un état paisible à un autre agité, etc. Et ce passage est nécessaire, donc naturellement facile au sens où il n'est nul besoin de le précipiter, de le brusquer. Dès lors, pourquoi vouloir de toute force précipiter la survenance, au demeurant inévitable, de l'agréable en minimisant le désagréable, tout aussi inévitable : à la montée succède la descente, au vent de face le vent de dos, au réchauffement le refroidissement, à l'exaltation la lassitude, etc. Voilà la sagesse : prendre conscience du caractère inéluctable du passage. Les Chinois, pour souhaiter un prompt rétablissement à un malade, disent 万寿无疆, wàn shòu wú jiāng, c'est-à-dire "encore dix-mille anniversaires". Et pour souhaiter le bon appétit, 慢用, màn yòng, "mangez lentement". Par où l'on retrouve l'un des préceptes les plus fondamentaux du taoïsme : "le Sage travaille à non-agir [无为, wú wéi]" (Lǎo Zǐ, Lao Zi, §2). Ce qui correspond d'ailleurs aussi à un principe de la sagesse hindouiste : "le but [du yoga] n’est pas de bouleverser l’ordre de la Nature, mais d’écarter les obstacles à son évolution, à l’instar d’un cultivateur qui dégage son champ" (Patañjali, Yoga-Sûtra, iv, 3). Notons que ces formulations n'équivalent nullement à l'éloge d'un quiétisme contemplatif mais, tout au contraire, à une forme d'action, mais d'action sans effort, d'action qui s'inscrit dans la connaissance et le respect d'une nature que la vanité et l'arrogance occidentale prétendent forcer à tout prix. Comparons Descartes : "connaissant la force et les actions du feu, de l’eau, de l’air, des astres, des cieux et de tous les autres corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous connaissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la Nature" (Discours de la Méthode, VI) et Wittgenstein : "tu ne peux tirer sur la graine pour la faire sortir du sol. Tout ce que tu peux faire est de lui fournir chaleur, humidité et lumière" (Remarques Mêlées, 42).
La facilité et la lenteur peuvent être comprises comme des noms génériques que l'on donne à une myriade de sensations relatives au mouvement externe (kinesthésiques) et à l'état interne du corps (cénesthésiques), lesquelles sont relatives à la prise de conscience du processus d'accomplissement d'un ensemble de mouvements. Tandis que la vitesse et l'effort sont des absolus mathématiques : la vitesse moyenne est un rapport distance/temps, la vitesse instantanée la dérivée de ce rapport en un point donné, quant à l'effort, il se mesure par le produit d'une masse par le carré d'une vitesse (instantanée ou moyenne). Ces notions sont donc des abstractions que l'on peut comprendre mais non ressentir. De plus, elles n'ont pas de contraire : ce n'est pas parce qu'on diminue sa vitesse qu'on est dans la lenteur et ce n'est pas parce que son effort diminue d'intensité qu'on est dans la facilité. La preuve en est que, dans les deux cas, si ces modifications sont causées par un épuisement de notre énergie motrice, notre désagrément, loin de s'atténuer, a toutes les chances de s'accroître au contraire. Bref, comme nous ne maîtrisons rien, que nous n'avons aucune conscience (ou une représentation fausse, par exemple lorsque vous vous représentez, à l'instar de ce bon vieux Descartes, votre corps comme une mécanique, en l'occurrence, une horloge) du processus de notre épuisement, ou, pire, que nous ferons tout pour maintenir en vain effort et vitesse déclinants, nous n'agirons pas pour autant avec facilité et lenteur. À l'inverse, si nous nous nous sentons bien, même si nous augmentons progressivement notre vitesse en veillant à rester en-deçà du seuil de souffrance, en contrôlant notre souffle, en maîtrisant nos appuis, en restant à l'écoute de tous nos mouvements et de toutes nos sensations, nous allons prendre conscience d'une harmonie de notre être avec notre environnement et nous serons dans la facilité et la lenteur. Facilité et lenteur ne sont donc pas, à proprement parler, les contraires de l'effort et de la vitesse (qui sont, encore une fois, des absolus mathématiques) mais plutôt les résultats possibles du renoncement à l'intention d'optimiser à tout prix l'effort et de maximiser à tout prix la vitesse. Ce qui, en outre, n'a rien à voir avec une soit-disant recherche du plaisir mais découle de la simple prise de conscience de processus intra-corporels qui se trouvent entrer en résonance avec les conditions extra-corporelles de ces mêmes processus. Bref, facilité et lenteur supposent une harmonie, au sens musical du terme, un accord entre la terre qui est au-dessous de vous, le ciel qui est au-dessus de vous, et vous qui êtes entre les deux. Notons au passage qu'il n'y a pas la moindre religiosité dans la conception taoïste de la triade天(tiān)/人(rén)/地 (dì), ciel/homme/terre. C'est juste une vision du réel diamétralement opposée à la conception occidentale dominante (héritée de la Bible et de la Théogonie d'Hésiode). Cf. Zhuāng Zǐ : "le ciel et la terre furent engendrés avec moi et les dix-mille êtres ne font qu'un avec moi" ( Zhuang Zi, ii). Cf. aussi Wittgenstein : "le je fait son entrée dans la philosophie grâce à ceci : que « le monde est mon monde » . Le je philosophique n'est ni l'être humain, ni le corps humain, ni l'âme humaine dont s'occupe la psychologie, mais c'est le sujet métaphysique, qui est frontière - et non partie - du monde" (Tractatus Logico-Philosophicus, 5,641).
(à suivre ...)