L'HISTOIRE ou CRITIQUE DE LA RAISON ROMANTIQUE.
(A propos d'un article d'Anatole France, M. Ernest Renan historien des origines, publié le 23 octobre 1887.)
(A propos d'un article d'Anatole France, M. Ernest Renan historien des origines, publié le 23 octobre 1887.)
Anatole France est né classique dans un monde romantique. Il est né trop tard dans un monde trop vieux, pour ne pas se défier des illusions de ses contemporains, convaincus qu'ils finiraient bien par trouver l'ultime secret du monde. Au milieu de tant de talents, Anatole France choisit l'humilité. Très tôt, il renonça définitivement au génie. Non qu'il n'en eut pas les moyens : génial, il nous eût éblouis, aveuglés. C'est précisément ce qu'il ne voulait pas ; ce qu'il voulait ? Nous éclairer.
Pour cela, il choisit une lumière feutrée, celle des soirées conviviales auxquelles il nous invite en patriarche habité et vivifié par Clio, pour discuter entre gens à qui on n'en fait pas accroire, avant de regarder le film du monde : l'histoire, dans un pessimisme joyeux, sceptique et ironique.
Pour cela, il choisit une lumière feutrée, celle des soirées conviviales auxquelles il nous invite en patriarche habité et vivifié par Clio, pour discuter entre gens à qui on n'en fait pas accroire, avant de regarder le film du monde : l'histoire, dans un pessimisme joyeux, sceptique et ironique.
- Ce soir, l'Anatole France Award est décerné à Ernest Renan pour son heptalogue Origines du christianisme (et son pentateuque Histoire d'Israël).
Anatole France a écrit:
C'est généralement une imprudence de croire à la nouveauté des idées et des sentiments. Il y a longtemps que tout a été dit et senti, et nous retrouvons le plus souvent ce que nous croyons découvrir. Pourtant, les intelligences de ce temps ont, ce semble, une faculté nouvelle : celle de comprendre le passé et de remonter aux lointaines origines. De tous temps, sans doute, l'homme a gardé quelques souvenirs et fixé quelques traditions. Il a depuis longtemps des annales écrites, et c'est même ce qui le distingue des animaux, autant et plus que l'habitude de porter des vêtements. Il disait bien : « Nos pères faisaient ceci ou cela ». Mais les différences qu'il y avait d'eux à lui ne le frappaient guère. Il prêtait volontiers au passé le plus lointain la figure du présent. Il n'était point sensible aux diversités profondes que le temps apporte dans les modes de la vie. Il se figurait l'enfance du monde sous les traits de la maturité. Cette tendance est frappante dans les historiens anciens, et particulièrement chez Tite-Live, qui fait parler les rudes pâtres du Latium comme des contemporains d'Auguste. Elle est plus frappante encore dans tout l'art du moyen âge, qui donnait aux rois de l'antique Juda la main de justice et la couronne fleurdelisée des rois de France. Avec Descartes, l'intelligence humaine franchit un abîme. Pourtant la tragédie du XVIIe siècle, dans laquelle la connaissance de l'homme abstrait est parfaite, suppose, chez Racine lui-même, l'invariabilité des mœurs à travers les âges. Le XVIIIe siècle, bien qu'il s'inquiétât des origines, se représentait volontiers Solon sous la figure de Turgot et Sémiramis dans le manteau royal de Catherine II. Il semble que l'image véritable du passé nous ait été révélée par la grande école historique de notre siècle. Il semble que le sens des origines soit un sens nouveau, ou du moins un sens nouvellement exercé chez l'homme. Je le crois, bien qu'il puisse y avoir là une part d'illusion. Les générations qui viendront après la nôtre diront peut-être que nous avions une vue de l'antiquité bien ridicule et bien démodée. Toutefois, il est certain que nous avons créé en quelques parties l'histoire comparée de l'humanité. De jeunes sciences, l'ethnographie, l'archéologie, la philologie, y ont contribué pour une grande part. L'homme très ancien nous apparaît aujourd'hui avec une physionomie, avec un caractère qui pourrait bien être le vrai ; qui, du moins, s'en rapproche. Eh bien, ce sens des origines, cette divination du passé perdu, cette connaissance des humanités enfantines et neuves, M. Renan les possède au plus haut degré.
- Qui est Renan ou qu'est-ce que l'histoire ?
Anatole France ne le juge pas en historien, et ne s'intéresse pas, dans cet article, à l'objet même de l'étude historique de Renan. C'est de Renan seul qu'il entend parler, en tant que représentant de l'histoire. Renan est le type même du romantique tardif, arrivé à maturité. Le portrait qu'il en donne est la définition même du romantique :Anatole France a écrit:
Le sujet exigeait les qualités les plus rares de l'intelligence, et même les plus contradictoires. Il y fallait un sens critique toujours en éveil, un scepticisme scientifique capable de défier toutes les ruses des croyants et leurs candeurs plus puissantes que leurs ruses. Il y fallait, en même temps, un vif sentiment du divin, un instinct secret des besoins de l'âme humaine et comme une piété objective.
Renan réunit deux qualités : science et religion. Renan est un esprit unificateur, totalisateur :Anatole France a écrit:
Or, cette double nature se rencontre en M. Ernest Renan avec une extraordinaire richesse. Étranger à toute communion de fidèles, il a au plus haut point le sentiment religieux. Sans croire, il est infiniment apte à saisir toutes les délicatesses des croyances populaires. Si l'on veut bien me comprendre, je dirai que la foi ne le possède point, mais qu'il possède la foi. Heureusement doué pour son œuvre, il s'y prépara sérieusement. Né artiste, il se fit savant. Sa jeunesse fut vouée à un labeur acharné. Pendant vingt ans, il étudia jour et nuit, et acquit une telle habitude de l'effort qu'il put accomplir dans sa maturité de grands travaux avec la quiétude d'un génie contemplatif. Aujourd'hui, tout lui est facile, et il rend tout facile. Enfin, il est artiste, il a le style, c'est-à-dire les nuances infinies de la pensée.
En somme, l'histoire de Renan est une œuvre d'art, pas une œuvre scientifique. C'est la raison romantique poussée dans son raffinement ultime, un raffinement scientifique ; ou comment rendre réelles nos illusions, comment les réaliser (cf. Paul Bourget, qui dit que le romantisme inventa l'érudition, la science, appliquée à tout).
- A la lumière de ce portrait de Renan et du romantisme, relisons attentivement l'histoire du développement de la raison historique, dans le premier extrait.
Anatole France ne parle pas de l'histoire comme d'une science nouvelle, mais d'une « faculté nouvelle : celle de comprendre le passé et de remonter aux lointaines origines ». De même, il ne parle pas de la vérité historique ; il est plus subtil et détaché que l'historien : « il semble que l'image véritable du passé nous ait été révélée par la grande école historique de notre siècle ». L'histoire nous est présentée à la fois comme une hypertrophie de la mémoire (comprendre le passé ; remonter aux origines) et comme une nouvelle religion : l'icône (quasi byzantine — il en parle beaucoup dans son œuvre, notamment à propos de Maurice Barrès) d'une nouvelle foi (image vraie), une nouvelle Bible (révélation).
Mais qu'est-ce que cette faculté de comprendre le passé ? C'est un sens, comme on parle du sens commun ou du bon sens. Mais c'est un drôle de bon sens quand même : une « divination du passé perdu ». Le sixième sens des Occidentaux ? Y a-t-il une objectivité possible suffisante pour faire de l'histoire une science ? Anatole France en doute fort, quoiqu'il goûte l'art historique.
On se plaît à imaginer que, si un grand Homme eût vécu de son temps, un homme historique, il en eût écrit le Siècle, comme Voltaire celui de Louis XIV. Comme du temps où l'histoire était une littérature et se tenait pour telle, en disant le vrai.
Dernière édition par Euterpe le Jeu 21 Juil 2022 - 18:54, édité 7 fois