Liber a écrit:Ils auraient donc fait le choix de la pensée spéculative faute de pouvoir utiliser leur intelligence à des fins concrètes ?
Je ne sais pas si on peut parler de choix. La constitution du mode de vie philosophique se fait progressivement, il reste orienté par une certaine éducation et un parcours ainsi qu'une expérience de vie. C'est à un certain moment seulement que le philosophe se choisit ou plutôt reconnaît sa vocation. Mais si je prends ma modeste existence (je ne suis pas philosophe et encore moins un grand philosophe, mais j'ai développé un goût et un besoin pour la philosophie, quelles que soient mes capacités en ce domaine) la prééminence de mon intellect provient certainement de ma sensibilité et de la façon dont durant mon enfance et mon adolescence je me suis heurté plus que les autres au monde par le biais de mes propres limites. De sorte que dans le quotidien je n'ai pas une très grande intelligence pratique, je peux être maladroit et lunatique, et que je me suis réfugié dans le seul "lieu" où je puisse développer un sentiment de puissance et qui fait en même temps l'expérience de son impuissance à s'incarner (cela relance sans cesse l'intérêt de la réflexion).
friedrich crap a écrit:Non, comme nous le disions avec Euterpe, le philosophe, comme l'artiste génial ont rencontré quelque chose, un mode de pensée, une vision du monde, une prise de recul, un appel, qui les sort de la banalité mais qui ne relève pas strico sensu d'une in-adaptation. ( Sinon votre définition s'applique aussi aux fous)
Dans l'autre discussion que nous avons j'ai déjà soulignée, implicitement, le caractère névrotique de la vocation, en tant qu'elle répond à un besoin (c'est-à-dire à un manque, à une insatisfaction du sujet) et qu'elle est l'objet d'une obsession, et même d'une croyance auto-fondée et auto-réalisante ; et le mysticisme côtoie les limites de la raison et de la connaissance, il nous fait osciller entre la folie et la vérité divine, il nous met en présence de l'abîme, nous porte aux limites les plus extrêmes de notre existence. Par ailleurs, Nietzsche disait qu'il y a dans le génie quelque chose, à sa source, de monstrueux. Il ajoute même que tous les hommes jugés bons a posteriori et qui ont fait l'histoire étaient d'abord des hommes mauvais, brisant les conventions, sources de danger pour la communauté. Et les grands conquérants étaient souvent épileptiques. Le poète lui-même dans l'Antiquité était en relation avec le divin et en même temps objet de folie, d'extase, etc., etc. Relisez Aurore pour plus de détails, Nietzsche vous fait clairement comprendre tout ce dont on est en train de parler (lisez par exemple ce qu'il y dit de saint Paul ou de Pascal et demandez-vous aussi si cela ne peut pas s'appliquer au philosophe). Cela dit, je ne veux pas dire que tous les philosophes sont fous ou inadaptés ou malades, mais bien souvent il y a des facteurs qui expliquent leur parcours et qui les ont disposés à rencontrer ce qui les dépasse (mais justement, n'est-ce pas l'altérité qui les transcende, qui les motive et les trouble ?).
friedrich crap a écrit:Le problème est de savoir comment l'être au monde du philosophe lui permet de vivre souvent ( parfois de penser) sans une intelligence de la vie complète et équilibrée.
Certes, mais Nietzsche vous invite aussi à comprendre la philosophie comme une activité et donc rapportée à un être vivant dans sa façon de se placer dans le monde et d'y déployer sa puissance qui est la manifestation de la manière dont les forces en lui le constituent et s'organisent. Quel est le terrain favorable au type ou à la forme de vie du philosophe (qui est aussi un... prêtre) ?
friedrich crap a écrit:Regardez une fois encore ce pauvre Nietzsche, dont une grande partie de sa pensée n'est que réhaussée par un style flamboyant, mais qui se contredit comme peu d'autres dans l'histoire de la philosophie, et dont la vie personnelle est un désert qui se termine à l'asile.
Je ne suis pas sûr qu'il se contredise tant que ça. Mais si ça lui arrive on ne peut lui reprocher, d'une part parce qu'il veut sa philosophie expérimentale et d'autre part parce qu'il considère lui-même que c'est une qualité que de pouvoir changer d'avis (ce qui est à associer avec sa probité, ou son exigence de probité). Ensuite si l'on se penche sur l'existence de Nietzsche on voit bien que la pensée est liée au vécu (Nietzsche passe son temps à se faire psychologue, physiologue et à prescrire des régimes - il veut des philosophes-médecins ! Sa conception de la philosophie met en avant le corps, elle est héritée directement des Anciens - on pourra aussi se référer à l'excellent travail de Foucault dans les deux derniers tomes de l'Histoire de la sexualité). Les deux s'influencent réciproquement. L'effondrement de Turin continue de nous interroger sur la philosophie et non simplement sur l'homme. La maladie était auparavant une cause et un moyen de la réflexion du philosophe.
friedrich crap a écrit:D'où ma question: Nietzsche, philosophe ou penseur? Nietzsche penseur de la vie qui ne savait pas vivre: permettez moi de dire en opposition avec votre remarque que cela ne donne pas plus de puissance ou de valeur à la pensée de Nietzsche, mais qu'au contraire, à mes yeux, cela porte un doute sérieux sur la profondeur réelle de ses propos.
Celui qui se fait l'ami de la sagesse vise à devenir sage, pour autant il ne l'est pas. Mais c'est parce qu'il ne l'est pas et connaît la valeur ou la nécessité de la vie bonne qu'il cherche à la connaître et à l'appliquer (c'est une vie d'ordre supérieur comme l'était la vie politique pour le citoyen). Le malade connaît la valeur de la santé et connaissant la maladie il peut chercher les moyens de travailler à sa guérison. L'histoire de Nietzsche est celle d'une lutte d'un homme avec lui-même, avec ce qui en lui le diminuait, et d'une transformation conséquente, par de grands moyens, pour guérir. Je ne sais pas si Nietzsche a réussi à se soigner durant sa vie consciente, à écarter les maux qui le motivaient aussi dans sa pensée, ni s'il nous a guéris du christianisme, toujours est-il que la première vertu de sa philosophie est de nous parler de la façon dont on vit et dont on peut vivre malgré la souffrance. Or Nietzsche nous a montré comment vivre au-dessus de soi-même, d'un moi acculé, et dans ses textes nous a montré ses victoires qui pour nous sont éternelles, immuables, inscrites et les meilleurs exemples pour nous motiver à vivre et à faire quelque chose de notre vie avec ou au-delà de nos propres limitations.