Ce qui permet de distinguer la technique de la nature, c'est la présence en l'objet technique d'un faire et d'un sens humains préalables. L'objet technique est l'aboutissement d'une idée et d'un travail. La nature ne l'est pas. La nature est précisément ce qui n'est pas humain, ce qui nous est étranger, éventuellement hostile mais qui du moins n'offre pas par soi-même de fonction ni de signification. Toutes deux sont introduites par l'être humain faisant face à cette étrangeté. L'effacement de la nature et la pensée d'une nature artificielle sont les conséquences directes de la prégnance de la technique, de son élaboration en un véritable milieu de vie nous enveloppant de part en part et nous déterminant strictement. Presque plus rien dans nos environnements n'est étranger au sens où un paysan faisait l'expérience de l'étrangeté de la nature. Plus rien ne requiert que nous lui donnions un sens : le sens est déjà-là, en l'objet. Et le sens de l'objet technique, c'est la fonction. Ellul a cette phrase que je trouve magnifique, "on ne met pas un bouquet champêtre dans le réservoir d'une voiture", pour illustrer l'effacement de la pensée sauvage devant la fonction.
Mais le développement technique pose plus de problèmes que cela. Des problèmes d'ordre plus "pratique". Que sait-on des effets à long terme de la pilule contraceptive ? C'est Castoriadis je crois qui prend cet exemple. Aucune idée. Aucune idée des conséquences qu'elles auront sur les métabolismes lorsqu'elles auront été prises par des dizaines de générations. Mais la question ne se pose pas - ne peut pas se poser. Car d'un autre côté, comment faire face à la croissance démographique ? De tels exemples se multiplient à l'infini : le développement technique crée des problèmes et les seules réponses envisageables sont d'ordre technique elles aussi, et provoquent systématiquement de nouveaux problèmes, etc. C'est une des raisons à l'autoaccroissement chez Ellul : la technique s'alimente de ses échecs. Et en dernière instance le problème est d'ordre politique. Car la multiplication exponentielle des problèmes, et l'urgence, le "tu dois" qui va avec, vont à terme rendre désuète la politique. Dès lors que les domaines techniques deviennent corrélatifs, c'est-à-dire que nous faisons face à un système (le système des informations), toute perturbation survenant dans un domaine met en péril les autres et en dernière instance le système dans son ensemble. Peut-on se permettre de ne pas réparer une panne électrique ? Non. Une panne prolongée et étendue met en péril les domaines économiques, financiers, politiques ; tout. Or nous ne savons plus vivre sans cela. En même temps que les activités humaines traditionnelles sont remplacées par des opérations techniques, en même temps que les communautés et leurs pratiques sont éclatées, nous perdons en quelques générations le "savoir" qu'elles représentaient, nous devenons dépendant du bon déroulement des opérations techniques et si celles-ci font défaut, nous sommes perdus. Ellul dit ainsi qu'aller à l'encontre du système technicien pour nous équivaut pour les aborigènes à mettre le feu à leur forêt.
Ce constat est fatal. Il n'y a aucune échappatoire. Et au vue de la multiplication des problèmes, la seule voie envisageable pour assurer l'essor de la technique, c'est "la dictature mondiale la plus totalitaire qui soit" (Le système technicien).