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L'influence des langues dans la formation des concepts philosophiques.

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Je crois que c'est Platon qui disait qu'on ne peut dire le non-être. On comprend de manière usuelle les termes de chaos ou de néant, mais peut-on vraiment dire, présentifier, faire être, ce qui est l'envers même de ce qui est pour nous ? N'est-ce pas lui donner à être et nier ce que l'on veut montrer ou penser ? Ne fait-on pas toujours que pointer de l'inconnu ou de l'inconnaissable, de l'indéterminable comme tel, le hors-champ, hors-cadre, l'impensable qui n'est jamais totalement exprimable ? Le nom ne cache-t-il pas l'innommable, l'indéfinissable ?

Cela dit, le chaos peut aussi être une signification sociale instituée définissant la façon de penser le réel dans une société. Je ne sais pas ce qui dans la société permet à Castoriadis de penser le chaos, cependant (même si je sais quelle démonstration il en fait). Peut-être est-ce permis par la pensée grecque puis par la modernité (Strauss critique Machiavel pour avoir détruit l'idée de nature comme cosmos, ordre, phusis d'après laquelle élaborer le nomos, et avoir pensé la nature comme réserve de forces anonymes) et le capitalisme. Mais cela donne, d'une certaine façon, une positivité au chaos, l'insère dans l'ordre lui-même. Certes, l'ordre naît du chaos, mais comment rendre réellement compte de ce qui est antérieur au langage, à la logique, à l'ordonnancement ? Cela dit, Castoriadis ne fait pas du chaos quelque chose d'entièrement inorganisé, il est justement lié en permanence avec le réel, il en est le moteur, le devenir, il participe de la différenciation et de la création, il est plein d'un magma de significations. Mais il semble alors difficile d'en dire beaucoup plus sur la partie qui échappe à l'être, à la forme (eidos), puisque le chaos n'en est que le principe producteur, l'indéterminé qui permet l'apparition de l'altérité et à partir de quoi l'être advient sans être réductible à quelque chose dont il proviendrait.

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Silentio a écrit:
Lui-même demeure malgré tout obligé de faire avec le langage qui porte en lui une certaine logique de rationalisation. Il peut pourtant créer dans le langage, y insuffler un peu de vie, d'abord en sortant des concepts philosophiques abstraits puis en y faisant intervenir la poésie.

D'abord, poésie et logos ne me paraissent pas séparés. Il suffit de lire les présocratiques. C'est la grande critique de Nietzsche vis-à-vis de leurs successeurs qu'on peut retrouver dans Aurore. Ensuite, plus on entre dans la poésie, plus on devient abstrait. La science, la philosophie, sont moins abstraites dans leur volonté de clarté, que ne l'est la poésie, et que dire de la musique, qui selon Beethoven, valait toute philosophie ? L'abstraction nous mène au chaos dionysiaque, ainsi Nietzsche chante-t-il des Dithyrambes à Dionysos, qui sont comme des plongées soudaines dans les abysses de la pensée et, peut-être, de la folie.

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Le philosophe ou même l'artiste sont des législateurs, mais ne sont-ce pas leurs propres lois qu'ils appliquent aux choses ? Je ne suis pas certain que même un présocratique ait réussi à dire les choses telles quelles sont, au contraire il fallait en rendre compte en passant par le mythe ou la métaphore (par exemple les éléments). Il faut donc créer une sorte de miroir dans lesquelles les choses peuvent se refléter et en même temps sont toujours déformées. C'est bien le problème du langage d'être une médiation, même si c'est cet aspect qui permet justement à l'homme d'établir une relation avec les choses, de les rencontrer, de se les représenter et de les dire. Mais que dit-on quand on veut dire une chose qui est hors du langage ? Ne l'enserre-t-on pas dans un filet de valeurs qui parce qu'elles donnent forme aux choses occultent par là même le chaos du réel ? La chose existe-t-elle d'ailleurs hors du langage ou notre réalité n'est-elle pas composée de choses qui font sens pour nous (qui sont instituées, repérables, pensables, visibles, dicibles) ?

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Dans un monde entièrement phénoménal, les choses ne peuvent pas être autrement qu'elles nous apparaissent. Or, c'est ce que pensait Nietzsche du monde. Donc, le langage n'est pas une métaphore, il est le monde ! C'est pour cette raison que le "législateur" a tant d'importance. Autrement, changer une valeur ne modifierait pas d'un iota le monde réel, surtout dans une perspective immoraliste. Le philologue Nietzsche se rend compte que la maya ne cache rien, mais que chaque mot renvoie à la quantité de forces de celui qui l'emploie, et que selon les époques ou les lieux, il a été utilisé avec des sens totalement différents. Ainsi ce qui était "bien" pour un noble grec n'avait rien à voir avec le "bien" des juifs de Palestine. Évidemment, le but du législateur philologue sera de retrouver ces forces à l'œuvre derrière les mots pour sélectionner les plus vigoureuses, autrement dit les individus les plus favorables à la vie.

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Les choses étaient plus claires dans les cités grecques où l'art oratoire par excellence était la rhétorique et visait à convaincre. Le langage était clairement la traduction d'instincts, d'intérêts, le lieu de joutes, de rapports de force entre ceux qui pouvaient et voulaient commander et les gouvernés. Aujourd'hui, après la profonde pénétration de la croyance en la vérité dans nos esprits, nous acceptons difficilement l'idée que nous puissions mentir ou ne pas être sincères et masquer nos intentions prédatrices. Mais ce voile que nous mettons sur les choses exprime très bien la forme de vie que nous sommes devenus.

Reste que je ne comprends pas le passage que vous effectuez entre le monde et le langage. Si le monde est affaire d'interprétation, il est toujours morcelé et réunion des contraires, ce pourquoi le langage ne peut en traduire qu'une partie sans pour autant tout dire. Il ne peut que s'arrêter à l'idée que tout est interprétation et cela même se confirme par le fait que cette affirmation est elle-même une interprétation. Voulez-vous dire que parce que le monde est phénoménal et la langue est un phénomène alors parler c'est agir dans le monde, le constituer ? Je pense effectivement que parler et interpréter permettent de modifier notre monde, mais ce ne sera qu'interpréter notre part du monde et changer les limites du monde constituées par notre langage. Mais encore une fois, le monde n'est pas accessible dans sa totalité. Il n'est que le monde des relations humaines. C'est une sphère de visibilité qui pose ses propres limites et est vécue de l'intérieur. Il ne peut pas y avoir d'au-delà, un monde vrai, un monde en soi, une nature, etc. Il n'y a que ce qu'on peut poser comme inconnu et inconnaissable au-delà de notre vue, à supposer que l'on ne soit pas un solipsiste.

Cela dit, Nietzsche parle du langage comme métaphore de métaphore (cf. VM ou Le livre du philosophe ou La philosophie à l'époque tragique des Grecs, si je ne me trompe pas). D'autre part n'y a-t-il pas une contradiction entre le fait de dire que les choses ne nous apparaissent que telles qu'elles sont et poser que le langage qui serait le monde changerait ce monde, que le monde est donc changeant et ce d'autant plus que nous passons notre temps à le dire, le représenter, à établir des médiations pour nous y rapporter (sans cela le monde n'aurait pas de sens, on ne pourrait s'y rapporter, y distinguer des choses, etc. ; de la même manière que dans le cas de l'idéologie nous ne pouvons faire autrement pour vivre, le réel dans son absoluité étant intenable, invivable, surtout s'il est chaotique, c'est-à-dire indéterminé et a-sensé, privé de repères) ? Cela signifierait, me semble-t-il, que ce qui apparaît dépend du langage qui peut le dire et le changer, de sorte que le monde serait le langage, ou sous son emprise, et non pas une réalité en soi qui attendrait patiemment et de manière inerte qu'on la découvre. Peut-être faut-il en conclure, effectivement, que le langage n'est alors pas une interprétation puisqu'il n'est interprétation de rien (de la même manière que le phénomène n'est, chez Nietzsche, apparition de rien, il n'est rien d'autre que lui-même, et la réalité est pulsionnelle, elle traduit aussi la forme de vie pour laquelle un monde existe), mais force qui fait être des formes dans le chaos malléable.

Percevons-nous vraiment les choses elles-mêmes ou ne délimitons-nous pas notre monde par le langage, effectuant un "partage du sensible" (Rancière), procédant à une di-vision selon ce qui fait sens, est dicible et visible ? Pourquoi le Grec et le chrétien vivent-ils différemment leur monde s'il suffit de "retourner aux choses mêmes" (Husserl) ? Le social n'a-t-il pas justement un impact sur nos conduites, représentations, etc. ? Au fond, si le langage traduit le monde tel qu'il est, il est la traduction du monde tel qu'il est pour nous, un monde qui ne peut être sans faire sens. Le langage est le lieu de configuration du monde social et son reflet. C'est pourquoi le monde est illusoire et plastique (le langage et la société sont à la fois stabilisateurs et créateurs de formes). S'il y a un dehors c'est celui de forces invisibles à l'œuvre dans la structuration des formes du social. Le langage est le lieu du sens et définit le réel tout en occultant nécessairement la singularité de l'Être comme Chaos. Le langage se heurte à l'impossibilité de dire son envers. Sinon il s'agit de faire une expérience-limite de la pensée, une expérience du Dehors et de son air raréfié, ce qui comme vous l'avez dit ouvre au risque de la folie (chez Hölderlin, Nietzsche, Artaud, par exemple), et d'inventer un nouveau langage au sein duquel l'expérience et la vie puissent pénétrer (un langage en prise avec le devenir, est-ce possible ? Certes, la poésie y tend, création à l'image de l'être lui-même, mais elle demeure un langage avec ses codes, non ?). Je me demande même si la poésie parle de quelque chose situé dans le monde ou s'il s'agit de traduire une expérience du monde (en jouant aux limites du langage et du sens), tandis que le concept plus abstrait serait pourtant plus susceptible de "figer" ou "fixer" un objet (je pense au concept deleuzien recoupant en un point le plan d'immanence, le chaos, pour lui donner une consistance, un point d'ancrage dans le réel qui permette d'en exprimer la nature).


Par ailleurs, si je suis d'accord avec Nietzsche et Castoriadis, je pense qu'on ne peut plus parler de nature, même si c'est dans le sens nouveau du chaos. Autant parler de chaos directement et ne pas se leurrer sur cette nature qui n'est qu'un concept sur lequel exercer une maîtrise, maîtriser et objectiver, ramener à l'unité quelque chose qui ne peut être que laissé en réalité à son indétermination, au fait que c'est insaisissable :
Castoriadis, IIS, p. 75 a écrit:
[...] ce qui se passe dans la connaissance de la nature : lorsqu'on a effectué la réduction de tout ce qui peut apparaître comme rationnel dans le monde physique à l'activité rationalisante du sujet connaissant, il reste encore le fait que ce monde a-rationnel doit être tel que cette activité puisse avoir prise sur lui, ce qui exclut qu'il puisse être chaotique.
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