Euterpe a écrit: Il faut certes le langage pour désigner l'instinct et la volonté. Mais à quoi ces deux termes réfèrent-ils ? A des phénomènes qui sont infra-linguistiques. N'oubliez pas que Nietzsche se méfie de toute logique (donc aussi du logos) comme de la peste.
Bien sûr, je ne faisais que relever une difficulté dont Nietzsche est lui-même conscient, prisonnier qu'il est, en partie, du langage qu'il entend critiquer. Critique qui apparaît chez lui très tôt, dès
Vérité et mensonge au sens extra-moral. Lui-même demeure malgré tout obligé de faire avec le langage qui porte en lui une certaine logique de rationalisation. Il peut pourtant créer dans le langage, y insuffler un peu de vie, d'abord en sortant des concepts philosophiques abstraits puis en y faisant intervenir la poésie. Il faut assumer la création inhérente au langage et sa part "fictive". Pour autant, parler de "nature" ou de "volonté", c'est toujours interpréter le monde au travers de catégories et d'un savoir historiquement situés, non pas donner à voir le texte lui-même (Nietzsche peut "montrer" cette dimension ou ce problème en parlant de volonté de puissance, toujours est-il que ça nous met en même temps dans l'impossibilité d'aller plus loin : il n'y a pas de chose en soi, il n'y a pas de vérité de l'être et pas de façon directe de s'y rapporter).
Euterpe a écrit: Nietzsche est philologue. Ici, puisque vous lisez Castoriadis en ce moment, vous pouvez vous aider en vous référant à la phusis (par opposition au nomos) dans ses séminaires : elle désigne, dans la nature, ce qui la caractérise d'abord et avant tout, le chaos, l'absence d'ordre, ce qui n'est pas fait pour l'homme, ce dont l'homme ne peut rien faire, qui n'a pas de sens. C'est, en somme, ce qui précède la pensée (et le langage) ; l'objet d'une pensée poétique, transgressive, plutôt que celui d'une pensée conceptuelle (faite pour le nomos, et elle-même nomos).
C'est tout à fait l'objet de mon propos. Mais en même temps, se référer à ce Sans-fond, ce chaos, en employant un certain vocabulaire c'est vouloir définir l'indéterminé et se heurter à la limite du langage qui ne peut définir que ce que la société permet ou peut permettre sans qu'il y ait quelque chose en-dehors d'elle (s'il y a un dehors, et/ou s'il est dorénavant visible, c'est peut-être au sein même de la société qui a institué ces significations, ces manières de penser, de voir, de se rapporter à un réel posé par elle ; ce qui est alors intéressant c'est la façon dont Nietzsche, en philosophe, veut penser hors de son époque, contre elle, en inactuel - mais le peut-il ? Jusqu'où peut-il aller dans la création d'écarts ? Eux-mêmes sont-ils de l'ordre de l'ouverture du réel à la contingence - pure novation, donc - ou sont-ils seulement permis par l'époque elle-même, en tant que l'on se positionne contre ou en rapport à un modèle préexistant ?). Et la réalité n'est comme telle rendue possible que par la société. L'attitude de Nietzsche est donc paradoxale, elle consiste à vouloir dire la nature comme cet en-deçà de l'homme qui serait sa "vérité" ou son être (absent), c'est-à-dire à sortir de la société (signifiante), alors que dans le même temps il ne fait soit que participer de la vérité de son époque par l'utilisation de certains termes renvoyant à une réalité qui n'existe que dans cette société-là, soit qu'accroître ou nourrir la société en recourant au langage pour objectiver (ou rendre intelligible) malgré tout ce qui est censé être extérieur à la signification, il n'y a donc pas de "nature" sinon comme création de sens et création sociale qui ne peut donc être en-dehors du dit. Je ne critique pas Nietzsche, il me semble simplement que sa tentative se heurte à des obstacles infranchissables. Par ailleurs, il y a aussi cette idée chez Castoriadis que chaque société va ajouter sa propre signification à une strate primordiale elle-même prise dans le langage, de sorte que chaque époque va vouloir dire ce qu'est la nature. Par exemple, on va dire qu'au-delà des besoins biologiques l'homme est motivé économiquement. La condition purement biologique elle-même n'explique rien : soit elle prend tout sens par rapport aux autres significations et fait sens pour une société en particulier, soit l'instinct de conservation, par exemple, n'explique pas la "nature" de l'homme étant donné qu'une fois reconnue la différenciation des sociétés et des individus on n'explique pas avec cet instinct ce changement propre à l'homme. Employer le mot de "volonté", par exemple, pour ramener tout phénomène à une cause unique semble encore relever d'une façon de penser rationnelle et scientifique. Castoriadis, au contraire, tente de montrer une indétermination fondamentale, mais le mot lui-même dit quelque chose de multiple, mouvant, et purement créateur sous un terme qui le ramène à une certaine unité pour le rendre intelligible. Bref, pour autant que ce chaos me semble être la plus grande vérité qu'on puisse énoncer, il y a une difficulté à le soumettre à un concept qui paradoxalement nous le fait apparaître et le trahit à la fois en le mettant en forme. Castoriadis, bien plus que Nietzsche, nous confronte au problème du langage et nous met en garde : nous pensons autrement des choses que nous ne pouvons pourtant dire que dans un langage qui porte avec lui des conditions d'énonciation et un héritage. Au-delà de cet aspect, je trouve que le projet de Nietzsche est tout à fait justifié, mais dans son traitement il expose selon moi un problème crucial du rapport de la pensée, du langage et du réel entre eux. Cela dit, là où le concept de nature me semble vague, celui de chaos l'est beaucoup moins, ou plutôt il est pertinent par le propre flou qu'il indique, qu'il contient en lui-même, terme qui souligne l'incompréhensible et l'indéterminable que nous ne savons pas saisir. Le terme est lui-même en accord avec ce qu'il désigne, le chaos étant cette notion obscure qui signifie l'obscurité elle-même. Le terme de "nature" est trompeur, il désigne quelque chose qui se présente comme unique, définissable, etc., alors que la nature n'est rien (chaos, confusion, indistinction, etc.).
Euterpe a écrit: Le poète fait parler l'être ; il ne parle pas à sa place.
Exact, mais il ne dit pas l'être, il le recrée, le met en forme, l'exprime et ne l'exprime pas à la fois, il dit les choses mais les choses n'ont rien à dire d'elles-mêmes. Cependant, j'ai plutôt l'impression qu'on peut dire qu'il parle à la place de l'être. Certes, l'être est à venir, création, et ce au travers du poète qui utilise son imagination pour créer de nouveaux contenus de réalité ou des nouvelles réalités faisant l'être, mais il n'est pas le dépositaire ou le réceptacle, l'oracle par la bouche duquel l'être parle. Il parle justement à la place de l'être parce que l'être nous somme de le dire (nous sommes dans la nécessité de définir les choses), et ainsi il est ou devient pour nous, mais il n'est pas autrement que la manière dont nous l'exprimons, dont il s'exprime par nous aussi.