En effet, il y a eu réécriture de certains aphorismes, mais il me semblait que cela ne concernait que les versions antérieures de l'ouvrage. Ces emprunts figurent-ils dans l'édition Gallimard Tel que j'ai lue et à laquelle je me référais sans la citer (je crois, et c'est à vérifier, qu'il y a eu un travail important sur celle-ci et qu'y figurent un nombre plus important d'aphorismes) ? Si oui, j'ai dit une bêtise. Il faudrait alors dire que dans la majorité des cas ces aphorismes proviennent bien du corpus nietzschéen et n'ont, en outre et pour la plupart, subi aucune modification. Les exceptions devraient être signalées.
Pour le reste, c'est inquiétant, mais toutefois est-ce si grave ? Il y a parfois une grande proximité entre Nietzsche et d'autres auteurs, et il ne s'est jamais privé pour les citer, les reprendre, les détourner, etc. Il ne faudrait pas, évidemment, lui faire dire ce qu'il n'a pas dit. Mais sur le fond, je ne suis pas certain que retirer ou conserver les aphorismes suspects ou frauduleux soit si nuisible. Il ne semble pas, par exemple, que la citation de Tolstoï soit éloignée à ce point de Nietzsche qu'elle jette le discrédit sur l'ensemble des aphorismes. Maintenant, cela n'a rien à faire là et il faut le savoir.
Pour revenir sur cette citation et être un poil tatillon, je me demande tout de même si Nietzsche aurait dit que Jésus a enseigné à ses disciples à se défier de l'Église. Car s'il oppose bien l'enseignement de Jésus (la "bonne nouvelle") à celle-ci, il accuse notamment Paul (et Pierre, j'imagine, puisqu'il a fondé cette Église) d'avoir trahi Jésus. Pour Nietzsche, et c'est là aussi bien une vérité pour lui qu'un trait d'ironie, "il n'y a jamais eu qu'un seul chrétien et il est mort sur la Croix". Peut-être même Jésus a-t-il été sacrifié au christianisme...
Quant à utiliser Tolstoï, cela accrédite plutôt la thèse de Domenico Losurdo, me semble-t-il. Il s'agit plutôt d'adoucir Nietzsche (peut-être de le christianiser, suivant en cela les humeurs de cette sœur qui n'a jamais pris son frère au sérieux) pour favoriser sa réception auprès de la bonne société bourgeoise de la fin du siècle et du début du XXe, plutôt que de favoriser le terrain aux nationaux-socialistes des années 1930.
Notons que l'opération frauduleuse a consisté à faire passer des citations pour des pensées de Nietzsche, mais ces citations sont bien de son fait et figurent, me semble-t-il, dans son œuvre. Elles n'ont donc pas non plus atterri là par hasard. Reste à savoir pourquoi la sœur a préféré prêter directement tel propos à son frère plutôt que de laisser figurer la citation comme telle.
De toute façon, même si je n'ai pas grand-chose contre l'ouvrage (je crois qu'on peut le lire pour bien cerner la pensée de Nietzsche, même si cela n'a pas empêché les interprétations contradictoires d'Heidegger et de Deleuze, ce qui ressort plutôt aux différences propres à ces auteurs plutôt qu'au texte ; c'est son usage scientifique qui fait problème), il me semble que son défaut réside dans sa volonté de systématisation (ce que Nietzsche a toujours dénoncé, bien qu'il ait visé lui aussi un système) : car il ne peut y avoir qu'un système apparent lorsqu'il est basé sur l'accumulation de notes, elles-même ayant des dates. Or la pensée de Nietzsche évolue et on ne peut le comprendre sans rapporter son œuvre à un moment de sa vie. L'avantage de VP, c'est de donner une vue d'ensemble, comme sur les hauteurs, les cimes dont parlait Nietzsche, mais si l'on veut comprendre sa pensée, il faut aller dans le détail. Et là, effectivement, ça ne peut pas aller. C'est d'autant plus idiot de falsifier ainsi son œuvre qu'il a été philologue...