Attention avec la volonté comme "
puissance aveugle" chez Schopenhauer, ou encore avec l'absence de finalité. La tentation est grande de plaquer sur son œuvre une lecture spinoziste.
Certes, la volonté est sans conscience, dit-il, dès la première phrase du chap. XIX du Suppl. au Livre deuxième du MVR. Il dit pourtant le contraire quelques paragraphes plus loin.
Que la volonté ne soit pas l'intellect ne signifie pas qu'elle ne serait pas une substance pensante (j'utilise ce terme dans le sens que lui donne Descartes dans le § 9 de la 1ère partie des
Principes**, pour bien faire la distinction avec ce que Schopenhauer appelle
intellect ici). Que faut-il entendre par volonté sans conscience ? Qu'elle ne se dédouble pas, qu'il n'y a pas dans la volonté quelque chose comme une
connaissance, qui implique "un élément connaissant et un élément connu", un sujet et un objet, par conséquent une
représentation.
La volonté ne se représente rien. Elle n'est que du connu, pas du connaissant. La volonté, c'est ce qu'il reste une fois qu'on a enlevé la connaissance (l'intellect). La volonté n'est pas un intellect, donc. Soit. Cependant :
Schopenhauer a écrit: Sont, en effet, des impulsions et des modifications de la volonté, non seulement la volition et la résolution, au sens étroit du terme, mais encore toute aspiration, tout désir, toute répulsion, toute espérance, toute crainte, tout amour, toute haine, bref tout ce qui constitue immédiatement le bonheur ou la souffrance, le plaisir ou la douleur ; tous ces états d'âme sont précisément l'acte de volonté, en tant qu'il agit au dehors. Or, dans toute connaissance, c'est la partie connue et non la partie connaissante qui est l'élément premier et essentiel.
[Remarque qu'on ne peut que rapprocher de la définition cartésienne infra]
Schopenhauer a écrit: C'est donc la connaissance qui différencie les consciences. Au contraire le désir, les aspirations, la volonté, la répugnance, l'aversion, le non-vouloir sont propres à toute conscience : l'homme les a en commun avec les polypes. Ce sont donc ces états qui constituent l'essence et la base de toute conscience. Sans doute ils se manifestent différemment dans les diverses espèces animales ; mais cette différence tient au plus ou moins d'étendue de leur sphère de connaissance : car c'est dans la connaissance que se trouvent les motifs qui provoquent ces états. Tous les actes et tous les gestes qui, chez les animaux, expriment des mouvements de la volonté, nous les comprenons immédiatement, par analogie avec notre propre être. Aussi avons-nous pour eux une sympathie aussi profonde que variée dans ses formes. L'abîme au contraire qui nous sépare d'eux, c'est uniquement la différence d'intellect qui le creuse. [...]. De cette considération il résulte clairement que la volonté est dans tous les êtres animaux l'élément primaire et substantiel.
Schopenhauer parle même, quelques lignes plus loin, des "fins directrices de la volonté d'une espèce animale, qui arment cette espèce de sabots, de griffes, de mains, d'ailes, de cornes ou de dents, la dotent aussi d'un cerveau plus ou moins développé, dont la fonction est l'intelligence nécessaire à la conservation de l'espèce". On appelle ça
une intelligence téléologique, une remarque de la plus pure orthodoxie aristotélicienne, puisqu'elle tient pour réelles les causes finales - lesquelles, par définition, sont une intention à l'œuvre.
Schopenhauer se débat même avec de telles difficultés qu'à le lire, on se demande si l'être ne serait pas plutôt, pour lui, une
conscience, qu'il subdivise en deux parties : la
représentative et la
voulante.
Nous voyons donc que l'instrument de l'intelligence, c'est-à-dire le système cérébral et les organes des sens, suit pas à pas dans son développement l'extension des besoins et la complication de l'organisme ; l'augmentation de la partie représentative (par opposition à la partie voulante) de la conscience, reçoit son expression physique dans la prédominance du cerveau sur le reste du système nerveux d'abord, et ensuite dans la prédominance du cerveau proprement dit sur le cervelet [...].
L'influence de la biologie d'alors est flagrante ici, comme le finalisme. Autre exemple de confusion possible entre conscience et volonté :
Nous ne connaissons guère la conscience que comme une qualité des êtres animés ; donc nous pouvons, nous devons même la concevoir comme conscience animale, et trouver une tautologie dans cette dernière expression même. - Or, ce qui se rencontre toujours dans chaque conscience animale, même la plus imparfaite et la plus faible, ce qui en constitue la base, c'est le sentiment immédiat d'une appétition tour à tour satisfaite et contrariée à des degrés divers. Nous savons cela en quelque sorte a priori. Car si étonnamment différentes que soient les innombrables espèces animales, si étrange que nous en apparaisse au premier abord une espèce inconnue jusqu'alors, toutefois nous considérons d'ores et déjà comme nous étant connue et familière l'essence intime de leur nature. Nous savons en effet que l'animal veut, nous savons même ce qu'il veut, l'être et le bien-être, la vie et la persistance dans l'espèce [...].
Il y a bien une intelligence à l'œuvre pour Schopenhauer.La partie connaissante de la connaissance, c'est la pensée qui
se pense, et c'est la pensée en tant qu'elle produit des idées (ou des objets intellectuels). C'est savoir et savoir qu'on sait.
La partie connue, c'est la pensée en tant qu'elle ne se pense pas elle-même (d'où la tentation d'assimiler purement et simplement volonté schopenhauerienne et "puissance aveugle"). Ainsi, elle n'est pas capable de dédoublement. C'est savoir et ne pas savoir qu'on sait (ce qui n'implique pas une absence de conscience).
Or, la volonté est l'élément premier de la connaissance, tandis que l'intellect est l'élément secondaire. Nous avons la conscience. La conscience, c'est de la volonté et de l'intellect. La part de l'une et de l'autre varie avec la part de connaissance connue ou connaissante que possède la conscience.Par conséquent, mieux vaut dire que, chez Schopenhauer, la volonté n'a pas de but, d'objectif, d'idéal au sens où l'on parle communément d'une idée
projetée (faire un projet). Quant à l'absence supposée de finalité chez lui, l'extrait cité montre qu'on ne peut l'affirmer.
Reste une difficulté qui mérite qu'on la mentionne : "c'est dans la connaissance que se trouvent les
motifs qui provoquent ces états", dit Schopenhauer. Or, d'aucuns auraient tôt fait d'assimiler sans prudence motifs et
mobiles, qui ne sont pas exactement la même chose. Par définition, est considéré comme
mobile ce qui est susceptible d'être mis en mouvement (d'être mu, de se mouvoir - même famille qu'émouvoir/émotion), et qui renvoie à des déterminations d'ordre psychologique et affectif (on recherche le mobile d'une action, crime, etc.), mais d'une manière plus générale, d'origine obscure, voire inaccessible à la conscience. Par définition, est considéré comme
motif (même famille que mobile : cf. le mouvement) ce qui explique, justifie un jugement, une décision, une action, etc. Toutefois, on imagine mal une méduse capable de rendre compte de ce qu'elle fait, puisque un motif suppose qu'on puisse
rendre compte de,
répondre de. Toute la difficulté est de comprendre la nature du lien de cause à effet qu'établit Schopenhauer entre les états de la conscience (désir, etc.) et "tous les actes et tous les gestes" dont il parle. Si nous agissons en fonction de mobiles, nous ne savons pas ce que nous faisons quand nous le faisons. Ce n'est pas qu'une question de déterminisme, mais aussi une question de savoir ce qu'on fait de la
raison.
**Descartes, Les Principes de la Philosophie, I, 9 a écrit: § 9. Ce que c’est que penser.
Par le mot de penser, j’entends tout ce qui se fait en nous de telle sorte que nous l’apercevons immédiatement par nous-mêmes ; c’est pourquoi non seulement entendre, vouloir, imaginer, mais aussi sentir, est la même chose ici que penser. Car si je dis que je vois ou que je marche, et que j’infère de là que je suis ; si j’entends parler de l’action qui se fait avec mes yeux ou avec mes jambes, cette conclusion n’est pas tellement infaillible, que je n’aie quelque sujet d’en douter, à cause qu’il se peut faire que je pense voir ou marcher, encore que je n’ouvre point les yeux et que je ne bouge de ma place ; car cela m’arrive quelquefois en dormant, et le même pourrait peut-être arriver si je n’avais point de corps ; au lieu que si j’entends parler seulement de l’action de ma pensée ou du sentiment, c’est-à-dire de la connaissance qui est en moi, qui fait qu’il me semble que je vois ou que je marche, cette même conclusion est si absolument vraie que je n’en puis douter, à cause qu’elle se rapporte à l’âme, qui seule a la faculté de sentir ou bien de penser en quelque autre façon que ce soit.
Dernière édition par Euterpe le Mar 8 Aoû 2017 - 9:34, édité 2 fois