Intemporelle a écrit: Ce qui m'a beaucoup étonnée, pour ma part, dans la manière dont Heidegger envisage Nietzsche, c'est qu'il fait de sa philosophie une métaphysique de la subjectivité, alors même que Nietzsche récuse l'assignation à une subjectivité, caractéristique d'une morale de la culpabilité. C'était pertinent dans le cadre restreint dans lequel Heidegger traitait Nietzsche dans le texte en question ("Le mot de Nietzsche, Dieu est mort"), mais beaucoup moins dès lors qu'on prend en compte toute la philosophie de Nietzsche.
Vous soulevez un point très intéressant, je tiens à le souligner. Néanmoins, j'ai bien peur que ce soit justement tout le problème de la position de Nietzsche elle-même, parce que comme chez Calliclès la position sophistique mène à mettre en avant le maître lui-même, étant donné sa position de domination et en vertu de la loi du plus fort qu'il défend. D'une certaine manière, il faut que les autres acceptent la vérité du maître : qu'il n'y a pas de vérité, justement pour mieux adhérer au discours du maître lui-même. Dire également qu'il n'y a pas de sujet, c'est encore réduire la résistance des auditeurs, et permettre la domination du maître qui ne se passerait pas, pour tout l'or du monde, de son ego - quelle que soit la profondeur de sa vue sur ce qu'il y a d'inhumain dans l'homme. De plus, en défendant cette philosophie on se met d'emblée soi-même du côté des forts, et puisque seule la force compte alors on a forcément raison. Tout du moins, ce sera toujours l'individu qui rassemblera le plus de force qui sera légitime à dominer. Enfin, si la volonté de puissance est l'être de l'étant, il s'agit surtout d'établir une hiérarchie entre les étants, ou existants, ou encore modes de l'être qui informent cette volonté. Par conséquent, le philosophe aristocratique, qui veut dominer, pense la hiérarchie des existants sur la base de la volonté de puissance qui possède en elle-même son propre principe, celui du mouvement vers l'accumulation de plus de force. D'où le fait que l'aristocrate a besoin de fonder la force, et que la force dont il se réclame doit le positionner comme plus digne d'exercer l'autorité. Bref, on déconstruit le sujet, son discours, ses prétentions, pour mettre au jour la volonté de puissance impersonnelle en chacun, puis on distingue les modes de vie selon l'intensité qu'y prend la volonté, afin par la suite de déclarer qui est le grand vainqueur, celui qui en vertu de sa force peut légitimement dominer. Or celui-là est habilement le sophiste qui prétend valoir plus qu'autrui. Contrairement à la philosophie platonicienne qui défend des principes, la sophistique met les subjectivités en rivalité entre elles et c'est le penseur qui importe, non l'être lui-même ou les idées. Nietzsche ne me semble soucieux, au fond, que d'élever ces rares personnalités qui pourraient légiférer sur le monde, substituer à la loi de ce dernier leur propre loi. Il s'agit donc de soumettre les choses à une nouvelle domination, celle exercée par certains individus réduisant le cours du monde aux exigences de leur propre moi dominateur. Et il s'agit de créer un nouvel ordre, qui se donne pour ordre naturel ou légitime, et qui légitime à son tour la force et la position de domination du législateur. Bref, il y a instrumentalisation de la volonté de puissance au profit de celui qui se veut le plus fort, et celui-là crée les conditions d'auto-légitimation de cette domination à laquelle il prétend (il n'y a pas de dieu, mais obéissez à ma parole puisque j'incarne au plus haut l'être lui-même).