Vous ouvrez un sujet infini. Heidegger disait à Beaufret qu'il ne fallait pas perdre de temps avec ce qu'on appelait alors "l'affaire Heidegger", pour la bonne raison que ça ne finirait jamais, qu'il y aurait toujours du monde pour rallumer la flamme et que le débat ne serait jamais terminé. Étrange, donc, de lancer la discussion sur la question de Heidegger et du nazisme en commençant par dire que c'est, en quelque sorte, vain. J'essaierai cependant de répondre, seulement pour dissiper quelques doutes, ou bien éclaircir quelques points, mais sans m'aventurer dans une réponse complète et qui aurait pour but de mettre un terme à la polémique.
Commençons donc par la question de savoir si, oui ou non Heidegger, était un nazi. Sur quoi repose la question ? Sur l'inscription de Heidegger au parti nazi en 1933. Il s'agit donc d'interroger le contenu de cette inscription, car être nazi, ce n'est pas seulement s'inscrire au parti nazi. De nos jours, il en faut tellement peu pour être traité de nazi qu'on a oublié ce qu'était exactement le nazisme, et il suffit d'être un méchant bonhomme pour être la réincarnation de Hitler. Posons donc la question : qu'est-ce que le nazisme ? Je le définirais comme une manière perverse d'être une communauté, manière inversant le sens de la dignité humaine en ne l'entendant plus que comme race (au sens génétique du mot), et penser qu'il faut éliminer les élément hétérogènes pour obtenir une race pure, appelée race "aryenne". Si l'on veut affirmer que Heidegger était nazi, il faudra donc dans ses textes trouver un élément qui permette de l'affirmer. Or, je n'ai jamais vu aucun texte de ce genre, et tous ceux qui ont pris des textes de Heidegger pour prouver que ce dernier était nazi ont jusqu'ici fait preuve de malhonnêteté intellectuelle, au sens où jamais encore je n'ai vu quelqu'un montrer le nazisme de Heidegger en se mettant au contact de sa pensée (i. e. vraiment comprendre ce qu'il dit). Dans les accusations qu'on voit, on ne voit rien d'autre qu'une conviction du nazisme de Heidegger que n'importe quel texte un peu équivoque vient officialiser. Je serais tout à fait prêt à écouter quelqu'un affirmant que Heidegger était nazi, à condition d'y voir une réelle compréhension de ses écrits, pas juste une virulence anti-Heidegger.
Ce qu'il faut questionner aussi, pour voir clair sur cette question du nazisme de Heidegger, c'est son implication dans le régime nazi. A-t-il participé au régime nazi ? Si oui, dans quelle mesure ? Quand on regarde un peu ce qu'il s'est passé, on se rend vite compte que Heidegger, à part s'être inscrit au parti, n'a pas fait grand chose. Pas de discours élogieux pour Hitler (nous avons dans sa correspondance il est vrai des lettres où il annonce à ses amis son intention de voter pour lui et que Hitler pourrait probablement être celui qui pourra sauver l'Allemagne alors plongée dans une crise monstrueuse, mais rien d'autre après 34) ni de propagande nazie de sa part, que ce soit durant son rectorat (33-34) ou après. Si on regarde de plus près, on se rend même compte qu'en fait Heidegger a, de manière assez rapide, commencé à contester le régime nazi, et s'est montré très réticent vis-à-vis de ce dernier. Nous savons par exemple que Heidegger, alors recteur, a interdit de placarder des affiches anti-juives, et aussi qu'il s'est toujours refusé à la complaisance envers le régime. Voici par exemple le témoignage de Walter Biemel, qui suivait les cours à l’université où Heidegger enseignait :
Biemel a écrit: Il n’y a pas un cours, un séminaire où j’ai entendu une critique aussi claire du Nazisme qu’auprès de Heidegger. Il était d’ailleurs le seul professeur qui ne commençait pas son cours par le « Heil Hitler » réglementaire. A plus forte raison, dans les conversations privées, il faisait une si dure critique des nazis que je me rendais compte à quel point il était lucide sur son erreur de 1933
Et pour ceux qui douteraient de l’importance de ce geste (ou plutôt non-geste), voici le témoignage d’un autre élève, publié dans le journal
Die Zeit :
Il se peut que le fait paraisse aux générations futures n’être qu’un petit détail sans importance : Heidegger arrivant à sa chaire ne se livrait pas au petit rituel que tous les autres collègues, sans exception, observaient scrupuleusement durant toutes ces années sombres. Ce salut, je n’ai pas vu Heidegger le faire une fois. Et je vous prie de croire que chacun de nous en prenait acte.
Je vois d'ici l'argument comme quoi Heidegger aurait souhaité se cacher de son nazisme en fait bien réel au fond de lui. Mais soyons sérieux deux minutes : avant 1945, aucun nazi ne se cache d'être nazi. Dans les années 30 en Allemagne, être complaisant vis-à-vis du régime en place est tout aussi banal que d'être communiste en URSS. Ce qui m'amène personnellement à penser que non, définitivement, Heidegger n'était pas nazi, ni idéologiquement, ni politiquement, ni rien du tout. D'ailleurs, il est tout de même significatif de noter qu'il a été suspecté par le régime, précisément car, bien qu'étant inscrit au parti, Heidegger ne manifestait jamais son engagement. Et c'est ainsi qu'en février 34 (même pas un an après son adhésion au parti), une enquête sur Heidegger est menée par le psychologue Jaensh, ouvertement nazi depuis 1931, et qui se termine par un rapport, dont voici un extrait :
Rapport du 16 février 1934 a écrit: Laisser Heidegger exercer une influence décisive sur la formation et sur la sélection de nouvelles générations universitaires revient à mettre en place dans les universités et dans la vie intellectuelle une sélection favorisant les descendants de juifs qui traînent encore parmi nous.
Mais pourquoi donc Heidegger s'est-il inscrit au parti nazi si finalement, dans les faits, il ne l'a jamais été ? Dire qu'il s'est compromis avec le nazisme, qu'il s'est trompé, etc., c'est une banalité. Pour comprendre ce geste, commençons par ce qu'en dit Jünger :
Jünger a écrit: Hitler me paraissait exécrable et dangereux. La brutalité, la grossièreté de ses partisans, que je voyais dans les meetings à Berlin, leur haine pathologique des Juifs, m'avaient écœuré. Cela, Heidegger, cloîtré dans sa province, ne le voyait pas, mais moi j’étais sur le terrain.
Pour Jünger donc, l'erreur de Heidegger était plutôt un manque de jugement. Qu'en dit Heidegger ? Après avoir affirmé que son inscription au parti était, je cite, "la plus grande stupidité de ma vie", il s'explique sur son attitude en 1933 :
Heidegger a écrit: En 1933, je croyais que Hitler allait, maintenant qu’il avait la responsabilité du peuple tout entier, être capable de s’élever au-dessus du parti et de sa doctrine et que, sur la base d’un renouvellement et d’un rassemblement, tout se retrouverait pour répondre de l’Occident. Cette croyance était une erreur.
Cela peut paraître un peu gros, un peu abstrait, comme si Heidegger justifiait son inscription non pas par rapport à Hitler ou aux nazis, mais vis-à-vis de sa pensée, de la métaphysique occidentale en crise. Il est difficile pour moi d'éclairer cette réponse de Heidegger, car je ne connais pas du tout ce dont il est question ici. Ceci dit je me souviens avoir discuté de cela avec un ami, traducteur de Wolff et lecteur assidu de Heidegger. Voici ce qu'il en dit :
Thierry Arnaud a écrit: Ce qui m’intéresse, personnellement, n’est pas tant de savoir si H était nazi ou pas, mais plutôt de suivre, à travers la totalité du texte heideggérien, le rapport que celui-ci a entretenu avec « l’Occident », la « civilisation occidentale ». Le « moment nazi » (appelons ainsi la période durant laquelle H est recteur de l’université de Fribourg, de 33 à l’été 34) est un jalon sur ce chemin, un « moment fécond » où H semble croire que la plaie qui ravage la communauté allemande, et plus largement ce qu’il appelle souvent l’Occident, va trouver un remède. Peut-être pense-t-il jouer un rôle important dans cette « révolution » (il emploie le mot). Mais ce n’est pas le seul moment intéressant. Je lisais par exemple ce matin certains passages du cours de 1929 (Concepts fondamentaux de la métaphysique) dans lesquels il s’inquiète de quatre façons récentes de réveiller une tonalité fondamentale, parmi lesquelles celle de Oswald Spengler, qui venait de publier Le déclin de l’Occident (pages 110 sqq). De même, en 35, dans son cours Introduction à la métaphysique, il évoque « l’Occident », en proie à « un incurable aveuglement », toujours sur le point de se poignarder lui-même (je cite de mémoire). Il faudrait entreprendre une vaste collection de tous ces passages « politiques » (en un sens particulièrement profond, où il en va du destin de « l’Occident »), y articuler la pensée au sujet du travail (particulièrement intéressante durant les années « brunes ») et celle de la communauté (en interrogeant notamment la manière heideggérienne de penser « Volk », « Gemeinschaft », « Geist », « Rasse », « Leben »).
J'en ai terminé ici sur ce que je pouvais dire du rapport entre Heidegger et le nazisme. Peut-être aurai-je plus à dire lorsque j'aurai lu ses écrits politiques.
Passons donc au deuxième chef d'accusation : est-ce que Heidegger est antisémite ? Car on peut très bien être antisémite sans être nazi. Pour répondre ici, je commencerai par citer une lettre de 1916. Heidegger a alors 27 ans :
Heidegger a écrit: La judaïsation de notre culture et de nos universités est en effet effrayante et je crois que la race allemande devrait encore trouver suffisamment de force intérieure pour parvenir au faîte.
Propos violent, qu'on pourrait je pense qualifier d'antisémite. Comment l'expliquer ? Nature profonde de Heidegger ? Reste de son éducation religieuse qui fut, comme on le sait, assez stricte ? Je ne saurais le dire. Il faudrait pour cela des éléments biographiques que je n'ai pas. Ce qu'on peut dire en revanche, c'est que ce propos, s'il est antisémite, ne saurait constituer une preuve que Heidegger aurait supporté le régime nazi jusque dans l'extermination des juifs d'Europe. Ceci, nous en sommes certains, il l'a déploré de manière très forte et très personnelle. Pour preuve le poème bouleversant qu'il écrit à Hannah Arendt (qui était juive, rappelons-le), où il dit que seul ce malheur demeure entre eux. Je n'ai pas ce poème à disposition, mais j'essaierai de le retrouver ! Quoi qu'il en soit, et pour comprendre ce qu'il en est du rapport entre Heidegger et le judaïsme, sa correspondance avec Arendt et Jaspers est indispensable, ainsi d'ailleurs que la correspondance entre ces deux derniers. Du reste, un texte de Heidegger, cité par Fédier dans un article, semble être très clair sur sa position face à l'antisémitisme :
Heidegger a écrit: La “prophétie” est la technique au moyen de laquelle on parvient à repousser ce que l’histoire a de destinal. Elle est un instrument de la volonté de puissance. Il est constant que les grands prophètes sont des Juifs. Personne n’a encore pensé la part de secret que recèle cet état de fait. (Note pour les ânes bâtés : cette remarque n’a rien à voir avec de l’“antisémitisme”. Ce dernier est tout aussi insensé et condamnable que la manière d’agir du christianisme contre “les païens” – manière qui fut d’abord sanglante, puis n’a plus eu besoin de l’être. Que le christianisme lui aussi stigmatise l’antisémitisme, le désignant comme “contraire au christianisme”, cela concourt à élever sa technique d’usage de la puissance au comble du raffinement).
De même, quand on évoque le célèbre "Silence de Heidegger", il faut nuancer et développer. Nuancer en pointant du doigt qu'il est bien question des crimes nazis tant dans sa correspondance que dans son œuvre (cf. les conférences de 1949), développer en interrogeant ce silence, savoir ce qu'il veut dire. Dans une lettre à Jaspers, Heidegger dit qu'il est habité par une honte, et cette honte le pousse à garder silence. Entre ceux qui ont nié leur participation (qu'elle soit passive ou active) et ceux qui ont fait un grand
mea culpa public, Heidegger a préféré maintenir le silence. Et avant de crier à l'antisémitisme et au nazisme, ses détracteurs les plus malhonnêtes auraient dû, en plus de lire la correspondance, s’enquérir du "silence chez Heidegger", plutôt que du "silence de Heidegger". N'oublions jamais à quel point Heidegger était attentif aux poètes, qui semblent être les seuls à savoir que le silence ne tait pas, mais montre parfois le plus clairement possible ("Le silence commence à prendre forme, à être", dit Pessoa). Je pense que c'est ainsi qu'il faut comprendre le silence de Heidegger, d'abord comme honte, et aussi comme attitude liée à son caractère et sa pensée. Nul doute que Heidegger a préféré penser l'extermination juive plutôt que de simplement étaler son indignation sur la scène publique.
Enfin, il faut parler des
Cahiers noirs. Deux remarques s'imposent : la première, c'est qu'on ne doit pas les regarder comme une sorte de catacombe de sa pensée qui surgirait enfin à la lumière du jour. Non, ces cahiers, déjà du vivant de Heidegger et selon sa volonté, étaient destinés à être publiés. Il faut donc d'emblée refuser toute interprétation voulant faire de ces cahiers une sorte de recueil qu'on aurait essayé d'enterrer et qui révélerait l'ultime vérité, car cela dispenserait certains d'étudier vraiment ces propos. Deuxièmement, il faut que ces cahiers soient étudiés précisément, par des grands lecteurs de Heidegger, qui seront capables de les mettre dans le contexte de sa pensée. Car il est aussi aisé de prendre un extrait de ces cahiers pour prouver le nazisme de Heidegger que de prendre un extrait de Nietzsche pour prouver pareilles ignominies. Si Hadrien France-lanord (élève de Fédier et traducteur de Heidegger) a dit qu'il y avait dans ces cahiers des propos "lamentables et insupportables", il faut préciser qu'il l'a dit en découvrant les textes, sur le vif.
Pour conclure sur ces cahiers, je dirais donc qu'il ne faut surtout pas commettre l'erreur de les prendre au compte-goutte, mais précisément attendre qu'une étude soit faite, une étude qui aura fait tout le travail nécessaire avant d'affirmer ou d'infirmer quoi que ce soit. Le défaut des anti-heideggériens est de jouer les paparazzis plutôt que les philosophes.
Silentio a écrit: Faut-il séparer la vie de l'homme de son œuvre ?
Tout dépend. Au fond, un Heidegger communiste, nationaliste ou antisémite aurait très bien pu écrire
Être et temps. Ceci dit, et c'est là qu'est toute la question, s'il y a un antisémitisme au sein même de sa pensée la plus propre, cela posera un réel souci dont il ne faudra pas se détourner, même de la part de ceux qui sont les héritiers de sa pensée. Mais cela risque d'être difficile à établir : l'œuvre de Heidegger est si prolifique et nuancée, elle se dérobe tellement à celui qui tente d'y demeurer qu'il faudra des décennies avant qu'on puisse affirmer quoi que ce soit avec un minimum de sérieux.