Le conventionnalisme vulgaire est issu de la corruption du conventionnalisme philosophique. Il est juste de rapporter cette corruption à "l'école des sophistes". Car on peut dire que ce sont eux qui ont "publié" et ont ainsi dévalorisé l'enseignement conventionnaliste des pré-socratiques.
Le mot "sophiste" est pris dans diverses acceptions. Entre autres, il peut désigner soit un philosophe, soit un philosophe qui soutiendrait des conceptions impopulaires, soit un homme qui manifeste son mauvais goût en monnayant l'enseignement qu'il donne sur les plus hauts problèmes. Depuis Platon en tout cas, "sophiste" est en général utilisé par opposition à "philosophe", par conséquent dans un sens péjoratif. Historiquement, les "sophistes" sont des Grecs du Ve siècle que Platon et d'autres représentent comme des sophistes au sens étroit, c'est-à-dire comme des non-philosophes d'un certain type. Le sophiste ainsi compris est un professeur qui enseigne une fausse sagesse. Celle-ci n'a rien à voir avec une doctrine erronée, sinon Platon eût été un sophiste aux yeux d'Aristote et réciproquement. Un philosophe qui se trompe n'a absolument rien de commun avec un sophiste. Rien n'empêche un sophiste d'enseigner de temps en temps, et peut-être habituellement, la vérité. Ce qui caractérise son enseignement, c'est que la vérité, la vérité totale, lui importe peu. Au contraire du philosophe le sophiste n'est pas mû, il n'est pas travaillé dans sa chair par la conscience de la différence fondamentale entre conviction ou croyance d'une part, et compréhension authentique de l'autre. Mais ceci est bien trop général, car l'indifférence à l'égard de la vérité totale n'est pas l'apanage du seul sophiste. Le sophiste est l'homme que la vérité laisse indifférent, qui n'aime pas la sagesse, bien qu'il sache mieux que la plupart des hommes que la sagesse ou la science est la suprême excellence de l'homme. Conscient du caractère unique de la sagesse, il sait que l'honneur qu'elle confère est le plus haut que l'on puisse briguer. Il s'intéresse à la sagesse non pour elle-même, non parce qu'il hait le mensonge dans l'âme plus que tout autre chose, mais pour l'honneur ou le prestige qui s'y attache. Il vit ou agit dans l'idée que le prestige, la supériorité sur autrui, ou le fait de posséder davantage est le plus grand bien. Il agit selon les principes du conventionnalisme vulgaire. Et puisqu'il accepte la doctrine du conventionnalisme philosophique et que de cette façon il est plus averti que tous ceux qui agissent selon les mêmes principes que lui, on peut le considérer comme le plus apte représentant du conventionnalisme vulgaire. Un problème se pose cependant. Le plus grand bien aux yeux du sophiste est le prestige qui s'attache à la sagesse. Pour le conquérir, il doit lui-même montrer sa sagesse, c'est-à-dire enseigner que la vie conforme à la nature, la vie du sage, consiste à combiner une injustice réelle avec le masque de la justice. Mais on ne peut à la fois admettre que l'on est véritablement injuste et conserver avec succès le masque de la justice. Le faire est incompatible avec la sagesse et interdit ainsi l'honneur qui s'y attache. Tôt ou tard, le sophiste est donc entraîné à cacher sa sagesse ou à s'incliner devant des conceptions qu'il regarde comme purement conventionnelles. Il doit se résigner à tirer son prestige de la diffusion de conceptions plus ou moins honorables. Et c'est pourquoi on ne peut parler de l'enseignement, c'est-à-dire de l'enseignement explicite, des sophistes.
Leo Strauss, Droit naturel et histoire (1954), Flammarion, p.110-112.
D'un certain point de vue, le sophiste, au sens "noble" du terme disons, n'est-il pas contraint de connaître sur le bout des doigts les doctrines philosophiques (sans y adhérer) de ses adversaires (en expérimenter plusieurs fort diverses, contrairement au philosophe qui peut se cantonner à une seule) s'il tient à rester crédible ? D'un certain point de vue n'est-il pas nécessaire pour lui de comprendre de manière approfondie les philosophes, contrairement à ces derniers qui renvoient les sophistes à l'extérieur de la sphère de la sagesse par économie de compréhension ? Certes, on a pu présenter le sophiste comme spécialiste des raisonnements fallacieux et non-logiques ; raisonnements dont les philosophes ne sont pas toujours à l'abri sans qu'on leur en tienne rigueur.