Bergson, La pensée et le mouvant a écrit: Fermons cette trop longue parenthèse, qu'il fallait ouvrir pour montrer dans quelle mesure il y a lieu de réformer et parfois d'écarter la pensée conceptuelle pour venir à une philosophie plus intuitive. Cette philosophie, disions-nous, détournera le plus souvent de la vision sociale de l'objet déjà fait : elle nous demandera de participer en esprit à l'acte qui le fait. Elle nous replacera donc, sur ce point particulier, dans la direction du divin. Est proprement humain, en effet, le travail d'une pensée individuelle qui accepte, telle quelle, son insertion dans la pensée sociale, et qui utilise les idées préexistantes comme tout autre outil fourni par la communauté. Mais il y a déjà quelque chose de quasi divin dans l'effort, si humble soit-il, d'un esprit qui se réinsère dans l'élan vital, générateur des sociétés qui sont génératrices d'idées.
Cet effort exorcisera certains fantômes de problèmes qui obsèdent le métaphysicien, c'est-à-dire chacun de nous. Je veux parler de ces problèmes angoissants et insolubles qui ne portent pas sur ce qui est, qui portent plutôt sur ce qui n'est pas. Tel est le problème de l'origine de l'être : « Comment se peut-il que quelque chose existe – matière, esprit, ou Dieu ? Il a fallu une cause, et une cause de la cause, et ainsi de suite indéfiniment. » Nous remontons donc de cause en cause ; et si nous nous arrêtons quelque part, ce n'est pas que notre intelligence ne cherche plus rien au delà, c'est que notre imagination finit par fermer les yeux, comme sur l'abîme, pour échapper au vertige. Tel est encore le problème de l'ordre en général : « Pourquoi une réalité ordonnée, où notre pensée se retrouve comme dans un miroir ? Pour¬quoi le monde n'est-il pas incohérent ? » Je dis que ces problèmes se rapportent à ce qui n'est pas, bien plutôt qu'à ce qui est. Jamais, en effet, on ne s'étonnerait de ce que quelque chose existe, – matière, esprit, Dieu, – si l'on n'admettait pas implicitement qu'il pourrait ne rien exister. Nous nous figurons, ou mieux nous croyons nous figurer, que l'être est venu combler un vide et que le néant préexistait logiquement à l'être : la réalité primordiale – qu'on l'appelle matière, esprit ou Dieu – viendrait alors s'y surajouter, et c'est incompréhensible. De même, on ne se demanderait pas pourquoi l'ordre existe si l'on ne croyait concevoir un désordre qui se serait plié à l'ordre et qui par conséquent le précéderait, au moins idéalement. L'ordre aurait donc besoin d'être expliqué, tandis que le désordre, étant de droit, ne réclamerait pas d’explication. Tel est le point de vue où l'on risque de rester tant qu'on cherche seulement à comprendre. Mais essayons, en outre, d'engendrer (nous ne le pourrons, évidemment, que par la pensée). À mesure que nous dilatons notre volonté, que nous tendons à y réabsorber notre pensée et que nous sympathisons davantage avec l'effort qui engendre les choses, ces problèmes formidables reculent, diminuent, disparaissent. Car nous sentons qu'une volonté ou une pensée divinement créatrice est trop pleine d'elle-même, dans son immensité de réalité, pour que l'idée d'un manque d'ordre ou d'un manque d'être puisse seulement l'effleurer. Se représenter la possibilité du désordre absolu, à plus forte raison du néant, serait pour elle se dire qu'elle aurait pu ne pas être du tout, et ce serait là une faiblesse incompatible avec sa nature, qui est force. Plus nous nous tournons vers elle, plus les doutes qui tourmentent l'homme normal et sain nous paraissent anormaux et morbides. Rappelons-nous le douteur qui ferme une fenêtre, puis retourne vérifier la fermeture, puis vérifie sa vérification, et ainsi de suite. Si nous lui demandons ses motifs, il nous répondra qu'il a pu chaque fois rouvrir la fenêtre en tâchant de la mieux fermer. Et s'il est philosophe, il transposera intellectuellement l'hésitation de sa conduite en cet énoncé de problème : « Comment être sûr, définitivement sûr, qu'on a fait ce que l'on voulait faire ? » Mais la vérité est que sa puissance d'agir est lésée, et que là est le mal dont il souffre : il n'avait qu'une demi-volonté d'accomplir l'acte, et c'est pourquoi l'acte accompli ne lui laisse qu'une demi-certitude. Maintenant, le problème que cet homme se pose, le résolvons-nous ? Évidemment non, mais nous ne le posons pas : là est notre supériorité. À première vue, je pourrais croire qu'il y a plus en lui qu'en moi, puisque l'un et l'autre nous fermons la fenêtre et qu'il soulève en outre, lui, une question philosophique, tandis que je n'en soulève pas. Mais la question qui se surajoute chez lui à la besogne faite ne représente en réalité que du négatif ; ce n'est pas du plus, mais du moins ; c'est un déficit du vouloir. Tel est exactement l'effet que produisent sur nous certains « grands problèmes », quand nous nous replaçons dans le sens de la pensée génératrice. Ils tendent vers zéro à mesure que nous nous rapprochons d'elle, n'étant que l'écart entre elle et nous. Nous découvrons alors l'illusion de celui qui croit faire plus en les posant qu'en ne les posant pas. Autant vaudrait s'imaginer qu'il y a plus dans la bouteille à moitié bue que dans la bouteille pleine, parce que celle-ci ne contient que du vin, tandis que dans l'autre il y a du vin, et en outre, du vide.
Mais dès que nous avons aperçu intuitivement le vrai, notre intelligence se redresse, se corrige, formule intellectuellement son erreur. Elle a reçu la suggestion ; elle fournit le contrôle. Comme le plongeur va palper au fond des eaux l'épave que l'aviateur a signalé du haut des airs, ainsi l'intelligence immergée dans le milieu conceptuel vérifiera de point en point, par contact, analytiquement, ce qui avait fait l'objet d'une vision synthétique et supra-intellectuelle. Sans un avertissement venu du dehors, la pensée d'une illusion possible ne l'eût même pas effleurée, car son illusion faisait partie de sa nature. Secouée de son sommeil, elle analysera les idées de désordre, de néant et leurs congénères. Elle reconnaîtra – ne fût-ce que pour un instant, l'illusion dût-elle reparaître aussitôt chassée – qu'on ne peut supprimer un arrangement sans qu'un autre arrangement s'y substitue, enlever de la matière sans qu'une autre matière la remplace. « Désordre » et « néant » désignent donc réellement ne présence – la présence d'une chose ou d'un ordre qui ne nous intéresse pas, qui désappointe notre effort ou notre attention ; c'est notre déception qui s'exprime quand nous appelons absence cette présence. Dès lors, parler de l'absence de tout ordre et de toutes choses, c'est-à-dire du désordre absolu et de l'absolu néant, est prononcer des mots vides de sens, flatus vocis, puis-qu'une suppression est simplement une substitution envisagée par une seule de ses deux faces, et que l'abolition de tout ordre ou de toutes choses serait une substitution à face unique, – idée qui a juste autant d'existence que celle d'un carré rond. Quand le philosophe parle de chaos et de néant, il ne fait donc que transporter dans l'ordre de la spéculation, – élevées à l'absolu et vidées par là de tout sens, de tout contenu effectif, – deux idées faites pour la pratique et qui se rapportaient alors à une espèce déterminée de matière ou d'ordre, mais non pas à tout ordre, non pas à toute matière. Dès lors, que deviennent les deux problèmes de l'origine de l'ordre, de l'origine de l'être ? Ils s'évanouis-sent, puisqu'ils ne se posent que si l'on se représente l'être et l'ordre comme « survenant », et par conséquent le néant et le désordre comme possibles ou tout au moins comme concevables ; or ce ne sont là que des mots, des mirages d'idées.
Qu'elle se pénètre de cette conviction, qu'elle se délivre de cette obsession : aussitôt la pensée humaine respire. Elle ne s'embarrasse plus des questions qui retardaient sa marche en avant (1). Elle voit s'évanouir les difficultés qu'élevèrent tour à tour, par exemple, le scepticisme antique et le criticisme moderne. Elle peut aussi bien passer à côté de la philosophie kantienne et des « théories de la connaissance » issues du kantisme : elle ne s'y arrêtera pas. Tout l'objet de la Critique de la Raison pure est en effet d'expliquer comment un ordre défini vient se surajouter à des matériaux supposés incohérents. Et l'on sait de quel prix elle nous fait payer cette explication : l'esprit humain imposerait sa forme à une « diversité sensible » venue on ne sait d'où ; l'ordre que nous trouvons dans les choses serait celui que nous y mettons nous-mêmes. De sorte que la science serait légitime, mais relative à notre faculté de connaître, et la métaphysique impossible, puisqu'il n'y aurait pas de connaissance en dehors de la science. L'esprit humain est ainsi relégué dans un coin, comme un écolier en pénitence : défense de retourner la tête pour voir la réalité telle qu'elle est. – Rien de plus naturel, si l'on n'a pas remarqué que l'idée de désordre absolu est contradictoire ou plutôt inexistante, simple mot par lequel on désigne une oscillation de l'esprit entre deux ordres différents : dès lors il est absurde de supposer que le désordre précède logiquement ou chronologiquement l'ordre. Le mérite du kantisme a été de développer dans toutes ses conséquences, et de présenter sous sa forme la plus systématique, une illusion naturelle. Mais il l'a conservée : c'est même sur elle qu'il repose. Dissipons l'illusion : nous restituons aussitôt à l'esprit humain, par la science et par la métaphysique, la connaissance de l'absolu.
Nous revenons donc encore à notre point de départ. Nous disions qu'il faut amener la philosophie à une précision plus haute, la mettre à même de résoudre des problèmes plus spéciaux, faire d'elle l'auxiliaire et, s'il est besoin, la réformatrice de la science positive. Plus de grand système qui embrasse tout le possible, et parfois aussi l'impossible ! Contentons-nous du réel, matière et esprit. Mais demandons à notre théorie de l'embrasser si étroitement qu'entre elle et lui nulle autre interprétation ne puisse se glisser. Il n'y aura plus alors qu'une philosophie, comme il n'y a qu'une science. L'une et l'autre se feront par un effort collectif et progressif. Il est vrai qu'un perfectionnement de la méthode philosophique s'imposera, symétrique et complémentaire de celui que reçut jadis la science positive.
(1) Quand nous recommandons un état d'âme où les problèmes s'évanouissent nous ne le faisons, bien entendu, que pour les problèmes qui nous donnent le vertige parce qu'ils nous mettent en présence du vide. Autre chose est la condition quasi animale d'un être qui ne se pose aucune question, autre chose l'état semi-divin d'un esprit qui ne connaît pas la tentation d'évoquer, par un effet de l'infirmité humaine, des problèmes artificiels. Pour cette pensée privilégiée, le problème est toujours sur le point de surgir, mais toujours arrêté, dans ce qu'il a de proprement intellectuel, par la contre-partie intellectuelle que lui suscite l'intuition. L'illusion n'est pas analysée, n'est pas dissipée, puisqu'elle ne se déclare pas : mais elle le serait si elle se déclarait ; et ces deux possibilités antagonistes, qui sont d'ordre intellectuel, s'annulent intellectuellement pour ne plus laisser de place qu'à l'intuition du réel. Dans les deux cas que nous avons cités, c'est l'analyse des idées de désordre et de néant qui fournit la contre-partie intellectuelle de l'illusion intellectualiste.