Il faudra du temps pour répondre, si jamais je le fais (ce n'est pas une mince affaire). D'abord, je souhaite réagir au message d'Euterpe.
Euterpe a écrit: Le mieux est peut-être de partir de ce qu'en a dit George Steiner, philosophe juif
En quoi le fait que George Steiner soit juif rend-il Heidegger judéo-compatible et rachète-t-il son engagement nazi ? Et justifier cet engagement en reprenant un bon mot, celui de Gadamer, en affirmant que l'on peut être un immense penseur et "le plus mesquin des hommes" (comme pour dire : "c'est comme ça, c'est tout, circulez"), n'est-ce pas naïf et trop facile ? J'ai le plus grand respect pour Steiner (j'ai récemment lu
Tolstoï ou Dostoïevski qui est excellent), mais il semble trouver des excuses faciles pour faire comme tous ceux qui ont été influencés par Heidegger : ne pas toucher à l'idole, ne pas trouver de liens entre l'homme et son œuvre, ne surtout pas poser la question d'une
possible contamination (si j'étais heideggerien et juif, je serais
hanté par cette question), afin de ne pas procéder à une auto-critique. Ce qui est d'autant plus bizarre que Steiner, à ma connaissance, ne doit pas grand-chose (en termes de méthode) à Heidegger. Il semble surtout fasciné par lui (et je pense que Heidegger peut se montrer intellectuellement impressionnant).
Pour ma part, je pense que Heidegger n'a pas été si naïf (du moins pas comme on le dit, lorsque l'on met la "simple" faute sur l'homme, en en détachant le philosophe) : il a consciencieusement élaboré une justification théorique de la politique national-socialiste. Cependant, sa part de naïveté, celle que sa praxis révèle en retour sur sa pensée, relève de préjugés qui, par définition, n'ont pas été interrogés, le plus souvent romantiques. Jacques Bouveresse a lui depuis longtemps (et il n'est pas le seul, cf. Vincent Descombes) critiqué et Heidegger et la surdité du milieu intellectuel français (cf. "Heidegger, la politique et l'intelligentsia française").
Euterpe a écrit: Il a pour lui la délicatesse de l'humour et le talent de la simplicité.
C'est toujours un réel plaisir d'écouter Steiner. Mais il a aussi l'art d'évacuer la question. La seule chose qu'il montre, comme dans son très bon ouvrage sur Heidegger, c'est ce qu'il y a de bon dans la pensée de ce dernier. Mais à force de raffiner, par visée de clarté, il en élimine les plus grosses aspérités. Pour autant, il semble ne pas en interroger la pertinence, les limites, etc. C'est un éloge sans aucune forme de discernement. Par exemple, et si ma mémoire ne me joue pas des tours, la conception de l'histoire de Heidegger n'est pas étudiée et n'est pas comparée au cours de l'histoire effective. Steiner me donne l'impression de réduire la philosophie de Heidegger à de la poésie, et donc de l'évaluer bien plus en fonction de ses effets sur la pensée (certains parleront d'un envoûtement concomitant à l'exaltation provoquée...) qu'il ne lui demande des comptes. Or il me semble que Steiner, parce qu'il est un intellectuel juif, devrait être le premier interessé quant à la question de savoir en quoi la pensée a pu participer d'un mouvement visant la destruction de l'Europe et des juifs. Steiner se contente d'un mystère.
Euterpe a écrit: Faut-il rappeler que la Heideggerrei est franco-française ?
En Allemagne, il est vrai que l'affaire est pliée, et je ne pense pas que tout soit à rejeter dans Heidegger. Mais en France, si la polémique enfle et fait rage, c'est que le milieu intellectuel français dans son ensemble est menacé, étant donné que Heidegger y jouit d'une très grande popularité (proche de l'idolâtrie). Que l'on soit heideggerien ou dans les "notes liminaires" à l'œuvre de Heidegger, il y a une dette et s'il s'avère que la pensée de Heidegger justifie le nazisme ou lui est propice, il faut craindre ce que j'appellerais une contamination. Or, comme je l'ai dit, nul n'ose l'auto-critique.
D'ailleurs, on pourrait dire que l'accusation d'antisémitisme est l'arbre qui cache la forêt, car si l'antisémitisme peut être une manière de critiquer Heidegger et peut pointer des lacunes dans sa pensée (ou des prédispositions ininterrogées à l'antisémitisme), il me semble que ces lacunes peuvent exister sans le recours à l'antisémitisme. Or en-dehors de cette perspective, la critique de Heidegger est très très faible ou éparpillée (Stanley Rosen, Anders, Adorno, Bourdieu, etc., qui ne sont ni heideggeriens ni postmodernes). Et Arendt de déclarer : "C'est dans le vide de la pensée que s'inscrit le mal."
Euterpe a écrit: Heidegger, ou "le revenu de Sicile" ?
La comparaison est intéressante mais inadéquate, car il s'agit d'une réduction qui n'a aucun sens, ou en tout cas elle est abusive. C'est ne pas tenir compte du contexte historique, par exemple, et faire comme Heidegger (réduire l'histoire à l'oubli de l'être, oublier qu'il y a une histoire en somme). D'autant plus que la Seconde Guerre mondiale, et la Shoah notamment, sont des événements majeurs et inédits (plus encore, au regard des enjeux et des conséquences, qu'une simple tentative de participer à une tyrannie antique). C'est aussi donner moins d'importance au nazisme, en le faisant l'égal du platonisme (par lequel nous ne nous sentons plus concernés ; nous pensons au platonisme comme à un enfantillage dépassé depuis belle lurette). Or je crois qu'il y a une attitude platonicienne chez Heidegger (un aristocratisme que je trouve relever d'un certain pédantisme, et d'une forme de naïveté : un abus de soi-même...).
Mais on dit : l'engagement politique de Heidegger n'est pas si grave, il n'a rien à voir avec la pensée (si belle...) et l'homme était naïf comme Platon. Ce n'est qu'une erreur de jugement. Mais la vie n'affecte en rien une œuvre juchée si haut au-dessus d'elle. Sauf que 1) on peut reprocher légitimement le lien entre philosophie et politique chez Platon (par exemple pour condamner le totalitarisme), tandis qu'on ne le fait pas chez Heidegger (au motif que ce n'est pas un penseur politique), alors qu'il répéterait l'erreur du premier, 2) si un philosophe commet une erreur de jugement (pratique), cela n'assure pas du sérieux de sa philosophie (d'autant plus que la théorie s'abstrait du réel !). Et s'il avait mal compris le réel ? Si lui aussi pouvait se montrer bête, en tant qu'homme et en tant que philosophe (dont on oublie qu'il est avant tout un homme et qu'il ne philosophe pas hors-sol) ? De Rabelais à Bernhard (je viens de récupérer
Maîtres anciens...), on a tout le loisir de se méfier des prétentions des philosophes. Surtout que les plus idéalistes ne sont pas vertueux : comme l'écrit Musil, "les philosophes sont des violents qui, faute d'armée à leur disposition, se soumettent le monde en l'enfermant dans un système."