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Philippe Bénéton - Les fers de l'opinion (2000)

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Les Fers de l'opinion de Philippe Bénéton, PUF, "Behemoth", 2000.


Philippe Bénéton, p. 3 a écrit:
[...] dans les sociétés occidentales, un ou des malins génies ont travaillé et travaillent avec succès à baliser les chemins de la pensée. Cette proposition est-elle juste ? Si elle l'est, comment agissent ce ou ces malins génies ? Ont-ils un nom, sont-ils impersonnels ?


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Pourquoi étudier cet ouvrage ? D'une part, il sert de fondement, sinon de support, à l'éditorial du forum : [Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien] . D'autre part, l'universitaire français Philippe Bénéton (surtout connu pour avoir publié Le fléau du bien en 1983) s'adonne à une analyse de l'opinion - concernant notre époque - en mettant au jour sa logique, ses ressorts et ses conséquences dans ce petit opuscule d'inspiration tocquevillienne intitulé Les fers de l'opinion.

Qu'est-ce que l'opinion ?

Bénéton, p. 13 a écrit:
Le fait psychologique premier est donc, semble-t-il, un refus, le refus de toute influence particulière. Ce refus est fondé sur un principe qui a ses exigences : chacun est tenu d'opiner. L'égalité par défaut implique le devoir d'opinion. La liberté s'inscrit dans une obligation, elle n'est pas celle d'opiner ou de ne pas opiner. Est-elle sur la bonne pente ? Qu'est-ce que l'opinion (à l'échelle de l'individu) ? Tel qu'il est entendu ici, le mot désigne une forme de jugement, une forme à part dont les caractéristiques résultent de ce qui précède. Le jugement d'opinion commence ainsi, que ces mots soient explicites ou sous-entendus : « Moi, je vous dis que... » La connaissance ne s'exprime pas de cette manière : « Moi, je vous dis que le triangle a telles propriétés. » Ni le témoignage : « Moi, je vous dis que je vois, je sais, je crois, je suis désabusée. » Le point d'ancrage de l'opinion n'est pas dans la réalité des choses qui commande au sujet connaissant, il n'est pas dans l'engagement du témoin qui rend compte de ce qui s'impose à lui, il est dans l'affirmation de soi vis-à-vis des autres.



Bénéton lie opinion et égalité. Il distingue l'égalité substantielle (correspondant à l'égalité de droit) de l'égalité par défaut (correspondant à l'égalité de nature) :

Bénéton, p. 8 a écrit:
L'égalité substantielle dit que les hommes sont semblables par-delà leurs différences. L'égalité par défaut dit que les hommes sont semblables parce qu'il n'y a pas de différences significatives. Cette seconde idée de l'égalité s'est affirmée ou développée progressivement ou par à-coups au long de l'histoire moderne. Le nouveau ici tend à gommer l'ancien. Nul héritage mais des fondations nouvelles. Il s'ensuit que les deux versions modernes de l'égalité ne se distinguent pas par une seule question de mesure ou de degré. Ce sont deux interprétations séparées par une ligne de fracture : ou bien l'égalité s'appuie sur un donné qui contient du sens, ou bien elle s'appuie sur une liberté dépourvue de sens ; ou bien ma liberté se déploie dans le cadre de questions et d'exigences objectives qui définissent des « horizons de signification » (Charles Taylor), ou bien ma liberté signifie que je suis souverain au même titre que tout autre et que je suis pour moi-même le maître du sens. Voilà pour la distinction théorique. Vues de plus près, les choses se mêlent et se compliquent.


Les années 1960 voient l'essor de l'égalité par défaut :

Bénéton, p. 9 a écrit:
Au long de cette évolution, il est possible de repérer un seuil ou un moment de basculement. Ce sont les années 1960. Notre monde entre alors dans une nouvelle période, qu'on peut appeler celle de la modernité tardive, où l'égalité substantielle agit toujours mais où l'égalité par défaut donne de plus en plus le ton. Jusque-là, semble-t-il, la logique dominante avait été celle de l'égalité substantielle, c'est-à-dire celle-ci : l'élargissement et l'enracinement de l'égalité de droit, le progrès de la conscience de l'universalité humaine, l'affirmation des droits de la conscience, tout cela demeurait dans le cadre d'un horizon de signification hérité de l'humanisme classique-chrétien. L'humain a un contenu qui fixe des limites et des orientations ou des modèles. Il y a des choses que celui qui se respecte ne fait pas. L'idée d'une liberté sans rivages et d'une égalité par défaut n'avait guère pénétré la conscience commune. Elle était vivante et influente certes, mais dans d'autres sphères, les milieux intellectuels et apparentés. Le monde des années 1950 est bien loin du nôtre. Entre-temps, il s'est passé ceci : l'idée d'égale autonomie ou de souveraineté de l'individu a été de plus en plus prise au sérieux par la conscience ordinaire. De lui-même ou sous influence, le common man a été de plus en plus tenté de penser ou de réagir ainsi : aucun chemin n'est balisé, nul n'est plus éclairé que moi, je détermine moi-même ce qui donne du sens, mon jugement vaut celui de tout autre. La logique de l'opinion suit.


L'opinant ne peut pas ne pas s'appuyer sur d'autres opinants (p.17). En conséquence, le relativisme dogmatique s'épanouit : il n'existe plus de "vérité", seulement des préférences.

Bénéton, p.18 a écrit:
La logique relativiste est sans mystère, elle se déroule en quelque sorte à ciel ouvert : dès lors que chaque opinion est considérée comme l'égale des autres, ce qui dépend de l'opinion gagne, progresse, s'étend, au détriment de ce qui n'en dépend pas. L'opinion tend à se substituer à la « vérité ». Quelle vérité ? dit l'opinant, la vôtre n'est pas la mienne et la mienne vaut la vôtre. L'égalité radicale conduit à penser en ces termes : il est inconvenant de soutenir qu'il y a des niveaux de la réflexion et de l'expérience humaines, qu'il y a des expériences sérieuses et des expériences frivoles, que tous les arguments ne se valent pas ou que la raison pratique n'est pas démunie, bref que l'opinion n'est pas la règle des questions vitales. Le principe est que nul n'a davantage accès à la vérité qu'autrui, la conséquence qui se déploie progressivement est qu'il n'y a pas de vérité mais seulement des préférences. L'idée d'un sens extérieur et supérieur porte atteinte à l'égalité. L'opinant s'affirme de plus en plus comme le maître du sens.

Pourquoi ce relativisme est-il "dogmatique" ? Il s'agit, au demeurant, d'un ersatz de relativisme :
Bénéton, p.20 a écrit:
Le relativisme s'arrête au principe d'égalité qui le fonde et à tout ce qui s'ensuit. Si tel n'était pas le cas, notre temps ne pourrait dire : les droits de l'homme sont un bien ou la discrimination est un mal. Si chacun avait sa vérité, le doctrinaire raciste et le tyran sanguinaire auraient les leurs. La règle est donc la suivante : les opinions se valent sauf celles qui ne valent pas parce qu'elles offensent l'égalité par défaut. La conséquence est celle-ci : plus s'étend ce relativisme (sous tutelle) des opinions, plus s'étend le dogmatisme des opinions. Voici un exemple. L'opinant dit : « La culture doit désormais être comprise avec ouverture et tolérance. A chacun ses choix. La vieille distinction entre genre noble et genre mineur est dépassée et discriminatoire. La bande dessinée relève de la culture au même titre que la tragédie. » Son interlocuteur est un relativiste conséquent, il réplique : « Votre point de vue est tout à fait légitime à une réserve près : le point de vue contraire est également légitime, au nom même des principes relativistes dont vous vous réclamez. Vous ne pouvez sans vous contredire affirmer que les choix se valent et que la distinction traditionnelle est périmée. » Comme l'examinateur de tout à l'heure, cet interlocuteur a la logique pour lui, mais contre lui toute la force du principe contemporain d'égalité. La proposition qui relativise au nom de l'égalité échappe au relativisme, elle est posée comme un dogme : il est inconvenant de penser que la bande dessinée est un art mineur.

Bénéton, p.21 a écrit:
La logique de l'opinion apparaît ainsi comme un mécanisme à double détente. D'un côté (versant relativiste), elle tend à neutraliser les distinctions intellectuelles et morales traditionnelles : telle conduite, c'est son affaire ; telle discipline, elle vaut les autres, telles cultures, elles sont égales... Corrélativement (versant dogmatique), elle définit de nouvelles règles : quiconque parle autrement manque de tolérance ou manque à l'égalité. Le processus fonctionne comme une machine à trier les jugements autorisés et les jugements non autorisés. La pente de l'opinion ne conduit pas à l'abolition de la morale mais à sa redéfinition. De quelle manière ? Dans le monde dont nous avons hérité, le mal prend mille formes et taraude le cœur de chacun. Dans le nouveau monde moral, le mal est clairement circonscrit, il se resserre, il s'incarne tout entier dans les propos et les attitudes qui blessent l'égalité, la démocratie, les droits de l'homme entendus dans leur version contemporaine ou radicale. Plus particulièrement, il s'incarne dans les mots et les actes convaincus à tort ou à raison de racisme, de sexisme, d'élitisme, d' « homophobie ».

Par voie de conséquence, l'opinion constitue une nouvelle morale. Les bons sentiments prospèrent quand la pensée se flétrit :

Bénéton, p.24 a écrit:
Le débat des idées sous sa forme classique a pour principe d'opposer des raisons à des raisons. Le rapport entre les idées ne se confond pas avec le rapport entre les personnes (même s'il y a des liens). Le théorème de Pythagore n'est pas tolérant, il lui suffit d'être vrai. Ce n'est pas parce que Pascal était plus attaché que le Père Noël à l'égalité ou aux droits de l'homme qu'il avait raison contre lui dans la querelle sur le vide. La doctrine communiste se targuait d'idées généreuses, à en juger par les résultats, elles n'étaient pas justes pour autant. Le débat rationnel a son ordre propre où les intentions ne tranchent pas. Les vertus intellectuelles comptent mais elles ne sont pas des raisons, elles sont au service de la recherche des justes raisons. Mais à mesure que les nouvelles vertus morales empiètent sur les vertus intellectuelles, le débat change de nature et donne à l'une des parties un avantage décisif : l'opinion a la morale, c'est-à-dire la nouvelle morale, de son côté, elle est à l'abri du soupçon quand le jugement adverse est aisément suspect. Le moralisme oppose les bonnes et les mauvaises intentions, il n'est pas tenu de réfuter les objections, il les disqualifie. Par là, il pèse sur les consciences, il exerce un pouvoir de persuasion : il faut se mettre en règle. Il pèse aussi sur la liberté de parole en exerçant un pouvoir d'intimidation (davantage sans aucun doute en public qu'en privé) : pour ne pas s'exposer, mieux vaut se taire. Quelle est la part de la persuasion, quelle est celle de l'intimidation ? Il est difficile de répondre. Il reste que la moralisation de l'opinion contribue sans doute beaucoup à sa puissance d'entraînement. Les effets se conjuguent avec ceux de la socialisation de l'opinion : la pensée se resserre. L'opinion ne s'interroge pas sur les principes qui la fondent et l'orientent. Face à l'égalité radicale, aux droits de l'homme, à la démocratie, l'esprit critique désarme.

L'opinion aurait pour corollaires, et l'homogénéisation, et l'absence de transcendance :

Bénéton, p.27 a écrit:
[...] Tocqueville indique « ce qui fait pencher l'esprit des peuples démocratiques vers le panthéisme ». Ce sont les séductions de l'indifférenciation : le panthéisme abolit les différences entre les choses matérielles et immatérielles, la création et son créateur, il marque le triomphe de l'homogénéité. Dans un autre chapitre, celui consacré à la poésie « démocratique » (II, 1, chap. 17), Tocqueville suggère sans l'affirmer explicitement que l'esprit démocratique s'oriente vers la religion de l'humanité. Dans le monde de l'égalité, les hommes au détail sont disposés à vouer un culte à l'humanité prise comme un tout (je reviendrai sur ce point). Dans notre monde contemporain, il ne semble pas difficile de trouver des répondants. D'un côté, des sectes et l'écologie radicale (deep ecology) qui penchent vers le panthéisme, de l'autre la tendance à la sacralisation du progrès de l'humanité, dans tous les cas la mise à bas de la structure hiérarchique du monde.


Enfin, l'opinion, d'après l'auteur, aurait pour conséquence ultime de tracer la frontière entre les "innocents" d'un côté et les "coupables" de l'autre :

Bénéton, p.31 a écrit:
Dans un monde soumis de part en part à la volonté humaine, le mal implique un méchant. A côté de l'humanité intégralement innocente, il y a nécessairement des hommes intégralement coupables. Ces méchants, qui sont-ils ? La nouvelle morale pointe dans leur direction : ce sont ceux qui refusent les nouveaux dogmes, ceux qui ont l'impudence de ne pas opiner. Le monde se scinde. La ligne de partage entre le bien et le mal oppose deux types d'hommes. La révolte contre la condition humaine conduit à la division morale du monde et au mécanisme du bouc émissaire. Au terme du chemin qui part de l'affirmation de l'égale autonomie, règnent les préjugés et la contrainte.

Je vous soumets ces questions en vue de fournir un cadre à cette discussion :

1 / Ce diagnostic vous semble-t-il contestable, voire erroné ? Et si oui, pourquoi ?

2 / Cette analyse s'applique-t-elle uniquement à l'Occident ? Ou bien s'applique-t-elle seulement à certains pays occidentaux (dont la France) ?

3 / Ce processus, tel que décrit par l'auteur, est-il irréversible ?

4 / Les forums, "philosophiques" ou non, sont-ils épargnés par l'opinion ?

5 / Les années 1960 constituent-elles vraiment le moment de basculement, d'après vous ? N'est-il pas antérieur ?


P.S. : veuillez me contacter par l'intermédiaire de la messagerie privée si vous souhaitez vous procurer cet essai.

Dernière édition par Kthun le Sam 7 Mar 2015 - 12:20, édité 4 fois

descriptionPhilippe Bénéton - Les fers de l'opinion (2000) EmptyRe: Philippe Bénéton - Les fers de l'opinion (2000)

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Le diagnostic me semble excellent, et j’y souscris sans réserve. Ortega Y Gasset, dans La Révolte des masses me semble avoir déjà balisé le terrain (cf. plus bas), je n’évoque pas Tocqueville qui est cité plusieurs fois. C’est ce qui me fait dire que ce n’est pas un problème franco-français, et qu’il est antérieur aux années 60’. Peut-on parler de mal occidental du XXe siècle ?

Je me suis risqué à établir un lien, il me revient de l’étayer.
Bénéton, p.24 a écrit:
La règle est donc la suivante : les opinions se valent sauf celles qui ne valent pas parce qu'elles offensent l'égalité par défaut. La conséquence est celle-ci : plus s'étend ce relativisme (sous tutelle) des opinions, plus s'étend le dogmatisme des opinions.

Ortega p.90 a écrit:
Comme on dit en Amérique, être différent c’est indécent. La masse fait table rase de tout ce qui n’est pas comme elle, de tout ce qui est excellent, individuel, qualifié et choisi.

On retrouve bien ce désir d’ostracisme de l’individu pensant, de rejet de celui qui pense sans être investi de l’instinct grégaire, qui n’est pas membre de la masse opinante. C’est là le cœur de l’ouvrage. La mise en relief du dogme relativiste, sous couvert d’une défense de l’égalité par défaut, dont il est aisé de se parer tant la définition n’implique aucun effort.

On peut s’interroger sur le lien entre l’apparition de l’opinion comme étalon rouge de la pensée et émergence des masses – de ce phénomène de plein (p. 84). A cela on pourrait ajouter la disparition de l’Élite (dans son acception orteguienne) qui ne fait plus office d’exemple, laissant « la masse à elle-même ». C’est le reproche que je formulerai à l’essai de Bénéton : il nous parle de la maladie, mais pas des symptômes – la métaphore n’est pas très heureuse…
 
Les forums philosophiques sont-ils épargnés ? Non. Il suffit de voir l’écart entre les membres sérieux, qui interviennent à grand renfort de citations et de rappel clair, et la profusion de : « je pense, je trouve, il me semble » qu’on leur objecte. Le forum est un lieu d’échange qui n’échappe pas aux maux de son époque, à sa circonstance.

descriptionPhilippe Bénéton - Les fers de l'opinion (2000) EmptyRe: Philippe Bénéton - Les fers de l'opinion (2000)

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Impero a écrit:
On retrouve bien ce désir  d’ostracisme de l’individu pensant, de rejet de celui qui pense sans être investi de l’instinct grégaire, qui n’est pas membre de la masse opinante

Parfois c'est l'individu soi-disant pensant qui fait tout pour se démarquer de la vulgaire plèbe avec laquelle il croit ne rien partager, comme s'il était infamant d'être un homme parmi d'autres, que penser était un privilège ou en appelait, et que ceux-là ne pouvaient pas penser.

Cependant, il m'a semblé voir qu'Ortega y Gasset proposait une définition qui lui est propre de l'élite et qu'elle ne recoupe pas un aristocratisme basé sur le mépris des masses jugées comme inférieures. Vous me corrigerez si je me trompe.
Impero a écrit:
La mise en relief du dogme relativiste, sous couvert d’une défense de l’égalité par défaut, dont il est aisé de se parer tant la définition n’implique aucun effort.

Le problème du relativisme absolu c'est qu'il donne les mêmes armes à la tolérance et à l'intolérance, et cette dernière finit par l'emporter en raison de sa force et de son obstination. On connaît tous la fameuse phrase attribuée à Voltaire sur la liberté d'expression. Or cette phrase n'est pas de son fait et trahit sa pensée. Que dit-il dans le Traité sur la tolérance ? "Il faut que les hommes commencent par n'être pas fanatiques pour mériter la tolérance." Autrement dit : on ne peut tout accepter. La tolérance, comme la discussion, a des conditions. Parmi celles-ci, il y a le doute. La prétendue certitude est la même chez le fanatique religieux et chez le relativiste absolu. L'altérité n'existe pas pour eux. Et si la tolérance était illimitée, elle se désintégrerait d'elle-même.
Impero a écrit:
Il suffit de voir l’écart entre les membres sérieux, qui interviennent à grand renfort de citation et de rappel clair, et la profusion de « je pense, je trouve, il me semble » qu’on leur objecte.

Ces marques de subjectivité ne sont pas nécessairement mauvaises : elles marquent un contexte d'énonciation, les limites d'un discours et d'un savoir, peuvent en souligner l'incomplétude, etc. Pour ma part, lorsque je prends le soin d'écrire "j'ai l'impression que, je pense, je crois, etc." c'est tout à fait volontaire et c'est justement pour signifier que je suis dans le registre de l'opinion avec ce qu'elle comporte d'incertain. Cela peut d'ailleurs vouloir dire : ceci m'intéresse, je prends les choses sous cet angle, pour autant je ne suis pas certain de ce que j'avance ou que cela est le plus pertinent, légitime ou le mieux fondé en raison. Bien entendu, ce n'est pas l'usage le plus répandu.

descriptionPhilippe Bénéton - Les fers de l'opinion (2000) EmptyRe: Philippe Bénéton - Les fers de l'opinion (2000)

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Silentio a écrit:
Cependant, il m'a semblé voir qu'Ortega y Gasset proposait une définition qui lui est propre de l'élite et qu'elle ne recoupe pas un aristocratisme basé sur le mépris des masses jugés comme inférieures.

Tout à fait. Il ne s'agit pas d'une élite sociologique, comme peut la penser Pareto - qui pense la même problématique masse/élite, mais sans jugement de valeur. 

Aron, Les classiques de la Liberté, Ortega y Gasset, p. 734 a écrit:
En quoi se distingue l’homme de l’élite ? Ce dernier, me semble-t-il, c’est celui qui a un projet, qui se donne sans compter à une tâche au lieu de se laisser vivre (*), qui s’oblige lui-même. L’homme d’élite obéit à lui-même, aux obligations qu’il se crée à lui-même.

(*) Ajoutons, qui se laisse penser.

Kant, Qu'est-ce que les Lumières, pararaphe 1 a écrit:
Qu’est-ce que les Lumières ? La sortie de l’homme de sa minorité dont il est lui-même responsable. Minorité, c’est-à-dire incapacité de se servir de son entendement (pouvoir de penser) sans la direction d’autrui, minorité dont il est lui-même responsable (faute) puisque la cause en réside non dans un défaut de l’entendement mais dans un manque de décision et de courage de s’en servir sans la direction d’autrui. Sapere aude ! (Ose penser) Aie le courage de te servir de ton propre entendement. Voilà la devise des Lumières.

On ne sort pas de ce superbe incipit.

Silentio a écrit:
c'est tout à fait volontaire et c'est justement pour signifier que je suis dans le registre de l'opinion avec ce qu'elle comporte d'incertain. Bien entendu, ce n'est pas l'usage le plus répandu.

Bien sûr. Ce que je critique c’est lorsque cette subjectivité fait office d’argument, qu’elle impose une fin de non-recevoir. Le « je » devient exclusif, il rejette l’altérité. On pourrait même ajouter qu'admettre le doute relève justement d'une attitude qui n'est pas valable aux yeux de l'opinant, qui ne doute de rien, et surtout pas de lui-même.

descriptionPhilippe Bénéton - Les fers de l'opinion (2000) EmptyRe: Philippe Bénéton - Les fers de l'opinion (2000)

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Kthun a écrit:
1 / Ce diagnostic vous semble-t-il contestable, voire erroné ? Et si oui, pourquoi ?

Il est difficile de ne pas être d'accord avec le constat, par contre on peut s'interroger sur le lieu d'où il est posé :
Bénéton a écrit:
L'idée d'un sens extérieur et supérieur porte atteinte à l'égalité. L'opinant s'affirme de plus en plus comme le maître du sens.

Parce que dénoncer le manichéisme moral de l'opinant pour mettre en lieu et place un manichéisme intellectuel qui fait dire que le sens ne pourrait que venir de l'extérieur, et de plus être supérieur, ça pose clairement problème.
Qu'on critique la façon dont l'intériorité se targue de donner tout sens aux choses est louable, qu'on la remplace par un sens venant forcément d'ailleurs est de l'ordre de l'opinion : celle-la même que Bénéton dénonce.
Qui peut dire avec certitude qu'il y a du sens (quelque part à l'extérieur), sinon l'opinion ?

Si un individu était isolé de l'extérieur, on peut certes envisager qu'il ait du mal à trouver du sens à quoi que ce soit aux choses (à part de vivre sur ses propres acquis et ne plus y toucher).
Mais quel sens extérieur pourrait se passer de l'acquiescement intérieur ?

(son exemple avec le théorème de Pythagore est par exemple douteux : prendre un exemple scientifique pour laisser croire à une équivalence philosophique, c'est quand même un peu prendre les gens pour des idiots... ou alors vraiment croire à une issue de la philosophie de type scientifique, objectif etc)

Le vrai problème, actuel, est pour moi que beaucoup confondent sens et cohérence du discours. 
Et ce depuis que Dieu ne fait plus recette semble-t-il. 
(mais je n'ai pas vu que les élites s'en sortent beaucoup mieux que le reste de la population)

La cohérence fait sens mais c'est l'extérieur qui donne sens. 
(il n'y a pas un sens extérieur qui soit supérieur, comme le formule si mal Mr Bénéton).
2 / Cette analyse s'applique-t-elle uniquement à l'Occident ? Ou bien s'applique-t-elle seulement à certains pays occidentaux (dont la France) ?

Ce me semble particulièrement s'adapter à l'Occident oui, dans la mesure où l'individualisme y fait rage. Les autres cultures et civilisations sont bien plus dans le "vivre ensemble" et la famille pour se prendre autant au sérieux que les occidentaux. Enfin pour l'instant...
3 / Ce processus, tel que décrit par l'auteur, est-il irréversible ?

Tout est irréversible, ce qui n'empêche pas les choses de poursuivre leur cours (...)
4 / Les forums, "philosophiques" ou non, sont-ils épargnés par l'opinion ?

Bien sûr que non. Mais on entend ça et là que certains semblent plutôt touchés par le fléau de l'élitisme, et que ce serait ce qui les plonge dans ce coma autiste. Tout ça est bien délicat à débattre.
5 / Les années 1960 constituent-elles vraiment le moment de basculement, d'après vous ? N'est-il pas antérieur ?

Quelque chose semble bien avoir basculé à cette époque, mais pas comme on nous le raconte.
On entend partout la droite dire que tout est de la faute des années soixante. Mais on est en droit de s'interroger pour savoir si la faute, ce n'est pas plutôt de n'avoir rien compris et aussi tenu aucun compte de ce que disaient les gens à cette époque, d'avoir fait en somme comme si rien ne s'était passé.
Ensuite, on a commencé à jouer avec l'opinion publique. On lui avait toujours raconté des salades mais là le contenu a changé : au discours paternaliste à l'identique depuis des siècles s'est substitué la plus détestable récupération des idées, la tricherie qui consiste à faire semblant de prendre en compte les désirs populaires et en profiter pour manipuler l'opinion. Sauf que les gens ne sont pas si bêtes et s'en sont aperçu... et depuis tout le monde oscille entre cynisme et méfiance envers la classe politique.
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