Les Fers de l'opinion de Philippe Bénéton, PUF, "Behemoth", 2000.
[Vous devez être inscrit et connecté pour voir cette image]
Pourquoi étudier cet ouvrage ? D'une part, il sert de fondement, sinon de support, à l'éditorial du forum : [Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien] . D'autre part, l'universitaire français Philippe Bénéton (surtout connu pour avoir publié Le fléau du bien en 1983) s'adonne à une analyse de l'opinion - concernant notre époque - en mettant au jour sa logique, ses ressorts et ses conséquences dans ce petit opuscule d'inspiration tocquevillienne intitulé Les fers de l'opinion.
Qu'est-ce que l'opinion ?
Bénéton lie opinion et égalité. Il distingue l'égalité substantielle (correspondant à l'égalité de droit) de l'égalité par défaut (correspondant à l'égalité de nature) :
Les années 1960 voient l'essor de l'égalité par défaut :
L'opinant ne peut pas ne pas s'appuyer sur d'autres opinants (p.17). En conséquence, le relativisme dogmatique s'épanouit : il n'existe plus de "vérité", seulement des préférences.
Pourquoi ce relativisme est-il "dogmatique" ? Il s'agit, au demeurant, d'un ersatz de relativisme :
Par voie de conséquence, l'opinion constitue une nouvelle morale. Les bons sentiments prospèrent quand la pensée se flétrit :
L'opinion aurait pour corollaires, et l'homogénéisation, et l'absence de transcendance :
Enfin, l'opinion, d'après l'auteur, aurait pour conséquence ultime de tracer la frontière entre les "innocents" d'un côté et les "coupables" de l'autre :
Je vous soumets ces questions en vue de fournir un cadre à cette discussion :
1 / Ce diagnostic vous semble-t-il contestable, voire erroné ? Et si oui, pourquoi ?
2 / Cette analyse s'applique-t-elle uniquement à l'Occident ? Ou bien s'applique-t-elle seulement à certains pays occidentaux (dont la France) ?
3 / Ce processus, tel que décrit par l'auteur, est-il irréversible ?
4 / Les forums, "philosophiques" ou non, sont-ils épargnés par l'opinion ?
5 / Les années 1960 constituent-elles vraiment le moment de basculement, d'après vous ? N'est-il pas antérieur ?
P.S. : veuillez me contacter par l'intermédiaire de la messagerie privée si vous souhaitez vous procurer cet essai.
Dernière édition par Kthun le Sam 7 Mar 2015 - 12:20, édité 4 fois
Philippe Bénéton, p. 3 a écrit:[...] dans les sociétés occidentales, un ou des malins génies ont travaillé et travaillent avec succès à baliser les chemins de la pensée. Cette proposition est-elle juste ? Si elle l'est, comment agissent ce ou ces malins génies ? Ont-ils un nom, sont-ils impersonnels ?
[Vous devez être inscrit et connecté pour voir cette image]
Pourquoi étudier cet ouvrage ? D'une part, il sert de fondement, sinon de support, à l'éditorial du forum : [Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien] . D'autre part, l'universitaire français Philippe Bénéton (surtout connu pour avoir publié Le fléau du bien en 1983) s'adonne à une analyse de l'opinion - concernant notre époque - en mettant au jour sa logique, ses ressorts et ses conséquences dans ce petit opuscule d'inspiration tocquevillienne intitulé Les fers de l'opinion.
Qu'est-ce que l'opinion ?
Bénéton, p. 13 a écrit:Le fait psychologique premier est donc, semble-t-il, un refus, le refus de toute influence particulière. Ce refus est fondé sur un principe qui a ses exigences : chacun est tenu d'opiner. L'égalité par défaut implique le devoir d'opinion. La liberté s'inscrit dans une obligation, elle n'est pas celle d'opiner ou de ne pas opiner. Est-elle sur la bonne pente ? Qu'est-ce que l'opinion (à l'échelle de l'individu) ? Tel qu'il est entendu ici, le mot désigne une forme de jugement, une forme à part dont les caractéristiques résultent de ce qui précède. Le jugement d'opinion commence ainsi, que ces mots soient explicites ou sous-entendus : « Moi, je vous dis que... » La connaissance ne s'exprime pas de cette manière : « Moi, je vous dis que le triangle a telles propriétés. » Ni le témoignage : « Moi, je vous dis que je vois, je sais, je crois, je suis désabusée. » Le point d'ancrage de l'opinion n'est pas dans la réalité des choses qui commande au sujet connaissant, il n'est pas dans l'engagement du témoin qui rend compte de ce qui s'impose à lui, il est dans l'affirmation de soi vis-à-vis des autres.
Bénéton lie opinion et égalité. Il distingue l'égalité substantielle (correspondant à l'égalité de droit) de l'égalité par défaut (correspondant à l'égalité de nature) :
Bénéton, p. 8 a écrit:L'égalité substantielle dit que les hommes sont semblables par-delà leurs différences. L'égalité par défaut dit que les hommes sont semblables parce qu'il n'y a pas de différences significatives. Cette seconde idée de l'égalité s'est affirmée ou développée progressivement ou par à-coups au long de l'histoire moderne. Le nouveau ici tend à gommer l'ancien. Nul héritage mais des fondations nouvelles. Il s'ensuit que les deux versions modernes de l'égalité ne se distinguent pas par une seule question de mesure ou de degré. Ce sont deux interprétations séparées par une ligne de fracture : ou bien l'égalité s'appuie sur un donné qui contient du sens, ou bien elle s'appuie sur une liberté dépourvue de sens ; ou bien ma liberté se déploie dans le cadre de questions et d'exigences objectives qui définissent des « horizons de signification » (Charles Taylor), ou bien ma liberté signifie que je suis souverain au même titre que tout autre et que je suis pour moi-même le maître du sens. Voilà pour la distinction théorique. Vues de plus près, les choses se mêlent et se compliquent.
Les années 1960 voient l'essor de l'égalité par défaut :
Bénéton, p. 9 a écrit:Au long de cette évolution, il est possible de repérer un seuil ou un moment de basculement. Ce sont les années 1960. Notre monde entre alors dans une nouvelle période, qu'on peut appeler celle de la modernité tardive, où l'égalité substantielle agit toujours mais où l'égalité par défaut donne de plus en plus le ton. Jusque-là, semble-t-il, la logique dominante avait été celle de l'égalité substantielle, c'est-à-dire celle-ci : l'élargissement et l'enracinement de l'égalité de droit, le progrès de la conscience de l'universalité humaine, l'affirmation des droits de la conscience, tout cela demeurait dans le cadre d'un horizon de signification hérité de l'humanisme classique-chrétien. L'humain a un contenu qui fixe des limites et des orientations ou des modèles. Il y a des choses que celui qui se respecte ne fait pas. L'idée d'une liberté sans rivages et d'une égalité par défaut n'avait guère pénétré la conscience commune. Elle était vivante et influente certes, mais dans d'autres sphères, les milieux intellectuels et apparentés. Le monde des années 1950 est bien loin du nôtre. Entre-temps, il s'est passé ceci : l'idée d'égale autonomie ou de souveraineté de l'individu a été de plus en plus prise au sérieux par la conscience ordinaire. De lui-même ou sous influence, le common man a été de plus en plus tenté de penser ou de réagir ainsi : aucun chemin n'est balisé, nul n'est plus éclairé que moi, je détermine moi-même ce qui donne du sens, mon jugement vaut celui de tout autre. La logique de l'opinion suit.
L'opinant ne peut pas ne pas s'appuyer sur d'autres opinants (p.17). En conséquence, le relativisme dogmatique s'épanouit : il n'existe plus de "vérité", seulement des préférences.
Bénéton, p.18 a écrit:La logique relativiste est sans mystère, elle se déroule en quelque sorte à ciel ouvert : dès lors que chaque opinion est considérée comme l'égale des autres, ce qui dépend de l'opinion gagne, progresse, s'étend, au détriment de ce qui n'en dépend pas. L'opinion tend à se substituer à la « vérité ». Quelle vérité ? dit l'opinant, la vôtre n'est pas la mienne et la mienne vaut la vôtre. L'égalité radicale conduit à penser en ces termes : il est inconvenant de soutenir qu'il y a des niveaux de la réflexion et de l'expérience humaines, qu'il y a des expériences sérieuses et des expériences frivoles, que tous les arguments ne se valent pas ou que la raison pratique n'est pas démunie, bref que l'opinion n'est pas la règle des questions vitales. Le principe est que nul n'a davantage accès à la vérité qu'autrui, la conséquence qui se déploie progressivement est qu'il n'y a pas de vérité mais seulement des préférences. L'idée d'un sens extérieur et supérieur porte atteinte à l'égalité. L'opinant s'affirme de plus en plus comme le maître du sens.
Pourquoi ce relativisme est-il "dogmatique" ? Il s'agit, au demeurant, d'un ersatz de relativisme :
Bénéton, p.20 a écrit:Le relativisme s'arrête au principe d'égalité qui le fonde et à tout ce qui s'ensuit. Si tel n'était pas le cas, notre temps ne pourrait dire : les droits de l'homme sont un bien ou la discrimination est un mal. Si chacun avait sa vérité, le doctrinaire raciste et le tyran sanguinaire auraient les leurs. La règle est donc la suivante : les opinions se valent sauf celles qui ne valent pas parce qu'elles offensent l'égalité par défaut. La conséquence est celle-ci : plus s'étend ce relativisme (sous tutelle) des opinions, plus s'étend le dogmatisme des opinions. Voici un exemple. L'opinant dit : « La culture doit désormais être comprise avec ouverture et tolérance. A chacun ses choix. La vieille distinction entre genre noble et genre mineur est dépassée et discriminatoire. La bande dessinée relève de la culture au même titre que la tragédie. » Son interlocuteur est un relativiste conséquent, il réplique : « Votre point de vue est tout à fait légitime à une réserve près : le point de vue contraire est également légitime, au nom même des principes relativistes dont vous vous réclamez. Vous ne pouvez sans vous contredire affirmer que les choix se valent et que la distinction traditionnelle est périmée. » Comme l'examinateur de tout à l'heure, cet interlocuteur a la logique pour lui, mais contre lui toute la force du principe contemporain d'égalité. La proposition qui relativise au nom de l'égalité échappe au relativisme, elle est posée comme un dogme : il est inconvenant de penser que la bande dessinée est un art mineur.
Bénéton, p.21 a écrit:La logique de l'opinion apparaît ainsi comme un mécanisme à double détente. D'un côté (versant relativiste), elle tend à neutraliser les distinctions intellectuelles et morales traditionnelles : telle conduite, c'est son affaire ; telle discipline, elle vaut les autres, telles cultures, elles sont égales... Corrélativement (versant dogmatique), elle définit de nouvelles règles : quiconque parle autrement manque de tolérance ou manque à l'égalité. Le processus fonctionne comme une machine à trier les jugements autorisés et les jugements non autorisés. La pente de l'opinion ne conduit pas à l'abolition de la morale mais à sa redéfinition. De quelle manière ? Dans le monde dont nous avons hérité, le mal prend mille formes et taraude le cœur de chacun. Dans le nouveau monde moral, le mal est clairement circonscrit, il se resserre, il s'incarne tout entier dans les propos et les attitudes qui blessent l'égalité, la démocratie, les droits de l'homme entendus dans leur version contemporaine ou radicale. Plus particulièrement, il s'incarne dans les mots et les actes convaincus à tort ou à raison de racisme, de sexisme, d'élitisme, d' « homophobie ».
Par voie de conséquence, l'opinion constitue une nouvelle morale. Les bons sentiments prospèrent quand la pensée se flétrit :
Bénéton, p.24 a écrit:Le débat des idées sous sa forme classique a pour principe d'opposer des raisons à des raisons. Le rapport entre les idées ne se confond pas avec le rapport entre les personnes (même s'il y a des liens). Le théorème de Pythagore n'est pas tolérant, il lui suffit d'être vrai. Ce n'est pas parce que Pascal était plus attaché que le Père Noël à l'égalité ou aux droits de l'homme qu'il avait raison contre lui dans la querelle sur le vide. La doctrine communiste se targuait d'idées généreuses, à en juger par les résultats, elles n'étaient pas justes pour autant. Le débat rationnel a son ordre propre où les intentions ne tranchent pas. Les vertus intellectuelles comptent mais elles ne sont pas des raisons, elles sont au service de la recherche des justes raisons. Mais à mesure que les nouvelles vertus morales empiètent sur les vertus intellectuelles, le débat change de nature et donne à l'une des parties un avantage décisif : l'opinion a la morale, c'est-à-dire la nouvelle morale, de son côté, elle est à l'abri du soupçon quand le jugement adverse est aisément suspect. Le moralisme oppose les bonnes et les mauvaises intentions, il n'est pas tenu de réfuter les objections, il les disqualifie. Par là, il pèse sur les consciences, il exerce un pouvoir de persuasion : il faut se mettre en règle. Il pèse aussi sur la liberté de parole en exerçant un pouvoir d'intimidation (davantage sans aucun doute en public qu'en privé) : pour ne pas s'exposer, mieux vaut se taire. Quelle est la part de la persuasion, quelle est celle de l'intimidation ? Il est difficile de répondre. Il reste que la moralisation de l'opinion contribue sans doute beaucoup à sa puissance d'entraînement. Les effets se conjuguent avec ceux de la socialisation de l'opinion : la pensée se resserre. L'opinion ne s'interroge pas sur les principes qui la fondent et l'orientent. Face à l'égalité radicale, aux droits de l'homme, à la démocratie, l'esprit critique désarme.
L'opinion aurait pour corollaires, et l'homogénéisation, et l'absence de transcendance :
Bénéton, p.27 a écrit:[...] Tocqueville indique « ce qui fait pencher l'esprit des peuples démocratiques vers le panthéisme ». Ce sont les séductions de l'indifférenciation : le panthéisme abolit les différences entre les choses matérielles et immatérielles, la création et son créateur, il marque le triomphe de l'homogénéité. Dans un autre chapitre, celui consacré à la poésie « démocratique » (II, 1, chap. 17), Tocqueville suggère sans l'affirmer explicitement que l'esprit démocratique s'oriente vers la religion de l'humanité. Dans le monde de l'égalité, les hommes au détail sont disposés à vouer un culte à l'humanité prise comme un tout (je reviendrai sur ce point). Dans notre monde contemporain, il ne semble pas difficile de trouver des répondants. D'un côté, des sectes et l'écologie radicale (deep ecology) qui penchent vers le panthéisme, de l'autre la tendance à la sacralisation du progrès de l'humanité, dans tous les cas la mise à bas de la structure hiérarchique du monde.
Enfin, l'opinion, d'après l'auteur, aurait pour conséquence ultime de tracer la frontière entre les "innocents" d'un côté et les "coupables" de l'autre :
Bénéton, p.31 a écrit:Dans un monde soumis de part en part à la volonté humaine, le mal implique un méchant. A côté de l'humanité intégralement innocente, il y a nécessairement des hommes intégralement coupables. Ces méchants, qui sont-ils ? La nouvelle morale pointe dans leur direction : ce sont ceux qui refusent les nouveaux dogmes, ceux qui ont l'impudence de ne pas opiner. Le monde se scinde. La ligne de partage entre le bien et le mal oppose deux types d'hommes. La révolte contre la condition humaine conduit à la division morale du monde et au mécanisme du bouc émissaire. Au terme du chemin qui part de l'affirmation de l'égale autonomie, règnent les préjugés et la contrainte.
Je vous soumets ces questions en vue de fournir un cadre à cette discussion :
1 / Ce diagnostic vous semble-t-il contestable, voire erroné ? Et si oui, pourquoi ?
2 / Cette analyse s'applique-t-elle uniquement à l'Occident ? Ou bien s'applique-t-elle seulement à certains pays occidentaux (dont la France) ?
3 / Ce processus, tel que décrit par l'auteur, est-il irréversible ?
4 / Les forums, "philosophiques" ou non, sont-ils épargnés par l'opinion ?
5 / Les années 1960 constituent-elles vraiment le moment de basculement, d'après vous ? N'est-il pas antérieur ?
P.S. : veuillez me contacter par l'intermédiaire de la messagerie privée si vous souhaitez vous procurer cet essai.
Dernière édition par Kthun le Sam 7 Mar 2015 - 12:20, édité 4 fois